Dans le cadre du chantier national « Le monde à l’envers », nous avons accueilli le dimanche 17 octobre Benoît Labbouz, enseignant-chercheur, qui est venu nous parler agriculture, environnement et alimentation.
Jusqu’en septembre 2021, j’étais enseignant et chercheur dans une école d’agronomie et je travaillais sur la protection de l’environnement.
J’essaye, à travers mon enseignement, d’expliquer comment et pourquoi l’agriculture fait beaucoup de dégâts sur l’environnement.
- Pour quelles raisons peut-on dire que l’agriculture va à l’envers ?
- Comment on en est arrivé là (les causes) ?
- Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour fonctionner autrement ?
1/ Pour quelles raisons peut-on dire que l’agriculture va à l’envers ?
– Ça ne va pas pour les agriculteurs
En France, il y a 400 000 exploitations agricoles (en 1960, c’était huit fois plus) pour environ 1 million de travailleurs. Plus de la moitié de ces travailleurs ne gagne pas d’argent (voire en perd) et a un salaire grâce aux aides de la société.
C’est une des professions dans laquelle il y a le plus de suicides.
Les plus grosses exploitations ont le plus d’aides. C’est ainsi que se sont créées les grandes cultures céréalières autour de Paris et plus au nord.
C’est une des professions les plus exposées au niveau de la santé à cause des produits phytosanitaires : en 1960, on ne parlait pas de la santé des agriculteurs. Quelques-uns seulement ont osé porter plainte contre les fabricants.
L’émission « Envoyé spécial » a révélé au grand public les cancers, les enfants qui naissent handicapés. Elle a notamment fait effectuer des prélèvements de cheveux d’enfants dans 4 écoles autour de Bordeaux pour les analyser. On a trouvé des traces de pesticides.
Les entreprises fabriquant les pesticides travaillaient à l’origine dans le secteur de la chimie. La fabrication des pesticides est pour elles une véritable manne financière.
– Ça ne va pas pour les consommateurs
Cette agriculture coûte très cher à la collectivité, produit des aliments de moins bonne qualité (valeur nutritionnelle pauvre), qui ont moins de goût, et qui sont responsables, avec les aliments transformés et « ultra-transformés », de maladies comme le diabète, l’obésité…
La grande distribution (Charal, Carrefour, Lactalis, Danone, etc.) profite indirectement des aides puisque, grâce à elles, ces enseignes achètent à faibles prix aux agriculteurs, et peuvent donc faire une marge importante en vendant des aliments.
– Ҫa ne va pas pour l’environnement
Un tiers des oiseaux des champs a disparu. Les insectes mourant à cause des pesticides, certaines espèces d’oiseaux n’ont plus de nourriture. L’agriculture intensive a détruit les haies, les arbres et les mares qui sont leurs lieux de vie. Il faut dire qu’en 1970, afin de faciliter et de mieux rentabiliser l’exploitation de la terre, on a eu l’idée du remembrement. L’État a financé les travaux pour enlever les haies et rendre les terrains plus plats, les parcelles plus grandes…
Avant, la Beauce et la Picardie étaient constituées de petites parcelles entourées de haies, de talus, où les animaux pouvaient vivre, trouver leur nourriture. Aujourd’hui, pour faciliter l’exploitation à grande échelle par les tracteurs, on a tout coupé. En 1960, il y avait 1 million de kms de haies, aujourd’hui seulement 500 000 kms. Seules certaines espèces peuvent survivre.
Depuis une dizaine d’années, des associations se battent et obtiennent des aides pour replanter des haies.
Autre exemple : pour rendre exploitables des terres, on a asséché des bocages (en bord de mer, dans les estuaires) aux dépens de la survie des espèces qui y vivaient, aux dépens aussi des oiseaux migrateurs qui font halte dans ces zones humides. En 40 ans, on a tout asséché, le ministère ayant aidé les agriculteurs à drainer l’eau (avec notamment la mise en place de tuyaux sous la terre) pour l’amener ailleurs.
En France, il y a une dizaine de parcs nationaux où la faune et la flore sont protégées (pas le droit de camper, de cueillir des champignons, des fleurs, de chasser…) mais, pour les terres voisines, tout est permis. Exemple : la Beauce où il y a un silence incroyable, très peu d’animaux pouvant y vivre.
Les insectes également ont quasiment disparu. Exemple de la voiture où désormais très peu d’entre eux viennent s’écraser sur le pare-brise ou la plaque d’immatriculation après un long voyage de nuit.
La nature qui disparaît, c’est plus dramatique encore que le réchauffement climatique.
2/ Comment en est-on arrivé∙e∙s là ? Les causes de l’apparition de cette agriculture intensive
Au sortir de la guerre, en 1950, il faut nourrir la population française, des accords sont passés entre le ministère de l’Agriculture et les paysans. À l’époque, ils sont 3 millions d’hommes et de femmes, chaque famille possède quelques vaches, 1 cochon, 1 potager, quelques céréales et quelques poules. À l’époque, alors qu’en ville la qualité de vie s’améliore, dans les campagnes il n’y a pas encore l’électricité, l’eau courante et pas les appareils ménagers désormais courants à la ville.
Le dealc’est : produisez plus, en contrepartie on vous donne de la modernité et on co-gère. Résultat, le niveau de vie des paysans et la production s’améliorent.
Exemple d’aides :
– prêts à taux zéro pour l’achat d’un tracteur ;
– l’État débarrasse les champs des haies pour faciliter l’exploitation ;
– l’État propose des formations et accompagne les agriculteurs.
En quelques années, le nombre de fermes (3 millions) chute de moitié, et grâce aux tracteurs, on a moins besoin de bras. Résultat : de la main d’œuvre est libérée pour travailler dans les entreprises et usines des villes, l’exode rural commence. Certains se battent pour préserver une agriculture paysanne mais beaucoup sont attirés par la modernité.
Ce dealentre l’État et une grande partie de la profession s’effectue avec le soutien de syndicats agricoles, notamment la JAC (jeunesse agricole chrétienne) qui incite les jeunes à aller vers cette modernité. Ce n’est donc pas sur les « vieux » agriculteurs que l’État s’appuie, mais bien sur les « jeunes ».
Pour avoir une idée de l’amélioration incroyable de la production, prenons l’exemple d’un producteur de blé.
En 1960, un producteur de blé est capable de cultiver 1 hectare, et il y produit 1 tonne de blé.
Aujourd’hui, un producteur de blé est 2000 fois plus productif : il est capable de cultiver 200 hectares et produit 10 tonnes de blé sur chaque hectare.
L’objectif visé à travers ce dealentre l’État et la profession est de nourrir la population, mais le prix payé par l’environnement et la santé est très fort.
La cogestion de cette politique s’effectue avec la FNSEA (qui promeut ce modèle de l’agriculture intensive). Jusqu’à présent le ministre de l’Agriculture est nommé avec l’accord du président de la FNSEA (ce dernier fait d’ailleurs partie des invités de la fameuse « Garden party » annuelle dans les jardins de l’Elysée). C’est le seul corps de métier qui officiellement participe au choix de son ministre.
Cette politique a aussi très bien fonctionné parce le ministère de l’Agriculture gère la sécurité sociale des agriculteurs, l’enseignement (lycées agricoles), les écoles supérieures et les labos de recherche. Les agriculteurs ont également leur banque, le Crédit Agricole.
À l’époque, cela pouvait se concevoir tant les agriculteurs étaient nombreux en France, mais il est étonnant et très significatif, vu leur nombre aujourd’hui, que toutes ces fonctions dépendent encore du même ministère.
Depuis 1962, les aides sont décidées par la PAC (Politique agricole commune). À l’époque, la France, l’Allemagne, le Luxembourg, les Pays-Bas, la Belgique et l’Italie décident de créer un marché commun pour l’acier, le charbon, puis pour l’agriculture. L’idée est de produire à eux six suffisamment pour nourrir leur population.
– Les aides sont données en fonction de la production (grosse production = plus d’aides).
– Les aides garantissent un prix d’achat du blé, du lait, etc. Ainsi, les agriculteurs, quelle que soit leur production, savent qu’elle va être achetée à tel prix.
– Les aides garantissent des droits de douane (taxes très élevées) pour les produits (blé, maïs, lait…) provenant d’ailleurs. Résultat : la production explose en Europe.
À partir de 1980, on commence à se rendre compte que cette politique coûte très cher et qu’elle entraîne des excédents (le lait est jeté, par exemple) car les paysans, sachant que leur production sera de toutes façons payée, surproduisent.
En 1992, on décide de calculer les aides, non plus en fonction de la production mais en fonction de la taille de la ferme. Aujourd’hui, les plus grandes exploitations ont donc les plus gros revenus.
Mais il y a débat : certains pensent que cette gestion des aides nous mène dans le mur, qu’il faudrait diviser à part égale entre tous les agriculteurs ; d’autres qu’il faut rester dans la continuité des aides d’avant (grosses productions).
On décide aussi de supprimer le prix garanti pour l’achat du blé, du lait, etc.
Aux dernières élections professionnelles (2019), la FNSEA arrive en tête dans 91 départements (sur 96) tandis que la Confédération paysanne n’est élue dans aucun département. Il faut dire que c’est la FNSEA qui gère les Chambres d’agriculture où les agriculteurs viennent demander des conseils pour les aides. Elle crée donc une relation de proximité, et les agriculteurs sont tentés de voter pour elle.
Les agriculteurs sont pieds et mains liés dès qu’ils s’engagent dans ce système d’investissement qui les enchaîne pour trente ans.
Aujourd’hui, l’Europe donne 10 milliards d’euros à la France, dont 9 vont aux plus gros et seulement 1 milliard vers ceux qui replantent des haies, se reconvertissent en bio ou gardent des prairies pour les papillons, oiseaux, etc.
La nouvelle Commission européenne a proposé une stratégie alimentaire (et agricole) pour l’Union européenne qui s’appelle « De la ferme à la fourchette ». Ce document (plan d’action) propose de mettre en œuvre une politique alimentaire qui favoriserait une alimentation de qualité pour l’ensemble des Européen∙ne∙s. Mais cette stratégie est très discutée, car elle nécessiterait de modifier la politique agricole pour la co-construire avec la santé et le social, et la FNSEA (notamment) n’est pas d’accord. La proposition est en cours, les choses avancent à petits pas.
3/ Comment on pourrait fonctionner autrement ?
Lors d’une visite au Parlement de Bruxelles avec les étudiants, comme chaque année, nous rencontrons des lobbyistes, notamment de la FNSEA. Dans des locaux modernes, elle emploie une soixantaine de personnes, des traducteurs, et on est reçus avec petits gâteaux.
Côté Confédération paysanne, n’ayant qu’un petit bureau, sa seule représentante (qui est agricultrice et fait les allers-retours entre sa ferme et Strasbourg) nous rencontre à l’extérieur.
On se rend compte que sa capacité à changer les choses est très réduite comparée à celle la FNSEA.
– À leur échelle, les mairies et les collectivités territoriales tentent de bouger le système : elles créent des projets alimentaires territoriaux (manger sainement), informent, créent des ateliers de transformation (faire du fromage avec le lait) et aident les producteurs. Les cantines scolaires bénéficient de cette production aidée et transformée.
– Les AMAP sont des associations qui rapprochent les consommateurs du producteur. Le consommateur paye d’avance mais ne sait pas toujours ce qu’il va avoir dans son panier. Ce principe aide les agriculteurs qui sont hors du modèle. Les AMAP ne sont peut-être pas LA solution, car il faut avoir les moyens, le temps et savoir cuisiner avec ce qui est proposé.
– De plus en plus d’agriculteurs se fédèrent et construisent leur magasin pour vendre leurs produits en circuit court. Ainsi, les gros intermédiaires ne s’engraissent pas à leurs dépens.
Quelques points mentionnés suite à des questions du public
– En France, 70 % de la surface cultivée en céréales est consacrée à de l’alimentation pour les cochons, les poulets et les vaches, un peu pour les biocarburants.
Alors qu’environ 1 milliard de personnes souffrent de la faim dans le monde, des études montrent qu’on pourrait nourrir la planète avec une agriculture différente, mais pour cela il faudrait manger moins de viande et de meilleure qualité.
Pour 1 kg de viande, il faut 10 kgs de céréales. Si on mangeait moins de viande, on cultiverait moins pour les animaux et, à la place, on planterait des légumes, des fèves, du pois-chiche qui nourriraient tout le monde.
– À une époque, on mangeait de la viande une fois par semaine. Depuis 60 ans, on en mange beaucoup plus. Mais élever 200 vaches ou 20, ce n’est pas le même métier. Il faut être accompagné… et vouloir changer. Et puis le poids des industries alimentaires (intermédiaires) et des lobbyistes est énorme. Par exemple, Lactalis peut estimer que votre ferme est trop loin pour passer récupérer le lait. C’est Lactalis qui dit à quel prix il achète votre lait. La solution (et le problème) est d’arriver à vendre en direct.
– Les traités Tafta/Ceta riment avec libéralisation du marché. Ils ont un impact dévastateur car ils favorisent les très grandes exploitations. De plus, les contraintes sont bien moins importantes dans certains pays (pas d’obligation de préserver les haies, par exemple) et désavantagent les pays qui essayent de préserver l’environnement. Attac milite pour refermer notre marché afin de ne pas importer des produits moins chers parce que de mauvaise qualité.
– L’Autriche et la Suisse sont de bons exemples pour la protection de l’environnement et pour le bio. En Autriche, 20 % des exploitations sont en bio (en France, 9 %).
– L’alimentation devrait être un droit, comme l’accès à l’eau. Les pouvoirs publics ont un levier : prôner la sécurité sociale de l’alimentation. Des associations y travaillent. Au Brésil, Lula a été dans ce sens avec des bons alimentairespour que les plus pauvres mangent des produits de qualité (programme « Fome Zéro », c’est-à-dire « Faim Zéro »).
– L’agriculture pollue beaucoup les rivières et tue les poissons. Les fertilisants (azote) finissent dans les rivières et engraissent les algues vertes en aval, dans la mer.
– Au sud de la Loire, on est obligé maintenant d’arroser avec l’eau des rivières. On crée aussi des sortes de bassines, un joli mot pour ne pas dire « barrage », pour la stocker. Du coup la rivière n’a plus d’eau pour ses poissons et les autres organismes qui y vivent (plantes, petites bêtes, crustacés…). La manifestation à Sivens était pour empêcher la création d’un barrage, pour permettre aux agriculteurs d’arroser leur maïs qui est une plante qui a particulièrement besoin d’eau entre mai et août, exactement la période pendant laquelle il y a déjà le moins d’eau dans les rivières et le moins de pluie sur ce territoire.
– La PAC est revotée tous les six ans. Dernièrement un collectif qui s’appelle « Pour une autre PAC » a lancé une pétition pour proposer d’équilibrer la proportion 9/1 milliards, en 5/5 entre l’agriculture intensive et les autres formes d’agriculture (l’agriculture bio, par exemple) qui préservent l’environnement. Ce collectif n’a pas réussi à faire évoluer suffisamment la politique agricole, qui va continuer, au moins pour les six années à venir, à plus aider l’agriculture qui « va à l’envers » plutôt que celle qui va dans le bon sens !