Béatrice Hibou : la bureaucratisation néo-libérale

Béatrice Hibou est chercheuse au CNRS, auteure d’un ouvrage intitulé « La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale ». Le dimanche 10 novembre 2013, elle nous a exposé ses idées sur les normes dans le cadre du démarrage de notre chantier de l’année.

« J’ai une double formation en économie et sciences politique, ma recherche est de comprendre le politique à travers l’économique. “La bureaucratisation à l’ère néolibérale” est un double ouvrage : un livre personnel,  puis un livre collectif, mais c’est le même projet.

Ce projet est assez atypique par rapport à ma recherche puisqu’il se base avant tout sur des réflexions théoriques pour comprendre notre quotidien, à commencer par le mien. Habituellement, je travaille en faisant du terrain sur des sociétés étrangères. J’ai travaillé pendant 10 ans sur l’Afrique subsaharienne et depuis 20 ans, je travaille sur le Maghreb et l’Europe du Sud. Avec toujours la préoccupation de comprendre les transformations politiques, les transformations de l’État et de l’exercice du pouvoir, de la domination à travers des situations concrètes.

• La transformation de l’État, avec l’un de mes ouvrages intitulé “La privatisation des États”. Ou comment, dans le néolibéralisme actuel, les façons d’intervenir, notamment dans l’économie, se transforment. Contrairement aux thèses sur les défaillances ou l’impuissance de l’État (par rapport aux firmes multinationales, aux marchés, aux grands acteurs privés), j’ai essayé de montrer qu’il y avait une transformation des façons d’être, d’agir et d’intervenir de l’État et que l’impression de  disparition provenait d’une lecture très normative de l’État. Autrement dit, il n’y a pas que la forme d’intervention de l’État directe, continue, passant par un appareil administratif fort. L’État peut intervenir de manière indirecte et privée, en passant par le truchement d’intermédiaires, qui peuvent être notamment des acteurs privés : des entreprises avec les partenariats publics/privés, des associations, des notables… L’État se “décharge” de ses fonctions non régaliennes, mais aussi de fonctions régaliennes. En employant le mot “décharger”, j’ai repris un terme de Max Weber, qu’il avait utilisé pour caractériser le fonctionnement de l’État féodal. Contrairement à l’idée qu’on s’en fait, comme le théoricien de l’État légal-rationnel, bureaucratique, quand on lit l’ensemble de ses travaux, on se rend compte qu’il a travaillé sur des formes d’État très différentes, selon différents moments historiques. Ses travaux sur l’histoire économique montrent que, dans la période féodale, l’État était bien là mais prenait une autre forme, et notamment qu’il se “déchargeait” sur d’autres acteurs pour exercer son pouvoir. C’est ce qu’on voyait aussi dans l’Ancien régime avec les fermiers généraux qui achetaient leur charge et récoltaient les impôts de l’État et pour l’État.

Dans notre histoire française, on a l’idée que c’est l’État qui se charge de tout cela. Mais lorsqu’on regarde à travers le monde, mais aussi dans notre histoire française, on se rend compte que cette intervention de l’État correspond à une période très déterminée. C’est la fin du 19e siècle et le 20e siècle, jusque dans les années 1980, mais à l’aune de l’histoire, c’est une période très courte. Dans l’histoire longue, ces fonctions, y compris la sécurité, la justice ou les impôts, pouvaient être réalisées par des acteurs sur lesquels l’État se déchargeait. Pour les impôts par exemple, l’État avait besoin d’une somme, il vendait la charge de l’impôt à des riches, commerçants, banquiers ou aristocrates. À charge pour ces personnes de récolter l’impôt et de reverser à l’État les sommes ou de se rembourser de l’achat de la charge. C’est pour cela que je dit, de façon ironique, que c’est une sorte de privatisation de l’État. Au lieu d’intervenir directement par les institutions publiques, l’État passe par ces formes déléguées.

Ensuite, en travaillant sur mes terrains, mais aussi dans ma vie quotidienne, je me suis rendue compte que parler de “privé” de façon trop large était problématique. Qu’est-ce que c’est, ce “privé” ? C’est tout un pan de mes recherches ultérieures sur les transformations de l’État à l’heure du néolibéralisme, sur lesquelles je vais revenir tout à l’heure.

• L’exercice de la domination. Ce sont mes terrains africains et maghrébins, et notamment à travers un livre que j’ai publié en 2006 “La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie”. J’essayais de comprendre sur quoi reposait le régime de Ben Ali. À l’époque, avant la révolution, on disait que la Tunisie était un miracle économique et une répression policière. Après dix années de recherches, j’ai constaté que ce n’était ni complètement l’un, ni complètement l’autre. Notamment, la répression policière ne touchait qu’un nombre extrêmement restreint de personnes. C’était les militants les plus engagés, notamment de Ennhada, le parti islamiste, et quelques opposants laïcs.

L’exercice de la domination passait par l’insertion des mécanismes de pouvoir dans les rouages sociaux et économiques quotidiens. L’exercice de la domination passait moins par l’appareil policier que par ces jeux au sein des programmes sociaux, dans les relations entre les entreprises ou les citoyens et l’administration, dans les relations de crédit et d’endettement, dans la relation fiscale. Le pouvoir jouait sur les dépendances mutuelles entre acteurs.

Par exemple, pour avoir accès aux programmes sociaux, il fallait être désigné comme “apte” par l’omda (le représentant le plus bas de l’administration, qui était aussi membre du parti unique). Tout le pays était quadrillé par des cellules du parti (au niveau professionnel et territorial) et par l’administration. Pour avoir accès aux programmes sociaux, il fallait que l’omda dise que tel ou tel était un “bon citoyen”, les “mauvais” évidemment en étant exclus. Et pour se faire bien voir, mieux valait adhérer au RCD, le parti de Ben Ali, participer à des réunions, aux journées de solidarité, être présent aux visites officielles de Ben Ali, etc. On retrouvait ce mécanisme aussi aux niveaux les plus élevés : pour les grands entrepreneurs, par exemple, il fallait montrer patte blanche, par exemple en adhérant au parti, en versant des sommes pour telle ou telle œuvre sociale, en répondant aux demandes du politique… Il fallait faire des gestes mais cela laissait aussi des marges de manœuvre, de jeu. On pouvait très bien donner et ne pas être d’accord, donner et être d’accord, ou donner être distant, sans vraiment prendre position. Cela dit, peu importait la signification qu’il donnait à l’acte de “donner”, cela alimentait, d’une certaine manière, le fonctionnement du politique. On peut être participant consciemment ou inconsciemment d’un système de domination. Tel est le cas du 26.26, le fonds institué par Ben Ali : les gens étaient obligés de donner, mais cette obligation ne passait pas par Ben Ali en personne bien sûr, ni même par les gouvernants, mais par les hiérarchies au sein du monde professionnel, par les sociabilités et les relations de voisinage. A travers cet exemple, je voulais montrer que la domination ne s’exerçait pas seulement, pas principalement d’en haut, par le haut, mais passait par les relations sociales les plus banales, les plus quotidiennes. C’est ce que dit La Boétie lorsqu’il parle de “servitude volontaire” : ce n’est pas le fait de se soumettre volontairement, mais le fait que “le tyran asservit les uns par les autres”. L’exercice de la domination passe par ces relations de dépendance mutuelle entre acteurs.

Les normes

C’est une réflexion sur notre propre société, sur nos conditions de travail et de vie en société quotidiennes, à commencer par les miennes. Étant chercheuse au CNRS, je suis extrêmement privilégiée, beaucoup moins touchée que d’autres par ce système de contraintes. Tout de même, je suis de plus en plus contrainte par la bureaucratie, des choses qui ne sont pas le cœur de mon métier. Mon métier est de faire de la recherche à travers du “terrain” (des entretiens, de l’observation participante, de la vie quotidienne pour mieux connaître les sociétés que j’analyse), de la recherche de documents, de la lecture, puis d’écrire. Mais ce travail est peu à peu “mangé” par ce que j’appelle un processus de bureaucratisation néolibérale, qui prend plusieurs formes.

La recherche de financements. Avant, les recherches étaient dans un système de financements publics. Mais comme les budgets alloués aux recherches diminuent, comme aussi “l’esprit du temps” veut que la recherche soit utile et qu’elle réponde aux besoins de l’économie, à la “demande sociale”, les chercheurs sont poussés à chercher des financements ailleurs, et notamment auprès des privés, via le fundraising. Cela prend du temps et cela contraint car, pour faire de la recherche de financement, il faut faire des projets qui doivent suivre certaines normes, certains formats, certaines rubriques, ceux du financeur potentiel : de l’entreprise, de l’organisation, de la fondation, de l’ONG, etc.

– L’évaluation. Auparavant, l’évaluation se faisait selon les canons de chaque discipline scientifique, de façon peu formalisée, à travers l’appréciation scientifique des écrits. Aujourd’hui, on est entré dans une ère de “fièvre de l’évaluation” comme certains l’ont dit, et on évalue tout. Surtout, on évalue de façon de plus en plus formalisée, normalisée. On évalue le “coût” d’un chercheur, d’un laboratoire ; on évalue les articles mais aussi la capacité à communiquer, à valoriser, à être visible ; on évalue ses propres travaux et les travaux de ses collègues ; on évalue les étudiants et les étudiants évaluent les professeurs ; on évalue les activités d’un laboratoire, les revues ; on évalue aussi les projets de colloque et de recherche, dont les communications sont évaluées, puis les actes et les publications. On pourrait continuer… Au nom de l’efficacité, cette évaluation est en outre de plus en plus quantitative. Comme c’est de l’argent public, l’évaluation sert à vérifier l’utilisation qui en est faite, à montrer que l’on ne “gâche” pas l’argent public. Cette évaluation se traduit par des rapports : je dois faire des rapports d’activités sur mes publications, sur ma valorisation de la recherche. Il faut remplir toute une série de formulaires.

En fait, vous pouvez passer votre vie à faire de la bureaucratie en perdant tout le sens de votre travail. Chacun réagit différemment face à cette bureaucratie. Mais de plus en plus, les gens se plaignent : “Je ne fais plus mon métier comme j’aimerais le faire, je perds le sens de mon métier, de la vie en société…”.

J’ai conceptualisé cela en terme de “bureaucratisation”.

Dans le discours néolibéral, en effet, l’un des messages principaux est de dire que la crise vient de la bureaucratie étatique, de la paperasserie de l’administration. Et c’est l’une des justifications de la promotion de la privatisation, des partenariats avec le privé, de la rationalité entrepreneuriale : le privé, exempt de bureaucratie, serait plus efficace car il n’a pas toute cette pesanteur de la fonction publique. Or, les contraintes nées notamment de réformes dites néolibérales (le New Public Management, l’exportation de la logique de l’entreprise en dehors du monde des entreprises…) se concrétisent, dans la vie quotidienne, par de plus de plus de bureaucratie, sous forme de rapports à remplir, de normes à suivre, de règles à respecter, de mise en nombre, en tableau, en graphiques, etc. Il y a là comme une contradiction entre une revendication à débureaucratiser et l’émergence d’une autre forme de bureaucratisation.

Quand on lit les travaux de Max Weber, l’un des penseurs de la bureaucratie, et quand on revient aux penseurs marxistes, on remarque qu’ils n’analysaient pas seulement la bureaucratie d’État mais aussi les processus de bureaucratisation dans la société toute entière. Max Weber parlait de “bureaucratie universelle” et analysait ce phénomène dans les grandes entreprises capitalistes, au sein des églises, des partis politiques, des associations. Il note : “Le capitalisme et la bureaucratie se sont rencontrés et ne se sont jamais quittés”. J’ai donc repris cette tradition intellectuelle, dépassé à la fois le langage courant (quand on dit “bureaucratie” dans la vie quotidienne, on pense tout de suite à l’administration étatique) et les analyses scientifiques dominantes des décennies plus récentes (qui, d’inspirations libérales, se sont principalement attardées sur la bureaucratie d’État pour la critiquer) pour comprendre la bureaucratie et le processus de bureaucratisation non comme une institution, un organisme, une entité, non comme un fonctionnement propre à l’État, mais comme l’expression d’un processus de rationalisation lié, entre autres, au capitalisme. Le processus de rationalisation cherche la calculabilité, la neutralité, l’objectivité, et il prend la forme de normes, de procédures, de règles, de la mise en nombre et dans le calcul.

Le néolibéralisme qui prétend combattre la bureaucratie d’État n’est-il pas en train d’en promouvoir une autre à travers des normes, des procédures, la quantification ?

Ces processus de rationalisation ne date pas d’aujourd’hui. C’est un processus qui accompagne le capitalisme. Ce qui fait la spécificité du monde actuel, c’est que les normes, les catégories qui deviennent dominantes, sont issues du monde de l’entreprise, du privé. Par exemple, quand on parle d’efficacité, elle peut être appréhendée de différentes manières. Ainsi, dans le secteur de la santé, à l’hôpital, on peut apprécier l’efficacité à travers la capacité à guérir un patient, comme on l’a fait pendant des années ; mais on peut aussi apprécier l’efficacité, comme on demande à le faire aujourd’hui, par le temps de présence des patients à l’hôpital ou par le coût d’un patient. Ce qui est nouveau, ce n’est pas l’importance de l’efficacité dans le raisonnement, mais la façon dont celle-ci est évaluée : à partir de techniques de quantification, dans une logique qui vient du secteur privé. C’est le cas avec le New Public Management : des pratiques du privé importées dans la fonction publique.

L’importation de la science de l’entreprise dans l’ensemble de la société (comme le révèle la diffusion du mot “gérer” dans la vie quotidienne, en dehors même du monde de l’entreprise et de la vie professionnelle, y compris dans les relations sociales les plus intimes) est un élément fondamental, parfois corrélé à la mise en concurrence, parfois à la logique du contrat (privé), parfois à la logique de l’organisation complexe. Les normes permettent d’être conformes aux règles de la gestion d’entreprise, de calcul de la rentabilité, de l’efficacité, d’évaluation des objectifs…

Normes au quotidien

Mais qu’invente t-on avec ces normes ? Quelles sont-elles au quotidien ? On a perçu l’aspect “contrainte”, “imposition”, mais ce n’est qu’une dimension. Quelle est la palette qui explique la diffusion de ces normes ? Il y a bien une dimension de domination/contrainte, née de la confrontation entre logique de métier et logique bureaucratique par exemple. Mais tout le monde est-il soumis à ces normes, à ces formalités ? Tout le monde les perçoit-il de la même manière ? Ne peut-on y échapper ? Et surtout comment expliquer que ces normes se soient ainsi diffusées, aient envahi nos vies ?

En posant ces questions, il n’est pas question de nier un constat partagé : que ces normes, ces règles, ces calculs, ces formalités vont parfois  à l’encontre des logiques de métier, on l’a dit ; et aussi que le respect de ces normes, règles, mises en nombre, formalités prennent du temps, beaucoup de temps. Cette dimension chronophage est fondamentale. Les procédures de reporting et d’audit dans le privé, tout comme celles de l’évaluation dans le public, tout cela prend du temps. La dimension de contrôle également : le contrôle ne passe plus forcément par un lien personnel hiérarchique (bien que celui-ci soit toujours aussi une réalité) mais par le respect de critères, de normes, et l’atteinte d’objectifs et de cibles définis par les indicateurs de performance.

La production de l’indifférence

Pour comprendre ce point, on peut prendre l’exemple des politiques migratoires : que se passe-t-il quand on réduit ces politiques à un chiffre dans le budget ? La politique actuelle peut se définir comme : “On ne veut plus d’immigration nouvelle, on ne veut plus de regroupements familiaux.” Mais cela serait encore trop bavard, trop éloquent. Alors, on dit, comme l’a montré un collègue, Albert Ogien : “La politique migratoire se résume à des objectifs comme : un programme annuel de performance, relatif au programme 303 (immigration et asile), dont l’action 3 (lutter contre l’immigration irrégulière) contient l’objectif 4 – renforcer la mobilisation des services de police dans la lutte contre l’immigration irrégulière – lequel est mesuré par 4 indicateurs de performance, dont le nombre de mesures de reconduite à la frontière (26 000 en 2009, objectif de 30 000 à l’horizon 2011).

Ce genre de réécriture d’une politique publique en termes de codage, qui passe par des indicateurs, des ratios, des abstractions, fait oublier ce que l’on est en train de faire, ce que la politique publique suivie signifie réellement : une indifférence par rapport à des hommes et des femmes qui fuient des conflits ou la misère, qui cherchent à mieux vivre, qui entendent retrouver leur famille, etc. On est dans un processus de production bureaucratique de l’indifférence. La domination néolibérale passe davantage encore par la production, de multiples manières, de l’indifférence que par le contrôle direct.

Ces normes, ces principes abstraits, ces codages et autres formalités sont souvent vécues, présentées comme extérieures, imposées. Or, si ces normes sont devenues dominantes, hégémoniques, c’est à travers un processus dans lequel nous sommes partie prenante. Il y a différentes logiques, il y a une série de normes qui sont alimentées par des demandes.

Demande de sécurité : à l’aéroport, dans les loisirs, le travail.

Demande de contrôle : dans la consommation, on demande à savoir ce qu’on mange. Contrôler la vie en société.

Principe de précaution : grippe aviaire, vache folle…

Etre rassuré, la demande de quiétude (les normes au travail, cela peut être ressenti comme une contrainte, mais en même temps, grâce à ces normes, on n’a pas à se demander tous les jours ce qu’on doit faire, on a une trame).

Demande de transparence : les revendications démocratiques ou participatives génèrent une série de nouvelles normes pour “rendre des comptes”, montrer ce qui est fait, pouvoir contrôler ses représentants, etc.

Cette diffusion des normes est donc aussi issue de revendications politiques et sociales, de la recherche de sécurité. Ca ne veut pas dire qu’on est dans un monde égalitaire pour autant et que l’on a tous le même pouvoir dans une société, que vous et moi sommes à pied d’égalité avec les dirigeants d’entreprise (qui mettent en place des normes techniques par exemple, ou des normes de management) ou avec des dirigeants publics (qui exigent, par des lois, que telle ou telle norme, critère, procédure soit respectée). Mais ce que je voudrais souligner, c’est que ce processus de normalisation n’est pas extérieur à la société, qu’il est alimenté et accepté, diffusé parce qu’il fait écho à des attentes, à des exigences, à des désirs au sein de la société. Et aussi que parfois, le processus de normalisation est alimenté par l’opposition à des normes. C’est l’exemple des normes bio, nées de l’opposition aux normes de la production industrielle.

L’exemple des normes Iso

Ce sont des normes sur la production, le management, la responsabilité sociale de l’entreprise… Quand on a une certification Iso, on a une certification sur un processus. Le respect des normes dites de qualité est considéré comme étant la qualité, alors même que ces normes ne disent rien de la qualité du produit, mais seulement du respect des procédures et de règles. En étant fondé sur un ensemble de procédures tout au long du processus de production (ou de management), tout peut être suivi, contrôlé. C’est la question de la traçabilité qui est fondamentale dans ce processus de bureaucratisation : cela permet de remonter à l’échelon ou à la personne responsable de la qualité ou de la non-qualité. Iso est une organisation internationale, composée d’acteurs publics et d’acteurs privés de différentes nationalités (institutions de normalisation nationales, organisations patronales, associations de consommateurs…).  Cela ne prend du poids que lorsque c’est reconnu par les instances publiques.

Aujourd’hui ce système de normes est devenu dominant. Mais à l’origine, il y avait plusieurs institutions, publiques et privées, qui se sont mises sur ce marché de la certification. Iso est devenu dominant parce qu’il a su se positionner par rapport aux autres producteurs de normes, dans des rapports de force nationaux mais aussi entre organismes, entre acteurs professionnels. Mais ce qu’il faut aussi noter, c’est que de telles normes sont devenues dominantes parce qu’elles ont rencontré des demandes en termes de qualité, de sécurité, de transparence, de responsabilité sociale de l’entreprise, etc. Elles ont pris de l’importance, non seulement parce qu’il y avait cette logique de marché (rationalisation industrielle, développement de la sous-traitance et de la division des processus de production demandant de la coordination, recherche de distinction et de segmentation des marchés), mais aussi des préoccupations liées à la qualité de la vie, à l’environnement, à la sécurité, à l’égalité de traitement… Par exemple, les normes Iso de responsabilité sociale de l’entreprise se sont imposées à partir du moment où il y a eu prise en compte et structuration de la société civile en termes de responsabilité sociale.

Contraintes incontournables

Ces normes, ces formalités sont également diffusées, et le processus de bureaucratisation alimenté par le fait qu’elles apparaissent souvent, dans la vie quotidienne, comme contraignantes certainement, mais finalement pas si néfastes, ou du moins incontournables et acceptables. Par exemple, pour arriver à son but, un avocat qui va défendre un demandeur d’asile va entrer dans la logique de la bureaucratisation néolibérale, de la procédure, de la norme. Il souhaite que la personne qu’il défend ait ses papiers. Et pour cela, face aux modalités de fonctionnement de la justice, de l’administration, etc. il sait qu’il ne faut pas que le demandeur d’asile raconte son histoire, les violences et douleurs qu’il a vécues, mais qu’il produise un certificat médical, qu’il fasse un récit (y compris en partie inventé, en tout cas, “normalisé”, et pas le “sien”, pas avec ses propres termes, mais avec les “bonnes” expressions) de façon à ce que ce dernier soit considéré comme crédible. Il va donc entrer dans cette logique de bureaucratisation avec un tout autre objectif : non pas parce qu’il veut consolider cette logique, parce qu’il y croit, mais parce qu’il sait que c’est en suivant cette logique qu’il peut arriver à son but. Mais il alimente et donne une légitimité à ce processus. Il n’adhère pas à ces normes qui peuvent aussi le contraindre (en termes de temps, en termes de conception de son travail, en termes moraux aussi…) mais, il sait que, s’il les respecte, elles vont lui permettre d’atteindre son objectif : que le demandeur d’asile ait ses papiers et son statut.

Dans d’autres cas, on peut critiquer ces normes, qui peuvent paraître chronophages, trop formelles, qui ne répondent pas vraiment à ce qu’exige son travail, mais on peut simultanément se dire que ces normes sont “mieux que rien”, ou mieux que ce qui existait avant. Par exemple, dans le monde universitaire, ces nouvelles règles et normes, ces procédures d’évaluation à n’en plus finir ont souvent, originellement, été conçues pour éviter le copinage, le clientélisme, le localisme… Avec cette idée que, c’est peut-être prenant, la paperasserie, mais on ne passe pas par le réseau.

L’importance de ces normes ne veut pas dire qu’elles s’imposent

On peut faire beaucoup de choses avec les normes, mais cela ne résume pas la vie en société aujourd’hui. La bureaucratisation aboutit à une certaine formalisation. Mais tout ne peut pas se résumer à ces formalités. La vie est fait autant de formalités que d’informalités. C’est l’exemple de l’infirmière à l’hôpital qui doit remplir une série de formulaires avant de commencer à soigner. Cette infirmière ne va pas forcément suivre tout ça. Il y a des infirmières qui se disent : “Je donne la priorité aux soins et je ne remplis que les papiers que j’estime importants”.

Conclusion

Penser les normes, c’est tout à la fois penser les contraintes, les contrôles, la production de l’indifférence. Penser les logiques, les comportements, les compréhensions qui alimentent les normes, les rendent acceptables. Penser ce que l’on fait de ces normes, comment on peut jouer avec elles. Penser aussi les limites des normes, comment elles ne résument pas à elles seules la vie en société et comment ces formalités sont indissociables d’informalités.

 

 

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