En 2006, dans le cadre de notre chantier « Les invisibles », nous avons rencontré Anne Rambach, auteure de « Les intellos précaires ».
Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Anne rambach et peut donc comporter des erreurs.
Le compte rendu
Anne Rambach écrit des livres, elle est auteur précaire.
L’idée d’écrire un livre sur le sujet – « Les intellos précaires » – a pour origine le besoin absolu d’argent survenu à la suite d’un livre refusé par un éditeur. Comptant sur l’édition de ce livre, Anne s’est trouvée sans le sou. Elle a, avec son compagnon, décidé d’écrire sur cette précarité et s’est rendue compte qu’elle concernait énormément de personnes autour d’eux. Le projet a été proposé à une maison d’édition: « cela n’intéressera pas car n’est concernée qu’une cinquantaine de personne sur Paris »… Après enquête il s’agit bien de milliers d’individus ! Trouver un éditeur n’a pas été chose facile.
Pour les auteurs il y a très peu d’aide – une assurance santé existe mais il n’y a pas d’allocations chômage. Certains écrivains s’en sortent très bien mais ce n’est pas la majorité. Un projet imagine de financer leur retraite par les prêts en bibliothèques… A Paris la moitié des RMIstes sont des intellectuels et des artistes.
Les écrivains ne sont pas salariés, ont de petits revenus et peinent à trouver de quoi se loger – elle-même (Anne Rambach) a mis 9 mois à trouver un appartement et « a eu de la chance car son propriétaire est très content de loger des écrivains »…
Au cours de leurs interviews, par rencontre ou par internet, ils se sont rapidement rendu compte que les intellectuels ne se considèrent pas comme précaires (il faut préciser ici que par intellectuels sont désignées les personnes – artistes, architectes, sociologues, écrivains, enseignants, etc – dont c’est le métier et qui sont employées comme tels). Ils vivent souvent avec 1000€ par mois. Dans les métiers du journalisme, les pigistes sont les précaires les plus courants. Ils travaillent à la commande et sont payés en salaire, mais on peut arrêter leur travail du jour au lendemain… Dans une maison d’édition, on peut compter jusqu’à 20 ou 30 stagiaires qui restent là 3 à 4 ans. Ce sont des correcteurs par exemple, ou ceux qui font les couvertures de livres. Dans l’enseignement supérieur, certains intervenants ne sont jamais déclarés. Le salaire passe par un professeur qui reverse sa partie à l’intervenant non officiel.
L’Etat est le plus gros des employeurs précaires. Il emploie au noir, et des clandestins. La législation du travail veut qu’on propose un CDD pas plus de 2 ou 3 fois de suite mais l’état n’a pas cette obligation.
Souvent, dans les milieux de la science, les chercheurs sont rémunérés en matériel – ordinateurs, livres, cartouches d’encre… – sans être déclarés. Ces pratiques sont totalement banalisées et viennent compenser des salaires bas. les Associations sont les plus mauvais payeurs, elles payent au noir alors que les patrons proposent un CDD. Elles fonctionnent avec le bénévolat ou avec des employés qui font des heures supplémentaires. Les associations humanitaires proposent des conditions inacceptables. Au sein du journal L’Equipe, une catégorie de personnes paye pour travailler car ils ont accès à tous les événements sportifs.
Portraits d’intellos précaires:
Les précarisés se considèrent coupables de leur situation: On les entend dire : « c’est de ma faute car j’avais le choix », ou : « moi j’ai fait un choix », ou : »je savais que ça allait être difficile mais je l’ai choisi ». Mais on pourrait dire autrement: « J’ai choisi mon métier mais pas les conditions dans lesquelles je le pratique » ! Des auteurs acceptent des conditions inadmissibles: « tu comprends je fais pas ça pour l’argent, j’aime écrire… » Dans la chaîne du livre il y a les auteurs, les correcteurs, les imprimeurs, les commerciaux … ils sont tous rémunérés au moins au SMIG. L’auteur est le seul qui accepte de faire son travail éventuellement sans être rémunéré.
Cette population d’intellectuels est plutôt heureuse car contente de ne pas être dans le monde du travail où se développent harcèlement, mépris, exploitation, et un paternalisme odieux. Contente de ne pas être assujettie à un emploi du temps imposé et d’être libre de choisir ses sujets (pour un journaliste par exemple). Il y a comme un sentiment d’euphorie dans cette liberté. Les intellos précaires ne cherchent pas de travail mieux rémunéré, par contre ils revendiquent une meilleure couverture sociale. N’étant pas de grands consommateurs ils vivent leur situation matérielle de façon moins douloureuse que d’autres précaires. Ils disent avoir des activités satisfaisantes (bibliothèque, spectacles, engagement, temps libre…) et qu’être mieux payé rime souvent avec avoir moins de temps. Ils revendiquent leur liberté de temps et d’espace. Ils sont porteurs de valeur dans un tout autre domaine que celui du travail et paradoxalement sont très soumis dans leur propre travail – sont prêts à se mobiliser pour des causes mais pour la leur !
Certains intellos sont contents de l’image de réussite qu’ils donnent et ne veulent surtout pas, ou réaliser qu’ils sont dans la précarité, ou ternir leur image aux yeux des autres. La première étape pour monter un mouvement serait de se percevoir comme précaire. Et puis la trouille des patrons fait qu’on préfère profiter du système, donc le fragiliser, plutôt que de les affronter (exemple, chez les intermittents, des déclarations de faux cachets pour toucher les assedic).
Un mouvement d’auteur a créé la Charte des 700 signataires. Parmi les engagements, il y a celui de ne pas accepter moins de 10% de droits d’auteur.
Quand Anne Rambach et son compagnon ont commencé de collecter des informations auprès d’intellos, ils ont rencontré des gens plutôt dans la culpabilité et l’isolement. Le livre a provoqué une prise de conscience et une identification plus collective. La plupart des gens n’avaient aucun lien avec un syndicat ou des associations d’auteurs. De nombreux pigistes sont venus collecter des infos concernant leurs droits et la légalité de leur travail.
Exemples de vie d’intellos précaires:
– Un architecte, pour être compétitif, est obligé de baisser ses tarifs. Résultat, il paye tous ses ouvriers au SMIG et lui-même quand il peut… autour de 1500 €.
– Les traducteurs de séries TV : dans ce secteur, le prix du travail a été divisé par 3 depuis 10 ans. Quand on les interroge sur leur salaire, ils répondent qu’ils sont rémunérés au tarif standard, mais on se rend compte que pour chacun le tarif standard est différent ! Les employeurs exploitent d’autant plus facilement cette population que, chacun travaillant seul de son côté, personne ne se rencontre et n’échange d’information.
– Les pigistes de la nouvelle presse ou de médias alternatifs (sympas, jeunes, de gauche), entrés là avec enthousiasme en acceptant des tarifs au ¼ du tarif syndical, ont mis des années à comprendre qu’ils étaient exploités, avec le sourire certes, avec une grande camaraderie, mais exploités ! Obligés souvent, pour compléter leur salaire, de travailler également dans des journaux plus connus, ils ont ordre de ne pas faire connaître cette nouvelle presse de peur de la concurrence ! Ces idées nouvelles ne peuvent donc émerger et les jeunes restent pigistes.
– Une femme-écrivain connue, beaucoup traduite à l’étranger, collectionne les prix. Ces derniers sont décernés lors de soirées fastueuses, elle est hébergée dans de grands hôtels où on vient la chercher en limousine, mais elle a très peu de revenus. Elle bénéficie d’une grande reconnaissance sociale mais n’a pas les revenus qui vont avec. Anne elle-même, lors d’une remise de prix littéraire à Monaco, était terrorisée car n’avait même pas de quoi se payer un petit-déjeuner dans l’hôtel de luxe où elle était logée. Maintenant lorsqu’elle est invitée à un colloque, au début de ses interventions, elle précise les conditions dans lesquelles elle n’est pas rémunérée ! Ca jette un froid. En fait ils sont payés en « tapis rouge ». Et le nombre de fois où une revue lui demande d’écrire un article sur une cause quelconque, sans rémunération car « c’est pour faire avancer la cause » !
– Un pigiste de Vogue touche 100€ par mois pour faire une chronique sur la mode. On lui dit : » tu es payé en prestige » – sur sa carte de visite est inscrit « Vogue », ce qui lui permet de démarcher ailleurs. Il est habillé gratuitement et mange dans les cocktails, mais est logé piteusement au milieu de cafards et mange des pâtes à tous les repas.
– Un sociologue est employé depuis 10 ans dans la même boîte, précaire. Son employeur lui annonce que la boîte n’a pas de sous, il sera payé plus tard ! Invité à New York pour un colloque, ses collègues sont défrayés de l’hôtel et des repas, car ils sont titulaires, lui a trouvé à se loger dans un hôtel pas cher parce-qu’en construction (10€ par jour) – sorte de squat ouvert et sans chauffage. Le matin il est épuisé pour faire sa communication mais est en costume cravate comme si de rien était.
– Un architecte est obligé de se faire des fausses fiches de paye pour trouver un logement.
Il y a heureusement quelques exemples de mouvements où un collectif a pu se mobiliser:
– 1000 maîtres-auxilliaires (qui sont les précaires de l’enseignement) ont vu leur contrat non renouvelé l’année dernière. Des grèves très dures ont abouti à la création de concours pour devenir titulaires.
– Des pigistes précaires de France 3 ont pu se mobiliser car ils étaient employés là depuis longtemps et se connaissaient. Ils ont créé une coordination.
On observe beaucoup de tricherie dans ces milieux précaires: fausses garanties, fausses fiches de salaire, on ne se déclare pas, on déclare de faux cambriolages pour toucher de l’argent, beaucoup volent leurs employeurs en cartouches d’encre et ramettes de papier… certains employeurs comptent même sur ces petits larcins car ça compense les faibles revenus… Et puis, on ne peut cotiser à un organisme de santé, c’est trop cher.
A la suite de ce travail les auteurs pensaient être contactés par des syndicats – avec lesquels ils étaient prêts à collaborer. Seule la CFDT (section culture) s’est manifestée mais pour leur signaler une erreur les concernant ! En discutant avec ce syndicat, Anne et son compagnons se sont rendu compte que ces derniers ne connaissaient rien à cette population qu’ils ne prennent d’ailleurs pas en charge. Les précaires souffrent de cette non culture syndicale et de cette jonction qui ne parvient pas à se faire.
Débat
– Au sein d’une entreprise, on comptait en moyenne 90% de salariés. Aujourd’hui quand une entreprise crée des emplois, ce sont des emplois précaires, ils sont désormais majoritaires. On observe que le pouvoir est aux mains d’une tranche d’âge embauchée il y a longtemps, donc avec des contrats corrects et bien plus avantageux.
– Le multi-travail est de plus en plus fréquent – ce sont des gens qui bossent pour un journal, sur le Web, et qui n’ont pas de statut précis.
Fab: Ce sentiment de ne pas se reconnaître précaire vient sans doute aussi du fait que les intellos se sentent appartenir à l’élite… Il y a comme un mépris des intellos pour les autres et une haine du populaire pour les intellos.
Clara: Qui décide pour qui qu’il est précaire ? La notion de précarité est très subjective. Elle interroge l’image que chacun a de lui-même
Réponse: Après lecture du livre, un rédacteur en chef (qui a un bon salaire et exploite plus ou moins lui aussi ses employés) est venu nous voir et nous a dit qu’il se reconnaissait tout à fait dans l’histoire du pigiste… En fait c’était son journal, qui pouvait s’arrêter du jour au lendemain, qu’il identifiait à ce pigiste !
Le prix du travail s’est effondrée depuis 10-20-30 ans. On ne peut plus voir venir et préparer sa retraite. Payer le loyer et manger sont les seuls soucis. Les gens ne connaissent pas le droit du travail – l’existence des tickets repas, le droit à la formation continue. Tout cela est lié au prix du travail. On parle toujours de statut mais pas du prix du travail…
MF: On a été lessivé par cette histoire d’individualisme où chacun se positionne comme dans une compétition. Ca a coupé tous les liens entre les gens et créé des situations désespérées. On est plus capables de lutter, on a tué notre capacité à lutter.
JP: Est-ce que les gens qui ont des emplois intellectuels font partie de la classe ouvrière ? Est-ce qu’un médecin ou un prof qui meurent de faim font partie de la classe des pauvres ? Les intermittents sont victimes du MEDEF qui promulgue la production culturelle.
Réponse: Exemple de l’architecte qui, parce-qu’il est en logement social, dit: « je m’accepte parmi les pauvres ».