Rencontres avec nos intervenants

[La Patrie] Marie Blandin : « L’appel à la République, c’est une injonction magique »

Le samedi 22 octobre, le groupe a reçu, dans le cadre du chantier sur la Patrie, Marie Blandin. Sénatrice, ancienne présidente (écologiste) du Conseil régional Nord-Pas-de-Calais, Marie était déjà intervenue à deux reprises dans des grands chantiers de la Cie. Voici les temps forts de son intervention et des échanges avec elle.

Nous avons reçu Marie Blandin à la Maison Pour Tous de Chevilly-Larue (94), où était « décentralisé » ce deuxième week-end du chantier sur la Patrie. Après avoir participé avec le groupe à un jeu et un chant, elle a abordé trois thèmes successifs, chacun d’eux étant suivi d’un temps d’échanges avec le groupe :

  • le Sénat, le fonctionnement de la République, la manière dont les lois sont votées, les pressions des lobbies, la reproduction des élites…
  • son rapport à la Patrie et à l’armée, ses prises de position pacifistes et internationalistes ;
  • le débat en France sur la laïcité…

 

Le Sénat, le fonctionnement de la République, le vote des lois 

Il y a deux manières différentes de faire arriver une loi en discussion : soit c’est à l’initiative du gouvernement (on parle de « projet de loi »), soit c’est à l’initiative de parlementaires (et c’est alors une « proposition de loi »).

Le Parlement comporte deux chambres : l’Assemblée nationale (577 députés) et le Sénat (348 sénateurs)

Il y a toujours au départ un texte de base, qui est ensuite soumis à des amendements.

Une première version est adoptée par l’Assemblée nationale, elle part ensuite au Sénat qui modifie(ajouts et suppressions) le texte, s’instaure alors un système de « navette » avec deux lectures dans chaque chambre. Si on n’est pas arrivés à un accord, on enferme sept députés et sept sénateurs, et ils doivent se mettre d’accord ! Si ça ne marche pas, on refait une navette. Et si ça ne marche pas encore, c’est l’Assemblée nationale qui a le dernier mot !

Les députés sont élus au suffrage universel et sont rattachés à un territoire, une « circonscription ». Les sénateurs, eux, ne sont pas élus par les citoyens, mais par des « grands électeurs » :

  • conseillers régionaux ;
  • conseillers départementaux ;
  • maires ;
  • conseillers municipaux.

Les sénateurs étant élus par des « notables », il est logique qu’on compte dans leurs rangs moins de jeunes ou de gens issus de l’immigration.

Dans les départements les plus peuplés, les sénateurs sont élus par un scrutin de liste avec parité hommes-femmes : j’ai été élue sur une liste dirigée par Pierre Mauroy (la droite, elle, avait préféré déposer quatre listes différentes pour être sûrs que ce serait les hommes têtes de listes qui seraient élus !).

Si un parti politique ne respecte pas la parité dans les résultats (et pas seulement sur les listes), il ne touche pas l’intégralité du financement public des partis politiques).

Si les sénateurs étaient élus au suffrage universel, cela ressemblerait trop à l’Assemblée nationale. Les juristes spécialistes de la démocratie disent que, s’il y a deux chambres, il ne faut pas que les parlementaires soient élus de la même façon dans les deux cas.

Le Sénat est censé représenter la France des collectivités locales : la « voix des territoires ».

Marie nous a ensuite donné des exemples de lettres et de mails qu’elle reçoit de la part d’industriels pour tenter de faire pression sur elle.

  • Les lobbies nous envoient des publicités pour défendre la publicité : la publicité, c’est de l’emploi ! Ils disent aux chefs d’entreprises de la région que, si, nous, les élus, on ne vote pas en faveur de la publicité, on sera tenus pour responsables de la fermeture éventuelle d’une entreprise !
  • Avant la COP de Buenos Aires, au moment de partir à l’aéroport, deux motards de la République m’apportent une lettre du PDG de Suez : « Utilisez tout votre pouvoir de conviction, en bonne Française, pour que les Argentins ne mettent pas Suez à la porte de l’Argentine ! »
  • Des fabricants de cigarettes envoient des amendements tout rédigés.
  • Il y aussi les invitations : visite privée au Musée d’Orsay avec champagne ; invitations au restaurant Laurent ; dégustation du Beaujolais au Sénat ; invitation de Veolia à L’Armada de Rouen ; British Tobacco et l’association des fumeurs de Havane invitent à un dîner dans les salons du Président du Sénat…
  • La Sacem, qui reverse de l’argent aux artistes quand on utilise leur musique, invite les sénateurs avec leurs conjoints plusieurs jours à Madagascar.
  • Et les colloques : le GNIS (Groupement national interprofessionnel des semences et plants) soutient un colloque « semence et société » ; le Collège de France a désormais une chaire financée par la Fondation Loréal (Madame Bettencourt) dont un prix « femmes et sciences » fut à une recherche sur les nanos matériaux.
  • J’ai travaillé sur ce que deviennent les téléphones portables usagés : Orange a refusé de venir alors que je souhaitais les auditionner. J’ai remis mon rapport il y a trois semaines… et je viens de recevoir une invitation à manger au restaurant Laurent avec le PDG d’Orange !

Il faut distinguer les compromissions, les compromis et les systèmes dans lesquels chacun peut être pris. Il y en a plein, des parlementaires, qui refusent comme moi les sollicitations. Beaucoup de mes collègues sont honnêtes et intègres…

Les échanges avec le groupe

Et la rémunération des sénateurs ?

Un parlementaire gagne 5 300 € nets par mois, dont une partie est reversée à son parti. Pour les maires, il y a une fourchette au sein de laquelle on dispose d’une certaine liberté. On ne peut pas cumuler au-delà de 8 500 €. Mais, en plus de sa rémunération, un parlementaire touche un budget pour pouvoir embaucher un ou des assistants parlementaires.

Est-ce qu’on essaye de remédier à ces dérives ?

Il y a parfois des coups de tonnerre, comme l’affaire Cahuzac qui a abouti à l’installation d’une haute autorité sur la transparence de la vie publique : on est désormais obligés de préciser quel est le salaire de son conjoint, la marque de sa voiture… bref de se déshabiller… alors que c’est juste un ministre qui a été pris la main dans le sac !

Qu’est-ce qui vous fait garder la foi malgré tout ?

Ce que j’appelle le « bilan silencieux » : tous ces gens qui bossent, qui ne font pas de bruit, mais qui ont réussi à faire avancer des choses.

J’ai enseigné avec des méthodes pédagogiques particulières. Lors de la loi Peillon, on a essayé de faire passer des logiques de coopération : c’est écrit dans la loi, c’est voté, il y a même eu le décret, ça avance tout doucement. En même temps, je découvre qu’on a lancé un nouveau logiciel, Pro-Note, qui remplace les « bulletins ». Pour évaluer « développer les savoirs et apprendre à travailler ensemble » ils ne retiennent que les savoirs. ça vient tout ruiner !

Autre exemple de ce qui a un peu progressé, les objecteurs de conscience : j’ai plein de copains qui ont fait de la prison pour ça. Et j’ai obtenu que les années de l’objection de conscience soient comptabilisées dans les trimestres pour la retraite : ce n’est pas grand chose, mais c’est déjà ça.

Dernier exemple, la loi sur la Recherche : sous les ministres de droite (Goulard puis Pécresse), c’était déjà une horreur. Avec la socialiste Geneviève Fiorasso, on attendait une loi de gauche… et elle continuait sur la voie de la privatisation de la recherche ! On a fait un pas de côté et rajouté tout un chapitre sur la science participative : on a ouvert les guichets, maintenant il faut que les gens s’en emparent.

Comment empêcher la reproduction des élites ?

Dans une démocratie comme la nôtre, on a les élus qu’on mérite : les citoyens ne se présentent pas et laissent la main aux politiciens.

Il faut avoir en tête que les primaires sacralisent les partis. Et qu’il y a un vrai discrédit des politiques : ils ont signé tellement de textes internationaux qui entérinent leur perte de pouvoir au profit du pouvoir économique qu’ils se retrouvent privés de marges de manœuvre. Ainsi, si le Tafta (accord de libre-échange entre l’Union européenne et les Etats-Unis) voyait le jour, Coca-Cola pourrait attaquer une collectivité locale qui subventionne une limonade bio et réclamer la même subvention pour lui et faire condamner par un tribunal de commerce, une Région ou même un Etat.

Ne faites-vous pas porter la responsabilité, une fois de plus, aux citoyens ?

Avec des Brésiliens de Salvador de Bahia, on a rédigé une charte de la démocratie participative dans le cadre des Assises du développement durable, à Lille : on y a écrit noir sur blanc que les animateurs de réunions ne peuvent être que les citoyens eux-mêmes ! Je continue à penser que c’est aux citoyens d’agir pour exiger des conditions correctes de participation.

 

La Nation, la patrie, l’armée, le pacifisme

En Allemand, Patrie se dit « Vaterland » (pays du père) ; en anglais, c’est le « motherland ». En France, on parle de « mère-Patrie », comme pour concilier le côté maternel et le côté paternel ! C’est vrai que c’est souvent aux femmes que l’on confie le rôle de transmission de la règle.

La Patrie, c’est lié à l’affection, au sacrifice.

La Nation, c’est plus structurel : cela désigne l’ensemble des citoyens qui ont envie d’adhérer aux mêmes règles, aux mêmes lois.

Mais le nationalisme a dévoyé cet attachement en en faisant la haine de l’autre.

Mon père est né à Bruxelles de parents français : pour la loi française, il était français ; pour la loi belge, il était belge ! Il pouvait choisir l’une ou l’autre : il a choisi la française pour ne pas rester un an de plus à avoir faim avant d’entrer à l’armée.

Quelque temps après être devenue enseignante, je me suis trouvée confrontée à des questions de l’administration : «  Qu’est-ce qui nous prouve que vous êtes française ? » Ca m’a explosé au visage d’un seul coup alors que je n’étais pas du tout politisée. Levy Escudero a connu la même mésaventure : devoir brutalement justifier d’une nationalité qu’on croyait acquise. Il m’a fallu retrouver le livret militaire de mon grand-père dans l’Allier ! J’étais très docile, mais, d’un coup, j’ai été complètement fragilisée.

Je me considère comme pacifiste, voire antimilitariste. J’ai même aidé beaucoup d’insoumis. Dans la loi sur l’Education, j’ai fait inscrire comme obligatoire la formation des enseignants aux techniques de résolution non-violente des conflits.

Les soldats de 1914-18 sont partis galvanisés par l’idée de mourir pour la Patrie.

Pendant un an après la guerre, c’était impossible de construire des monuments aux morts, car les familles venaient jeter des pierres en accusant l’Etat d’avoir mené leurs enfants à la boucherie. En France, une dizaine de villes et villages ont décidé d’écrire « non à la guerre » sur leurs monuments.

Le 30 mars 1992, je suis donc devenue présidente de la Région Nord-Pas-de-Calais. A l’automne, le préfet m’a appelée : « Où va-t-on le 11 novembre ? » Je lui ai dit que ce n’était pas possible pour moi d’accompagner des militaires qui me semblent toujours prêts à faire une prochaine guerre. Puis la presse m’a relancée : « Vous allez où, alors ? »

Je m’étais intéressée au tonnelier Barthas, qui vivait près de Perpignan, a été pris comme jeune combattant et emmené dans les tranchées en Artois. Il écrivait tout ce qu’il voyait dans un journal de bord. Il a écrit un livre, « Maudite soit la guerre », préfacé par Giono. Alors, ce 11 novembre 1992, je suis allée, avec Jean-Marie Müller et Cabu, lire des pages de son livre sur les tombes de Neuville… toutes les tombes, y compris les tombes allemandes. La Voix du Nord, apprenant cela, est allée interroger les anciens combattants : « C’est inimaginable, la honte de la France ! » Maurice Schumann, que j’apprécie pourtant, m’a sorti : « Vous avez sali la France… Nous quittons la salle ». L’UMP et le FN ont suivi, ainsi que le PS. Ils sont tous allés déposer des fleurs au monument aux morts…

Mon projet, c’était de construire un monument à la mémoire des fraternisés. Je voulais faire ce monument à Neuville. Mais quand le maire de Neuville a donné sa signature à Le Pen pour les présidentielles, je me suis dit que je ne pouvais pas le faire là !

La famille du tonnelier Barthas a alors pris contact avec moi pour me proposer d’être la marraine d’un monument à la mémoire des fraternisés à Peyriac Minervois qui s’appellerait « Maudite soit la guerre ». J’ai accepté… c’est la première et la seule fois où j’ai mis mon écharpe tricolore !

Ensuite, je suis devenue sénatrice, et j’ai contacté tous les présidents de la République successifs. Chirac a fait un discours sur les fraternisés : « Ce n’était pas des lâches ! ». Puis François Hollande a mis en place un comité de la commémoration du centenaire. Un historien a refusé de réhabiliter tous les fusillés car, parmi eux, il y avait aussi des violeurs… et c’était difficile de défendre tout le monde.

Avec le réalisateur de « Joyeux Noël », on a aussi sollicité la communauté urbaine d’Arras (Neuville est un village à côté d’Arras).

Cette bagarre a commencé en 1992, le monument de Neuville a été inauguré par François Hollande en 2015 : maintenant, les fraternisés ont leur monument, donc leur reconnaissance !

Le ministre de la décentralisation m’a proposé la légion d’honneur, puis Dominique Voynet, puis Lionel Jospin… j’ai toujours refusé. Pour justifier ce refus systématique, j’ai rédigé une lettre-type : j’y explique mon aversion pour les médailles et que Napoléon était un tyran, l’héritier de la Révolution qui a rétabli l’esclavage… Mais les Républicains ne jurent que par lui !

Les échanges avec le groupe

Quel est le rapport entre la Nation et le nationalisme ?

Il y a crispation lorsque la Nation dérive vers le nationalisme : une idée identitaire forgée sur une seule langue, une seule culture, une seule religion… voire une seule race pour ceux qui croient aux races ! C’est ce qui est arrivé dans les années 1930, et c’est ce qui ressurgit aujourd’hui.

Quand les attentats sont arrivés, tous les détenteurs d’un pouvoir ont dit : « Il faut faire quelque chose ». Même Najat Vallaud-Belkacem… comme si l’école portait une responsabilité dans ce qui arrive !

Ce qui a été promu dans les discours post-attentats, ce n’est pas l’altérité, la diversité, l’ouverture, la tolérance… mais « la République », comme un aimant susceptible d’attirer tout le monde. Dans le contexte tétanisé de la France, l’appel à la République, c’est une injonction magique. Alors qu’il faudrait plutôt travailler sur les raisons qui amènent certains jeunes à penser que c’est bien fait pour nous ce que nous font subir les djihadistes.

Avec l’état d’urgence, il y a des choses irréversibles sur lesquelles on ne pourra pas revenir : le viol de la vie privée au profit des enquêtes des services secrets, la géolocalisation permanente, la surveillance des mails légalisée, les forces de l’ordre remerciées et acclamées…

Face à cette situation, à ces dérives, on n’a entendu aucun discours d’une certaine hauteur. Il faut vraiment changer de discours, donc de logique politique.

Vous demandez que l’on change les paroles de La Marseillaise ?

Il y a cette fameuse phrase : « Qu’un sang impur abreuve nos sillons ». Bien sûr, il faut savoir que ce qu’évoque cette phrase, ce n’est pas le sang des autres, des barbares, mais celui des révolutionnaires eux-mêmes qui n’étaient pas de sang royal ! Graeme Allwright a fait des paroles alternatives de la Marseillaise. En tant que présidente de la commission Culture du Sénat, on a visité toutes les capitales européennes de la culture. A Marseille, Gaudin nous a fait visiter le Musée de la Marseillaise : il y a plein de marseillaises « alternatives », dont celle de Gainsbourg, mais pas celle de Graeme Allwright.

Aujourd’hui, ce n’est plus possible de défendre cette idée d’autres paroles : on vous considère immédiatement comme si vous apparteniez au djihad !

Pendant la discussion parlementaire sur la loi Peillon, en tant que présidente de la commission Culture du Sénat, je me suis contentée de dire : « Vous dites qu’il faut apprendre les paroles de la Marseillaise… J’approuve le fait qu’il faut les remettre dans le contexte. Car ces paroles peuvent être mal interprétées… » Mais même ça, c’est presque inaudible aujourd’hui. Après cette déclaration, Florian Philippot a demandé ma démission. Il y a eu de flots de réactions hostiles sur le réseaux sociaux : « Offense à la France », « Une honte pour la République », « Vous dénigrez la France »… Mon fax a explosé… je me suis faite insulter même par des gens honnêtes et très proches !

Si jamais je parle de la « Marseillaise » aujourd’hui, je suis sûre qu’on va avoir une semaine pourrie !

Vous semblez tout prendre toute seule sur la gueule : il n’y a pas des gens, un groupe, autour de vous ?

J’ai quitté mon parti en 2014. Les fondements de mon parti, c’était le tiers-mondisme, le pacifisme, le féminisme… Ces fondements sont devenus très minoritaires…

L’antimilitarisme, c’est encore une tradition bien vivante au Parti Communiste, dont atteste leur vote hostile systématique aux interventions militaires. 

 

Le débat français sur la laïcité

La laïcité, c’est une méthode un processus défensif, mais ce ne sont pas des valeurs !

L’irruption de l’islam a fait ressurgir des crispations : la femme voilée menacerait la République… alors qu’on ne s’est jamais posé la question pour les bonnes sœurs ou les évêques !

Je suis membre du conseil supérieur des programmes : nous nous sommes faits agresser parce qu’il n’y avait pas assez de laïcité, on était accusés de « tuer le roman national »… alors qu’on a rétabli la chronologie dans les programmes !

Il y a plein de mots qui ont d’autres origines que le latin : l’échalote, le sirop… Mais la ministre n’a pas voulu qu’on évoque ces autres racines…

La laïcité, c’est une question compliquée pour moi, dans laquelle je ne me sens pas très à l’aise. J’habite à cinq kilomètres de la Belgique où les filles viennent voilées en cours, et je me disais qu’eux au moins échappaient à ces attentats. Je me suis trompée…

Certes, les attentats ne sont pas liés à la laïcité, mais ils le sont dans leurs conséquences.

Les échanges avec le groupe

Est-ce qu’il ne faut pas quand même défendre la laïcité ? Les religions sont toutes d’accord sur la position vis-à-vis des femmes, non ?

Moi, je n’ai connu que le confort sur la laïcité, pas le combat. Je ne pense pas que ce soit par le durcissement de la loi qu’on fera progresser les choses.

La pire menace sur la laïcité, pour moi, c’est la marchandisation de l’aide aux devoirs. Mon combat, c’est de désimbriquer les savoirs et les croyances. Comment mettre la religion de côté sans sacraliser la raison alors qu’on ne démonte pas la pensée magique de la publicité à l’école ?

Et le concordat ?

Il est aussi valable pour la Guyane. Je défends les droits des Amérindiens : ils payent les délégués qui doivent se déplacer dans des pirogues motorisés au prétexte que ce sont des chamanes et cela, grâce au concordat !

Une récente loi a permis de sortir de cette anomalie.

Et la déradicalisation ?

Le nouveau Musée de l’Homme, c’est un bijou : c’est la meilleure arme contre la radicalisation.

Qu’est-ce que vous allez faire quand vous ne serez plus sénatrice ?

J’ai cinq petits enfants, j’adore faire des confitures, je veux sauver des races locales de poules, je fais des ateliers de paroles à ATD Quart-Monde… Aucun risque de m’ennuyer !

 

[La famille] Coline Cardi et Fabien Deshayes : « Ce sont toujours les mères qui sont mises en accusation »

Le samedi 13 février après-midi, Coline Cardi et Fabien Deshayes, sociologues, sont venus nous rencontrer pour parler du contrôle social et de la régulation des familles par l’Etat. Voici l’essentiel de leur intervention, qui ferme ainsi le cycle de « formation » de notre grand chantier.

Coline et FabienLeur parcours

Coline

Enseignante chercheuse à l’université Paris 8, j’ai fait ma thèse sur « la déviance des femmes ». A partir de là, j’ai continué à travailler sur les familles, et notamment sur les femmes, des milieux populaires.

Ma première expérience a été de travailler avec des jeunes pris en charge par la PJJ (Protection Judiciaire de la Jeunesse), avec lesquels j’ai fait de la danse. Je me souviens que la seule fille du groupe, Maya, m’a dit : « Je suis mineure aux deux sens du terme ». Elle voulait dire mineure sur le plan légal (moins de 18 ans). Elle pointait aussi le fait qu’elle était la seule fille dans ce groupe de garçons. Elle voulait être maître-chien, et ne correspondait pas aux stéréotypes sur les filles.

Les chiffres sont très clairs. Dans les rapports de police et de gendarmerie sur les actes délictueux, on compte 13 % de femmes. Au niveau de la justice pénale, leur part descend à 9 %. Et au niveau de la prison, elle tombe à 3 %. Or, on trouve très peu de travaux sociologiques consacrés à cette question de la dissymétrie sexuelle dans les actes de délinquance.

Vous devez savoir que le juge des enfants a deux casquettes : protection de l’enfance, d’un côté ; poursuites pénales, de l’autre. L’ordonnance de 1945 a mis l’accent sur le premier aspect. Les politiques sécuritaires actuelles poussent à aller vers le second. Mais pour les filles, on continue à privilégier l’assistance éducative plutôt que la poursuite pénale. On voit beaucoup de filles dans l’assistance éducative, mais la délinquance féminine est sous-évaluée dans les statistiques pénales. Ma question est alors devenue celle-ci : « Si les femmes délinquantes ne sont pas en prison, où sont-elles ? » Il faut savoir que jadis les femmes ont représenté jusqu’à un tiers de la population carcérale.

J’ai fait des entretiens en prison (avec des détenues comme avec le personnel pénitentiaire). Et j’ai aussi enquêté ailleurs : dans la justice des mineurs, dans des centres maternels, dans une association de thérapie familiale à Bobigny. On observe une certaine forme de protection des femmes, surtout des mères d’ailleurs. Mais il faut garder en tête qu’on les surveille sous d’autres formes. Mon approche est très inspirée des travaux de Michel Foucault… sauf que celui-ci ne s’intéressait pas du tout à la question du genre !

Fabien

J’ai fait une thèse sur le « raisonnement éducatif » dans le secteur de la protection de l’enfance, soutenue voici deux ans à l’université Paris 8. Je m’intéresse depuis plusieurs années aux archives des administrations, aux correspondances entre les gens, aux lettres qu’ils écrivent pour contester une décision.

Le travail social, la justice des mineurs, valorisent la parole, les échanges avec les familles et les enfants. Pourtant, dès qu’on entre dans le bureau d’un juge des enfants ou dans celui d’un éducateur, on est frappé par la présence de dossiers. Les papiers occupent une grande importance. Je me suis donc posé plusieurs questions : comment circulent-ils, ces documents ? Qui les lit ? Qu’écrivent les travailleurs sociaux sur les familles qu’ils rencontrent ? Qu’est-ce qui est mentionné par écrit et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Comment les familles y ont-elles accès ? Comment réagissent-elles lorsqu’elles lisent des écrits sur elles ?

Depuis 2002 seulement, les familles ont en effet le droit de lire leur dossier au tribunal pour enfants. Jusque-là, cela leur était refusé : seul leur avocat y avait droit. Cela montre bien le type de défiance dans lequel on était (il en reste encore des traces, d’ailleurs, puisqu’il arrive qu’on ôte tout simplement des pièces du dossier avant que les parents ne viennent le lire). D’un autre côté, les travailleurs sociaux savent que ce qu’ils écrivent sera lu par les familles : ça peut influencer fortement leur manière d’écrire ! Leur écriture est désormais sous contrôle. Dans certains services de travail social, leurs rapports sont corrigés au rouge par leurs supérieurs. J’ai donc scruté cette adaptation des travailleurs sociaux et j’ai montré que dans les rapports écrits actuels, ils citent beaucoup les propos des gens eux-mêmes. Ainsi, les paroles des parents lors des entretiens avec les travailleurs sociaux peuvent se retourner contre eux : par exemple, si un parent dit à un moment « En ce moment, j’en ai ras-le-bol de mon gamin ! » ou « Quelquefois, j’ai envie de la balancer par la fenêtre ! », il ne se rend pas forcément compte que, quand ce sera écrit, cela prendra un poids beaucoup plus fort.

Le pouvoir social se construit à partir de tous ces écrits. Qu’est-ce que ça fait, quels sentiments ça génère lorsqu’on découvre ce que des travailleurs sociaux ont écrit sur soi ? Quand on lit ces écrits, on se découvre soi-même comme un problème.

Un peu d’histoire

Coline

Quand est-ce que l’État a commencé à se mêler de la manière dont les parents élèvent leurs enfants ? L’historien Philippe Ariès a montré qu’au Moyen-Âge, on se préoccupait assez peu du bien-être de l’enfant. Cela dit, certains chercheurs ne sont pas d’accord et estiment qu’il pouvait aussi y avoir de l’amour. Ensuite, à la fin du 17e siècle et au 18e siècle, on assiste à l’institutionnalisation de l’enfance. Au 19e siècle, on divise les rôles entre père et mère, et on invente l’instinct maternel. Se mettent alors en place tout un tas de savoirs sur la puériculture. L’historienne Arlette Farge montre comment, au 19e siècle, on enferme progressivement la femme dans l’espace privé.

En 1804, le Code Napoléon instaure le pouvoir du père sur la famille. Comme la natalité baisse, il faut inciter les femmes à être de bonnes reproductrices et de bonnes éducatrices. L’intérêt croissant pour les enfants se traduit par des politiques sanitaire et éducative. On se met à vouloir protéger et discipliner les mères, notamment celles des milieux populaires.

Fabien

Au 19e siècle, des lois sont promulguées concernant le travail des enfants (en 1841 et 1874), une autre sur l’école obligatoire (1882), d’autres enfin sur la protection des enfants (1889 et 1898). Il devient impératif de protéger l’enfant, considéré comme l’avenir de la Nation. Pour cela, il faut remettre en cause – même si la chose donne lieu à de vifs débats – la puissance du père dans la famille.

Au cours du 20e siècle, l’État se mêle progressivement de plus en plus des affaires familiales, même si ce mouvement est lent.

L’ordonnance de 1945 entérine le principe que, malgré ses actes délictueux, un mineur peut s’amender. On est alors en plein dans les espoirs humanistes de la Libération. C’est ensuite la création de la PMI (Protection maternelle et infantile), puis l’ordonnance de 1958 qui met en place l’assistance éducative et insiste sur le suivi des familles.

Certains psychologues de l’enfance engagent alors une critique de la séparation des enfants et des mères, donc du placement, solution massivement employée jusque-là pour assurer la protection des enfants. Dans les années 1970, des éducateurs, qui ont lu Michel Foucault, se mettent à questionner cette politique de séparation. Certains travailleurs sociaux décident d’eux-mêmes, spontanément, de faire lire leurs écrits aux familles ! Des rapports de haut-fonctionnaires parlent de « captation » des enfants par les institutions et insistent sur les suivis à domicile, qui coûtent beaucoup moins cher que les placements. On commence à se dire qu’il faudrait peut-être faire davantage de suivi hors les murs.

On pourrait croire, alors, que l’on assiste à un relâchement, à une sorte de victoire des droits des parents face à un État tout puissant.

L’histoire est plus complexe, et divers processus cohabitent, puisqu’au moment même où l’État perd une partie de son pouvoir dans les familles (pas la totalité, évidemment), le souci pour l’enfant se matérialise fortement à la fin des années 1970 et dans les années 1980. Depuis une bonne trentaine d’années, en effet, on assiste à la multiplication des dispositifs de repérage des enfants qui posent problème ou risquent de poser problème. Il y a d’abord eu, en 1989, la mise en place du « 119 », le numéro vert de l’enfance en danger. C’est un dispositif qui invite tout un chacun à témoigner : n’y a-t-il pas un enfant qui souffre à proximité de vous ?

Michel Foucault explique très bien que la véritable force du pouvoir, c’est quand il réussit à convaincre les gens de participer eux-mêmes à la machine, par la délation, le recours à l’État, le désir de sécurité…

Il y a quelques années, dans le cadre d’une émission de radio, j’ai pu enregistrer des échanges téléphoniques au 119, le numéro national d’appel concernant les mauvais traitements sur les enfants. Parmi ces appels, ceux qui viennent de professionnels, mais aussi de voisins, de membres de la famille, de parents séparés, etc. Le contrôle fonctionne parce qu’il y a de plus en plus d’inquiétude autour de l’enfant : est-ce qu’il va bien ? Donc, le contrôle ne vient pas que du haut : il correspond aussi à des aspirations, des peurs, une attention civile à l’enfant qui provient des gens eux-mêmes… Ces dispositifs ont des effets sur l’ensemble des acteurs, professionnels ou simples citoyens.

  • Jean-Paul : il y a de moins en moins d’innocence. On ne peut plus avoir l’idée d’être spontanément des bons parents. La question qui vient tout de suite, c’est : « Est-ce que je peux être un bon parent ? Et dites-moi comment l’être ? »
  • Marisa : on parle de parentalité mais le grand non-dit, ce sont les enfants eux-mêmes : ils n’ont pas vraiment le droit à la parole, ils ont juste le droit d’être gérés par des dispositifs…
  • Jean-Paul : la maltraitance, ça peut aller d’actes précis à tout le travail de colonisation de l’enfant dans la famille.

Fabien : la notion de maltraitance évolue avec le temps. On ne s’inquiète plus aujourd’hui des mêmes choses qu’hier, les motifs d’inquiétude sont plus variés, plus nombreux aussi, les guides du signalement font plusieurs dizaines de pages, recensent des dizaines de signaux d’alarme.

  • Nadia : j’ai un neveu qui est allé dénoncer ses parents. L’assistante sociale est venue à l’école. En apparence, toute la fonction parentale « classique » était assumée. L’effet pervers, c’est que le père s’en sort encore plus dessaisi.
  • Laura : j’avais des traces de coups, il y a eu un début d’enquête, et puis, plus rien ! Qu’est-ce qui fait que, dans certains cas, l’enquête se poursuit et, dans d’autres cas, elle s’arrête à un certain point ?

Coline : on travaille sur les normes qui définissent la maltraitance. La question des coups est centrale. L’infanticide a jadis été un moyen de réguler les naissances. Il est encore sous-enregistré, mais c’est condamné par la justice aujourd’hui.

J’ai travaillé sur l’urgence dans la justice des mineurs : quand le danger est trop grand, on estime qu’il faut que la police vienne chercher l’enfant et le placer… quitte à ce que l’audience ait lieu plus tard !

  • Clara : l’inverse du 119, c’est la loi du silence ! Personnellement, je préfère le 119, avec tous ses risques de dérapage, que la loi du silence : les opprimés continuent à être opprimés tant qu’on ne dit rien !
  • Noëlla : un de mes fils martyrisait son frère ; celui-ci a fini par l’avouer… mais il lui a fallu longtemps car il avait peur des représailles. J’ai téléphoné. On m’a répondu : est-ce que ce ne serait pas leur père qui fait ça ? J’ai insisté, je lui ai dit « vous savez, c’est un cas de non-assistance à personne en danger »… Alors, ça a fini par passer devant le juge des enfants.
  • Socheata : il y a toujours pas mal de préjugés sur les familles monoparentales, le père qui serait un moins bon parent, etc. Et puis, le recours à l’expert (le pédopsychiatre) qui désinvestit encore un peu plus les parents.

Coline : la médiation aboutit parfois à éviter le recours à la justice… qui est pourtant nécessaire dans bien des cas !

Coline

On observe aujourd’hui un désengagement de l’Etat, mais est-ce pour autant une démocratisation ? Certes, il y a eu un tournant important dans les années 2000 : on a commencé à faire valoir les « droits des parents » face à l’Etat.

Et puis, on a inventé la politique de soutien à la « parentalité » : la famille se transforme, le partage des rôles et fonctions bouge beaucoup (enfin, pas tant que ça, puisque 80 % des travaux domestiques sont encore assurés par les femmes : en 20 ans, les hommes y ont juste consacré quatre minutes de plus par jour !). Il ne suffit plus d’être parent biologique, il y a une « fonction parentale » à assurer. On crée des réseaux d’écoute et d’aide à la parentalité, on ouvre des « maisons des parents »… On dit aux gens qu’ils ont des ressources, des compétences, et qu’il faut juste les utiliser, les déployer. On les reconnaît comme « capables ». Mais qu’est-ce qui se passe si ça ne marche pas ?

Ce qui est central, c’est le contrat. Les parents doivent s’engager sur des objectifs, et l’institution s’engager à les aider. Si les parents ne respectent pas leurs engagements, on retourne chez le juge ! Mais la contractualisation entre une institution et une personne, ce n’est pas vraiment égalitaire. C’est une autre forme de contrôle. Certaines personnes y croient, d’autres non…

Les centres maternels, au départ, ont été conçus pour les filles-mères, dans une optique de « redressement ». Certains sont des espaces semi-privés : les femmes sont chez elles, mais il leur est interdit d’avoir des animaux domestiques ou d’inviter un mec ! Les travailleurs sociaux ont accès à l’appartement (ils ont les clés). C’est un lieu qui prône l’autonomie tout en exerçant un contrôle et une surveillance très forts !

Enquêter en centre maternel, c’est beaucoup plus compliqué que d’enquêter en prison. On me dit qu’elles sont fragiles, on me fait comprendre que je risque de les détruire. Une fois, j’ai compris qu’une femme qui avait accepté de me rencontrer ne se sentait pas tranquille : elle avait peur que je demande un placement !

Echanges avec le groupe

  • Noëlla : j’ai vécu un an en centre maternel, et ce n’était pas du tout comme vous dites ! On n’était pas surveillées, il n’y avait pas de contrat à signer, pas de psychologue… C’était en 1972.

Coline : c’est possible, car les centres maternels ont d’abord été des lieux très féministes et émancipateurs. Les associations de thérapie familiale ont elles aussi été créées par des psychiatres et des travailleurs sociaux, avec la volonté affirmée de sortir du contrôle social et de ré-impliquer les pères. Mais d’autres formes de surveillance et de contrôle se sont ensuite mises en place.

  • Vous dites que tout cela renforce le contrôle, mais est-ce le but recherché, ou juste un effet induit ?

C’est compliqué : au départ, ce n’est pas forcément un objectif, mais peu à peu, cela s’inscrit dans un discours ambiant qui inscrit les problèmes sociaux dans des problèmes familiaux. On familialise les problèmes sociaux. C’est dans ce contexte global que le contrôle se renforce.

  • Benoît : il y a aussi des hommes dans les centres maternels ?

Non, juste des travailleurs sociaux hommes, mais pas des usagers hommes. D’ailleurs, certaines féministes ne voulaient pas de travailleurs sociaux hommes !

  • Socheata : avec le développement des coaches, on voit le monde de l’entreprise s’impliquer dans les politiques de parentalité. N’est-ce pas un dispositif à deux niveaux qui se met en place ?

Il y a effectivement un partage du travail entre institutions publiques et acteurs privés. Et le dispositif public reste davantage focalisé sur les familles populaires.

  • Dominique : les programmes de réussite éducative proposaient une nouvelle manière de fonctionner dans le travail social. L’idée était de repérer les symptômes, ou même les prémisses, du décrochage scolaire et de mettre en place tout un parcours, à condition que la famille soit d’accord. C’est bien du contrôle social des familles, mais cela pèse aussi beaucoup sur les travailleurs sociaux.

La question du genre dans l’intervention de l’Etat

Coline

J’ai travaillé sur cette question à partir d’observations faites dans la justice des mineurs, le centre maternel, l’association de thérapie familiale. L’ordre familial reste très façonné par la question du genre (à l’école, on parle de « l’heure des mamans »). Et les mères sont partout surreprésentées : elles sont à la fois la cible et le levier de l’intervention sociale. Les interlocutrices principales, mais aussi les premières à être mises en accusation.

60 % des placements répertoriés concernent des « familles monoparentales » (un terme qui nous vient des Etats-Unis) : de là à assimiler la monoparentalité à un « facteur de risque », il n’y a pas loin !

Dans les rapports, les expertises, le nombre de pages consacrées aux femmes est bien supérieur à celui des hommes.

Dans un centre maternel, il n’y a, par définition, que des femmes ! Les pères ne sont pas là mais, pour certains, on a leur nom, on sait qui c’est… Après une réunion de service, on a décidé que désormais on mentionnerait systématiquement le nom du père, mais les fiches n’ont pas été changées pour autant : donc il fallait le rajouter à la main, sans qu’il y ait de case pour ça !

Le bien-être de l’enfant est censé dépendre entièrement de la mère. Dans les groupes de parole, on ne voit non plus jamais un père. « Redonner la place au père » est un argument asséné en permanence, quelquefois sur fonds de discours très antiféministe. Mais la réalité est vraiment inverse…

Dans le centre de thérapie familiale, les femmes sont également surreprésentées. Ce sont elles qui font tout le boulot, même celui de convaincre occasionnellement un père de participer à un entretien ! Cette omniprésence aboutit… à une mise en accusation des mères ! Elles deviennent les causes principales des situations problématiques.

Première situation : on la désigne explicitement comme LA responsable des maux de l’enfant. Tout fait symptôme de « mauvaise mère » dans les archives. La principale explication à son comportement… c’est quelle a eu elle-même une mauvaise mère ! Il y aurait ainsi toute une chaîne familiale de la déviance féminine.

Seconde situation : la « mauvaise mère » apparaît plus sur le mode du soupçon. Ce qui fait alerte, ce sont les troubles du comportement du mineur ou les violences exercées par le père. Je pense au cas de la famille Vasseur, suivi par l’association de thérapie familiale. Daniel, 13 ans, a été exclu de son établissement scolaire à plusieurs reprises, il est quasi mutique et répète qu’il veut devenir Bill Gates. En séance, on apprend que son père et sa mère se disputent souvent, que Daniel prend le parti de sa mère, que celle-ci a déjà eu un autre enfant d’un premier lit.

Et voilà quelle est l’interprétation du superviseur : Bill Gates, c’est une provocation vis-à-vis du père qui « a du mal à prendre sa place » et doit devenir « le chef de famille ». En fait, c’est la mère qui l’empêche de prendre sa place en le disqualifiant ! Il n’y a pas de séparation, car la mère a refusé de « faire le père ». Ainsi, c’est l’infraction du père qui pose problème, mais c’est la mère qui est mise en accusation : elle joue le rôle d’« acteur social négatif » !

Les catégories psychiatriques sont très utilisées dans la justice des mineurs. L’importance des troubles psychiques dans les dossiers de placement constitue ainsi la deuxième cause des placements (notamment pour les placements en urgence).
Les catégories psychologiques imprègnent les discours des travailleurs sociaux. Des psychanalystes, femmes pour la plupart, remettent en cause la théorie freudienne du point de vue du genre. Mais la psychologie telle qu’elle est portée par les travailleurs sociaux ne remet pas en cause la séparation des rôles maternel et paternel. Même dans l’association de thérapie familiale, on ne veut pas brouiller les deux fonctions, au nom de la psychologie.

Le recours à la psychologie sert ainsi à dresser plusieurs figures de « mauvaise mère » :

  • la mère indifférente, voire négligente, qui ne répond pas aux besoins de son enfant. C’est l’exemple de François, 15 ans, qui a commis des infractions. La situation est jugée inextricable. Le psy pointe la défaillance de la mère, polonaise. Il fait l’hypothèse que la source du problème de l’enfant, c’est qu’elle n’arrivait pas à toucher le sexe de son enfant !
  • la mère fusionnelle : on décide parfois d’un placement pour rompre le lien – jugé pathogène – avec la mère. On dit qu’il faut « refabriquer du tiers » !

C’est par le biais de la psychologie qu’on pointe la responsabilité de la « famille monoparentale ». On insiste sur l’importance de l’autonomie de la mère : il faut qu’elle travaille, qu’elle ait une vie en dehors de son enfant. En même temps, cette autonomie est toujours limitée par l’autonomie de l’enfant : il faut d’abord qu’elle fasse la preuve qu’elle peut être une bonne mère…

 

[La famille] Céline Bessière et Sibylle Gollac : « Le couple organise l’inégalité économique hommes-femmes »

Sociologues toutes les deux, Céline Bessière et Sibylle Gollac travaillent sur la famille vue du côté économique : la propriété, les terres, le travail, le revenu… Elles sont venues rencontrer le groupe du grand chantier le dimanche 31 janvier au matin. Voici les points fort de leurs interventions.

Céline Bessière

celineMa première enquête sociologique portait sur les transmissions d’exploitations viticoles de la région de Cognac : quelque chose de central dans la vie des gens là-bas. Ma question était celle-ci : comment des jeunes gens (en général, des garçons) en viennent à avoir un destin social tout tracé, le même que leurs parents ? Cela va à l’encontre de l’idée de se construire soi-même, très en vogue depuis les années 1980. Moi, par exemple, je viens d’une famille où il y avait des agriculteurs, mais c’est bien fini aujourd’hui.

J’habitais sur place. Et mon travail consistait à aller voir ces jeunes, leurs parents, leurs frères et sœurs, les conjointes… La question du patrimoine était centrale. J’ai vite observé un paradoxe : ces jeunes reprenaient l’exploitation parce que leurs parents la possédaient (sinon, c’était absolument impossible), mais ils n’arrêtaient pas de me parler de leur vocation, de ce qui était pour eux une passion !

Cela veut dire que, pour les parents, il ne faut pas seulement transmettre l’argent, mais aussi le goût du métier. Et puis, troisième élément, le statut de chef d’exploitation. Les parents doivent s’y atteler dès l’enfance (par exemple, offrir des petits tracteurs comme jouets !). Finalement, quand le jeune viticulteur en arrive à dire « J’ai toujours voulu faire ça ! », ça veut dire que la transmission a marché !

A qui l’exploitation est-elle transmise ? S’il y a un garçon, c’est forcément à lui. Une fille n’y arrive que si elle n’a pas de frère, ou si celui-ci est handicapé, ou s’il a flanché… Est-ce forcément le fils aîné ? Si le père a eu son premier garçon à 20 ans, le jeune arrive sur l’exploitation à l’âge où son père a tout juste 40 ans… et ça peut être trop tôt. Une situation de ce type peut profiter au benjamin. Tout dépend de l’écart d’âge entre parents et enfants.

Comment ça se passe avec les autres enfants ? Les familles qui sont riches ont aussi des biens immobiliers et financiers. Le patrimoine est suffisamment diversifié et conséquent pour pouvoir transmettre à tous les membres de la famille.

Cela dit, si c’est une famille très riche, les enfants peuvent aussi se friter très fort. Par exemple, si la propriété viticole est un château, les autres enfants peuvent trouver que ce n’est pas normal qu’il aille à l’un d’eux : « Comment ? C’est mon frère qui hérite du château… alors qu’il n’a jamais rien foutu à l’école ! » Dans ces cas-là, souvent, l’heureux bénéficiaire se défend en répondant que c’est lui qui va s’occuper des parents !

On n’a pas le droit de déshériter un de ses enfants. Le droit a juste ménagé la possibilité d’avantager tel ou tel enfant. Il y a une partie du patrimoine dont on a le droit de faire ce qu’on veut : on sépare ainsi le patrimoine entre « réserve » et « quotité disponible ».

Les gouvernements de droite ont énormément augmenté les seuils de non-imposition du patrimoine. Tous les six ans, on peut transmettre des sommes très importantes sans aucun impôt. Alors que, quand on transmet en dehors de la famille, le taux d’imposition est de 60 %.
Dans la région de Cognac, les familles organisent la succession avant le décès des parents, ce qui est fréquent dans les familles d’indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants, professions libérales et chef d’entreprise), mais beaucoup plus rare chez les salariés.

A Cognac, dans les familles moins fortunées, cela peut être plus compliqué entre les enfants. Parfois, il y a une forte entente familiale, et tout se passe bien : d’autant que la position de celui qui reprend n’est pas forcément la plus enviable ! Le prix de l’entente familiale est supérieur aux risques de défendre son bout de gras. Et puis, pour chacun des enfants, c’est important que l’exploitation reste dans la famille.

Mais s’il y a dans la famille des emplois pas stables, du chômage, certains vont se mettre à ressentir un besoin d’argent et ne plus avoir envie de « faire cadeau » à celui qui a hérité. Le droit des entreprises agricoles protège énormément le repreneur. Prenons l’exemple d’un jeune qui a repris l’exploitation, mais doit payer un loyer à ses parents, toujours propriétaires. Il n’a pas non plus les moyens de payer la soulte à ses frères et sœurs. Du coup, il ne se passe rien, et plus personne ne se parle. Les parents, qui ont juste une petite retraite agricole, ne peuvent plus bien se soigner. Juridiquement, la situation est bloquée, et l’ambiance familiale devient pourrie à tous les étages !

Questions

  • Danielle : que va-t-il se passer à la mort des parents ?

En tant qu’exploitant, le jeune a un bail à long terme, et ne peut pas être viré en tant que fermier. Quand les parents décèderont, il sera en indivision avec ses frères et sœurs.

  • Jean-Paul : et pourquoi ne pas vendre tout de suite ?

Plein d’exploitations sont reprises par les voisins. Les familles ont toujours l’espoir que le marché du cognac reprenne et que l’exploitation reste dans la famille.

  • Jean-Paul : c’est de la noblesse pauvre ?

Certains sont des aristos pauvres, mais d’autres pas du tout. Ils sont attachés très fort à leur terre.

  • Benoît : combien vaut le château ?

Souvent, on ne sait pas grand chose des revenus de ces viticulteurs : sur la déclaration des impôts, c’est genre le Smic ou le RSA. Certains déclarent 5000 euros par an !

Je vais prendre un autre exemple : celui d’un couple d’horticulteurs qui divorcent et vont au tribunal. Il faut fixer la pension alimentaire pour l’enfant qu’ils ont ensemble. Ils viennent avec un avis d’imposition de trois ans avant : ils ont déclaré au forfait (qui est calculé en fonction du nombre d’hectares et du type d’exploitation) environ 5000 € par an. Le juge les questionne. Finalement, l’homme reconnaît évaluer son revenu mensuel à 2000 € !

Comme ces viticulteurs sont chefs d’exploitation, ils ont de nombreux moyens pour défiscaliser une partie de leurs revenus (amortissement du matériel, etc.) et ils se déclarent les salaires qu’ils veulent ! Les enfants d’exploitants riches sont parfois boursiers de l’université. Ce qu’on peut plus facilement appréhender, en revanche, c’est leur patrimoine : les indépendants (chefs d’entreprise, professions libérales, agriculteurs, artisans, commerçants…) ont les niveaux de patrimoine les plus élevés de France ! Surtout les agriculteurs, parce que la terre, ça coûte très cher… Mais ce sont aussi les catégories sociales les plus endettées de France !

  • Christelle : il n’y a pas que le formatage de ces jeunes par leurs parents, ils ont aussi une part de liberté, non ?

Tous disent qu’ils sont passionnés, ils le vivent vraiment comme ça… Dans des stages d’installation, ils peuvent s’endetter d’un million d’euros à 20 ans… Moi, ça me fait frémir ! Il y a une expression que j’entends tout le temps : « Ma sœur n’était pas intéressée. Elle ne sait même pas où sont les rangs de vigne ! » C’est vrai qu’il ne faut pas qu’ils soient tous intéressés, sinon c’est le bordel ! A partir du moment où le premier déclare sa vocation, c’est difficile pour les autres enfants de faire pareil !

  • Jean-Paul : ça se joue ailleurs que dans les exploitations viticoles, non ?

Je prends un autre exemple intéressant : une famille qui a des vignes, mais aussi des poules, des céréales, une exploitation diversifiée… Les parents ont trois filles. La première aide son père depuis qu’elle est toute petite et a fait des études agricoles jusqu’au BTS, alors que ses deux sœurs, elles, continuent des études générales. Je fais l’entretien avec elle quand elle a 20 ans. Elle m’annonce alors qu’elle vient d’avoir un petit frère tardif et se met presque à pleurer : cette naissance remet en cause sa place dans la famille et sa « vocation ».

  • Mélodie : est-ce que parfois des frères et sœurs peuvent reprendre ensemble ?

Oui, mais juste si l’exploitation est assez grande pour nourrir plusieurs !

  • Chantal : c’est le même problème qui se pose quand un couple divorce et que d’autres enfants naissent d’un autre couple.
  • Danielle : avec mon frère, on a hérité d’un chalet dont on ne veut pas se défaire. On a finalement donné la propriété à nos enfants. Quand un enfant veut vendre, il n’y a rien à faire !

Il y a aussi plein de moyens de retarder une vente !

Sibylle Gollac

sybilleJ’ai fait ma maîtrise sur les réunions de familles. Mes questions étaient celles-ci : qui prépare ces réunions ? Qui travaille à l’organisation ? Comment fonctionnent les solidarités familiales ? Qu’est-ce qui influe sur l’endroit où on choisit d’habiter et ce qui fait que l’on devient, ou non, propriétaire ?

Les travaux de Thomas Piketty montrent que le poids des héritages redevient aussi important qu’à la fin du XIXe siècle, essentiellement à cause du poids qu’a pris le patrimoine immobilier. Il y a près de 60 % de propriétaires en France. Mais avoir un appartement à Paris, ce n’est pas la même chose qu’une petite maison à la campagne.

J’ai d’ailleurs participé à l’enquête « Patrimoine » de l’Insee. Dans les familles où il y a une entreprise familiale, ce sont les garçons – en général, les aînés – qui héritent de cette entreprise. Les autres enfants ont des compensations immobilières ou monétaires. Dans les familles où il n’y a pas d’entreprise, on constate souvent que les aînés sont plus diplômés que les cadets. Plus les fratries sont grandes, moins les enfants sont diplômés…

J’ai commencé à aller voir les notaires, puisque ce sont eux qui sont censés garantir l’égalité. Les notaires disent avoir plusieurs systèmes d’évaluation d’un bien, mais on comprend vite que ce flou laisse une large place à la négociation.

J’ai suivi une famille bretonne de sept enfants (quatre filles, puis deux garçons, puis une fille) pendant une douzaine d’années. Le père était maçon salarié. La fille aînée, qui a une formation en comptabilité, se marie jeune avec un homme qui a un diplôme de métreur : le père envisage de créer une entreprise de BTP avec sa fille et son gendre… mais le mari devient bientôt gendarme. La deuxième, un peu « garçon manqué », ne trouve pas de boulot dans le BTP. Les deux suivantes n’ont aucune envie de reprendre. Le premier garçon devient tailleur de pierres : il essaie de monter son entreprise. Mais devient bientôt schizophrène…Le deuxième garçon fait des études dans l’électronique, puis devient aussi tailleur de pierres. Finalement, c’est celui-là qui va réussir à monter une entreprise de bâtiment qui marche (20 salariés)…

On dit que la maison a été construite par le père, alors que la mère faisait le ciment et bossait avec lui le soir. Tous sont soucieux de garder la maison que le père a laissée. Le second garçon se présente comme le seul à pouvoir payer les autres. Sur les cinq filles, quatre ont connu au moins une séparation conjugale et trois ont dû vendre la maison que leur père leur avait construite avec l’aide de toute la famille : « Bon, je trouvais dur, ça, pour mon père. Faire autant de travail… Pour les maisons de mes sœurs… Elles n’ont jamais vécu dans leurs maisons. Euh… Bon, allez, ça a été dur ». »

On s’intéresse à montrer l’importance des questions de propriété et de patrimoine dans les relations familiales. Dans le code civil, les deux-tiers des articles sont consacrés aux questions de propriété : ce qui organise les relations entre individus, dans notre société, c’est le respect de la propriété de chacun.

Le fondateur de la sociologie, Emile Durkheim, prévoyait à la fin du XIXe siècle la fin de l’héritage en raison de l’évolution vers une société méritocratique. Certes, l’idéologie dominante est devenue la méritocratie… Mais la réalité, c’est l’inverse !

L’une des choses qui fait des conditions de vie plus ou moins confortables, c’est bien l’héritage (surtout à une époque où on consacre une part croissante de ses revenus à payer son logement). Ce que montre Thomas Piketty, c’est que les inégalités de patrimoine sont redevenues plus importantes, notamment par l’héritage.

Il y a aussi de profondes inégalités à l’intérieur même des familles, notamment entre les hommes et les femmes.

Prenons l’exemple de ce couple : le mari, issu d’une famille d’ouvriers agricoles, est devenu instituteur et arrive dans un petit village dans la Sarthe. Il rencontre la fille d’un expert-comptable, la petite-dernière d’une fratrie de trois, de dix ans plus jeune que lui et qui cesse ses études juste après son bac, au moment de son mariage. Ils ont cinq enfants ensemble, restent dans le village, habitent juste à côté des beaux-parents. Pour se faire construire leur maison, ils empruntent pas mal, auprès de la banque mais aussi de la belle-famille. Comme ils n’arrivent pas à rembourser, ils revendent la maison. Le beau-père est mort, la belle-mère décline, le couple approche de la cinquantaine. Le seul garçon (2e de la fratrie) a hérité du cabinet d’expertise des parents, puis l’a revendu pour acheter une agence immobilière. La sœur aînée, qui a rencontré son mari à la fin de ses études à Paris, a épousé un PDG. Le couple se vit un peu comme des serviteurs. Ils veulent partir, mais elle voudrait récupérer la résidence secondaire de ses parents, au bord de la mer.

Quand je les rencontre, coup de théâtre : le père demande sa mutation pour une autre région que là où est la résidence secondaire. Il explique : « Je sais que c’est le rêve de ma femme, mais c’est irréaliste : son frère et sa sœur ne voudront jamais lui laisser cette maison ! » Mais leur fils s’étonne : « Le coup de théâtre récent, c’est que mon père a dit qu’en fait il avait jamais pensé sérieusement à acheter la maison de Brétignolles. Et alors maintenant je me rappelle que… Ca devait être fin juin, début juillet, à un moment où mes parents étaient à Brétignolles avec mon frère Jérémie, et je me rappelle assister à… Ma mère et mon frère… Faire le tour de la maison, et puis vraiment dessiner des plans et tout, et ma mère qui passait des nuits blanches à réfléchir à l’agencement des pièces, et mon frère à réfléchir à où mettre les prises et tout, parce que tous les deux ils sont passionnés par ça. Alors, quand j’y repense maintenant, je me dis : « Mais à quoi pensait mon père à l’époque ? » ». Cette femme est dominée : socialement pas ses aînés, professionnellement par son mari.

L’horizon de la séparation

Céline Bessière

On a monté une enquête à plusieurs sur le traitement judiciaire des séparations conjugales. On a écrit un livre collectif à une dizaine de chercheurs ; avec les étudiants, on était près d’une cinquantaine à y travailler ! On a aussi travaillé au Québec.

Pour cette enquête, on a observé les couples qui viennent devant les JAF (juges aux affaires familiales), au tribunal, pour se séparer. On a assisté à des audiences, mais aussi consulté des centaines de dossiers. Sur les relations économiques dans la famille, c’est très intéressant. S’il n’y a pas de propriété, la seule question est : qui conserve le domicile conjugal ? Si on est mariés, c’est le juge qui dit qui conserve le bail. Si on n’est pas mariés, c’est : « Débrouillez-vous ! » Il y a d’autres moments où on parle d’argent, notamment pour fixer le montant de la pension alimentaire. Il y a aussi l’éventuelle prestation compensatoire. On va aussi parler « travail » pour savoir qui va avoir la garde des enfants.

Sibylle Gollac

Quand un couple d’agriculteurs se sépare, le principal problème est celui de la prestation compensatoire. Par exemple, dans le cas des horticulteurs évoqué auparavant, l’exploitation appartient à l’époux, donc la femme perd son emploi, son logement, et repart vivre chez ses propres parents avec juste le RSA, et demande donc une prestation compensatoire. Ca semble logique sauf que, depuis qu’il est seul, il n’y arrive plus ! Elle produit des attestations des voisins qui affirment que c’est elle qui faisait tourner la boutique ! Lui renchérit dans le même sens… en disant qu’il est au bord du dépôt de bilan. Le juge conclut qu’il n’y a pas d’inégalités, puisque les deux sont dans la merde ! La prestation compensatoire est donc refusée !

Céline Bessière

Les couples d’indépendants vivent généralement sous le régime de la séparation des biens. Et les notaires fournissent à cette clientèle pas mal de conseils pour éviter que l’entreprise se casse la figure ! La conjointe ne peut donc pas bénéficier des avantages de la communauté. Or, 70 % des indépendants sont des hommes ! Ils sont donc favorisés dans les questions de transmission du patrimoine.

Je pense à une chambre de la famille dans un tribunal de grande instance où il y a un cas très épineux à régler : c’est le dossier qu’on refile aux juges nouvellement arrivés pour les « bizuter » ! Des montants de plusieurs millions d’euros sont en jeu. Une histoire assez classique, mais qui concerne la 25e fortune de France (ou à peu près). Le mari est dirigeant d’une entreprise d’assurances, sa femme travaillait dans l’entreprise, et ils se séparent. La pension alimentaire au titre du « devoir de secours » (c’est-à-dire pendant la procédure elle-même) est fixée entre 10 000 à 15 000 euros par mois ! Et la procédure est partie pour durer des années…

Une question est posée : il y a eu un gros accroissement de la valeur en Bourse de l’entreprise pendant la durée du mariage. Y ont-ils contribué tous les deux ou pas ? Quelle valeur doit-elle récupérer ?

Un autre enjeu de ce dossier, c’est l’absence d’enfant. Peut-elle quand même demander une prestation compensatoire ? Ce n’est pas spécifié par la loi, mais en général on ne le fait pas s’il n’y a pas d’enfants… Dans ce cas, la femme avait vraiment essayé d’en avoir, mais ça n’avait pas marché ! On entre vraiment dans l’intimité des couples dans ce type d’affaires…

Jusque dans les années 1980, il y avait trois juges pour entendre les couples. Maintenant il n’y en a plus qu’un… sauf si on décide une collégiale : c’est ce qui a été fait dans ce cas précis… Car on se doute qu’il y aura appel de toute façon…

Sibylle Gollac

L’inégalité de traitement entre les différentes affaires dans les tribunaux est spectaculaire : la durée d’audience n’est pas du tout la même selon le lieu de résidence. Dans une même chambre, sur neuf affaires qui occupent la semaine, trois durent plusieurs heures : celles qui concernent les plus gros patrimoines. Et les autres passent à la va-vite !

Céline Bessière

Un autre exemple dans un tribunal de la région parisienne. Un homme se trouve en reconversion professionnelle, avec très peu de revenus. Son ex-femme reçoit l’allocation de soutien familial, mais la CAF demande un jugement d’impécuniosité du père dans les trois mois pour continuer à verser l’ASF. L’homme arrive très en colère : « Elle fait ça pour m’emmerder ! » Il ne comprend pas que c’est la CAF qui a déclenché la procédure. « J’ai l’impression d’être au tribunal ! » (il veut dire : « d’être jugé »). C’est une condamnation pour lui d’être reconnu comme impécunieux !

Sibylle Gollac

Les juges mettent généralement les pères dans la posture de subvenir aux besoins des enfants, d’assurer leur rôle financier et économique. Parfois, c’est hors de portée des pères : à la fois, ils ont intérêt économiquement à plaider qu’ils sont impécunieux, mais humainement, c’est très difficile à supporter pour eux !

  • Hanna : qui a fait appel à vous pour cette recherche ?

Sibylle : Personne ! Moi, je suis chercheuse au CNRS, donc mon temps de travail est dans le cadre de mon contrat. Céline, elle, est maître de conférences : la moitié de son temps est consacré à l’enseignement, la moitié à ses activités de recherche. L’idée de travailler là-dessus est venue de nous. La mission de recherche « Droit et justice » du ministère de la Justice nous a apporté un peu d’argent. Et puis, avec le label « ministère de la Justice », les portes des tribunaux s’ouvrent plus facilement ! Jusqu’aux premiers contacts avec la mission de recherche « Droit et justice », on écrivait aux présidents de tribunaux… et on n’avait aucune réponse. Après, c’est la Mission elle-même qui leur demandait des autorisations. Cela dit, on essaie d’être le plus discrètes possible…

  • Hanna : votre production est-elle versée au dossier ?

Non, notre travail, les notes que nous prenons ne sont pas faites pour être utiles aux magistrat-e-s, elles seraient sans doute inutilisables pour eux, nous ne nous intéressons pas aux mêmes choses dans les dossiers.

  • Odile : est-ce que vous vous présentiez aux personnes concernées et est-ce qu’elles pouvaient manifester qu’elles n’étaient pas d’accord ?

Sibylle : les magistrats nous présentaient au premier couple qui arrivait… mais en général pas aux suivants (ou alors les deux ou trois premiers). On faisait un peu partie du décor. On ressemblait un peu à la greffière. Les gens arrivent très stressés, donc ils n’ont pas idée de demander ce qu’on fait là !

Céline : au Québec, ce type d’enquête est beaucoup plus formalisé. On doit faire signer un questionnaire d’acceptation à tous les témoins. Beaucoup refusent !

  • Noëlla : une femme a un patrimoine, mais pas de famille du tout. A qui cela ira son patrimoine à sa mort ?

Sibylle : à l’Etat, sauf si elle a un testament qui désigne des bénéficiaires !

Céline : et c’est alors très taxé pour celui qui reçoit l’héritage.

  • Celia : avez-vous des données plus précises sur les inégalités hommes-femmes en matière de divorce ?

Sibylle : après un divorce, les femmes s’appauvrissent généralement de 20 % à 30 % ; les hommes ne s’appauvrissent pas ou très peu ! Et ce sont souvent les femmes qui ont la garde des enfants…

Céline : l’écart moyen des salaires entre hommes et femmes en France est de 25 % ; or, quand il s’agit d’un couple, cela atteint 42 % ! Cela montre que l’appauvrissement des femmes commence dans le couple : qui va chercher les enfants, qui fait des heures supplémentaires ?

  • Celia : et quelle la position des juges ?

Sibylle : dans un tiers des cas, ils déclarent le père impécunieux ; dans les deux tiers restant, la moyenne de la pension alimentaire est de 150 euros par mois et par enfant.

La grande majorité des magistrats sont hostiles à la prestation compensatoire : des juges femmes estiment que ça encourage les femmes à rester à la maison. Mais certaines juges ont beau être des femmes actives, elles sont dans la posture de suivre leurs conjoints dans leurs déplacements, changements, mutations, ce sont elles qui assurent la prise en charge quotidienne de leurs enfants… Elles considèrent que les femmes doivent assurer la conciliation vie professionnelle/charges familiales.

En 2001, il y a eu une réforme de la prestation compensatoire : des députés féministes ont plaidé pour le passage de la rente (régulière) à un apport en capital (d’un coup), pensant que la rente entretenait une situation de dépendance entre hommes et femmes. Ca a correspondu, en fait, à une baisse énorme de la prestation… et puis, beaucoup d’hommes ne sont pas en capacité de faire d’un coup un gros apport en capital.

Céline : on trouve pas mal de femmes âgées juges dans les cours d’appel, mais elles sont encore plus sévères sur les prestations compensatoires ! Ce sont des notables, qui fréquentent tous les autres notables du coin et ont comme repoussoir les « femmes de » qu’elles rencontrent à cette occasion, qui ne travaillent pas… Je pense à ce couple de magistrats, où les deux arrivent à la retraite : sa carrière à elle a toujours été un peu en retrait pas rapport à celle de son mari. Mais elle a tendance à considérer cela comme « normal »…

  • Jean-Paul : on peut dire que le couple organise une inégalité plus forte entre les hommes et les femmes ?

Sibylle : Absolument ! Et le droit, la façon dont il est appliqué, les conditions de travail des professionnels de la justice familiale, leur formation, les conditions dans lesquelles ils ont accédé à leur statut, ont des effets sur la façon dont ces inégalités perdurent.

 

[La famille] Flo Arnould : « Un enfant vient du désir de ses parents, pas du matériel biologique »

Psychopraticien, formé à la Gestalt (thérapie humaniste et holistique (qui prend la personne dans sa globalité) et où le praticien ne se désinvestit pas de la relation avec le patient), à la thérapie du lien et à la sexothérapie, Flo Arnould est venu le samedi 9 janvier nous parler de la famille vue du côté des questions de genre, d’identité sexuelle, de filiation. Voici les grandes lignes de son intervention.

FloEn arrivant parmi vous, je ne me sens pas encore vraiment faire partie de votre groupe. Je ressens un peu de stress, d’angoisse, et ça me renvoie clairement à la famille, à la place que j’ai eue dans ma famille.

La famille, c’est le premier groupe d’appartenance, avec des liens qui se font, des liens qui n’arrivent pas à se faire ou qui se rompent, des questions de patrimoine, de filiation… Ça me fait penser à des personnes que j’ai accompagnées en tant que psy.

Je pense, par exemple, à une personne confrontée à une grande solitude, qui avait été confiée très jeune à ses grands-parents, et sa mère avait ensuite eu des enfants avec d’autres compagnons. Cette personne ne connaissait pas son père. La mère lui disait que son père était arabe, il refusait d’y croire. Il était militant FN, et m’a mis en grande difficulté dans l’accompagnement. Pour lui, être au FN, c’était avoir un sentiment d’appartenance très fort, en excluant tous les boucs émissaires. Quand j’ai compris cela, je me suis senti en lien avec lui. Et ensemble, on a pu partager et traverser des expériences de peur.

Je pense à une autre personne, confiée à cinq ans à une tante. Dans le hameau, il y avait le papa, la maman, des oncles et tantes, dont une veuve de guerre. La famille a décidé de quitter le hameau, mais comme elle estimait qu’elle ne pouvait pas laisser toute seule cette veuve, on lui a laissé l’enfant… alors même qu’elle était non-traitante, voire maltraitante, vis-à-vis de l’enfant !

La famille, ça renvoie naturellement à la norme. Une fille est « fille de » (alors qu’un garçon est « fils de », ce n’est pas le même mot) ; puis, une femme est « femme de » (alors qu’un homme est « mari de », et c’est pas le même mot non plus !). Le passage à l’âge adulte, pour une femme, c’est passer de « fille de » à « femme de »… ou aujourd’hui à « mère de ».

Questions de genre

Le genre, c’est quelque chose de très complexe à définir !

On peut partir de l’identité biologique. Mâle, femelle et inter-sexuation. Plusieurs éléments sont à regarder, les chromosomes (encore qu’il y ait bien plus de cas de figure que les deux classiques « xx « ou « xy » dont on parle généralement).

Il y a aussi les organes génitaux. Ce n’est pas si simple que cela non plus car, à la naissance, c’est une question de millimètres : jusqu’à 9 mm, on affirme clairement que c’est une fille ; au-dessus de 1,4 mm, c’est clairement un garçon ; mais entre les deux, on ne sait pas ! Alors on regarde les organes sexuels internes.. Longtemps, et même encore aujourd’hui, certain-e-s considèrent l’inter-sexuation comme une anomalie, et réassignent de force en fille ou en garçon.

Le caractère d’anomalie a longtemps été lié à l’idée de procréation. On le retrouve chez les hommes ou femmes non fertiles, qui n’arrivent pas à se sentir une vraie femme, ou vraiment un homme sous le poids du regard médical et de la société. On a pourtant découvert que certaines personnes « inter-sexes » peuvent à la fois donner la vie dans le corps de l’autre et recevoir la vie dans leur propre corps.

On nous a beaucoup menti sur tout cela. Et on a commencé à s’en rendre compte avec les tests de féminité pour les sportifs, notamment avec la parution du livre d’Anaïs Bohuon « Le test de féminité dans les compétitions sportives ». Des sportives ont dû quitter les Jeux olympiques car elles n’étaient plus classables comme des femmes.

Certaines femmes ont des seins, un clitoris, un vagin, des ovaires… et en même temps beaucoup de testostérone ! Finalement, il y a beaucoup plus de cas d’inter-sexuation que ce qu’on pourrait imaginer.

On a trouvé et défini cinq « identités de sexe ». Mais après l’identité de sexe, il y a le genre : c’est la partie psychologique, c’est comment je me sens avec mon matériel biologique. L’identité se construisant dans la rencontre avec les autres.. Le psychothérapeute Jean-Marie Robine a écrit un livre dont le titre résume très bien cela : « S’apparaître à l’occasion d’un autre ». Là vient l’idée de transition, de passing, pour être reconnu enfin dans le genre d’où la personne parle.

« Trans », c’est passer d’une identité à une autre, donc faire un voyage, s’écarter du strict biologique. Ce voyage peut être plus ou moins long : ça peut se limiter aux vêtements, après il y a la possibilité de la prise d’hormone ou pas (je prends moi-même de la testostérone), après il y a éventuellement les opérations (mammectomie, mais la phalloplastie a des résultats moins intéressants que la vaginoplastie)…

Certains parlent de continuum de genre, voire d’un archipel de genres…

La décision de créer une famille

Créer une famille, ça commence déjà par un couple, un trouple ou une communauté de personnes adultes majeures (en tout cas, qui ont la majorité sexuelle : on ne peut être consentant qu’à partir de l’âge de 15 ans), ayant une sexualité ou pas.

Comment fait-on un enfant ? Là, tout se complique : on peut être fertiles ou non. Prenons un couple « classique » – un homme cis et une femme cis (cis, c’est-à-dire non-trans), hétéros tous les deux -, dans lequel l’un des deux est stérile. S’il manque du matériel biologique, on va avoir recours à un don : c’est la procréation médicalement assistée (PMA). La grande question, c’est : « D’où vient l’enfant ? ». Est-ce que je viens du matériel biologique ? Ou bien, est-ce que je viens du désir de mes deux parents ?

Derrière tout ça, il y a la loi, sur laquelle se crée la famille, en tous cas en cette époque-ci et dans beaucoup de pays du monde, l’interdit de l’inceste. Dans l’inceste, ce qui compte, c’est le lien. Et il y a une distinction claire entre « géniteur » et « parent » : un père qui couche avec sa fille sans savoir que c’est sa fille, ce n’est pas un inceste. En revanche, un beau-père qui couche avec la fille qu’il élève, c’est un inceste !

Ca me rappelle une famille où le fils n’était pas bon en maths. Quelqu’un s’en est étonné : « Pourtant, son père est prof de maths ! ». Et la mère a chuchoté : « Oui, mais on eu recours au don ! » Comme si ce n’était pas vraiment leur fils ! C’est là que les parents créent un « abandon »…

Je me retrouve en cabinet avec des couples de lesbiennes qui me disent : « On voudrait un donneur qui ne soit pas anonyme, qui n’interviendrait pas dans la vie de l’enfant, mais celui-ci, à sa majorité, pourrait demander qui c’est et vouloir le contacter ! » Elles sont face à la pression sociale, qui leur affirme sans cesse que l’enfant voudra savoir « d’où il vient ? ». On ne leur demande jamais, à l’inverse, ce que cela peut créer dans la vie de cet homme, s’il a d’autres enfants et/ou une partenaire, de voir débarquer cet enfant qui a été conçu par cet homme cis mais pas élevé par lui-même, sans « lien »… Ni ce que cela fera à l’enfant de sonner chez cet homme inconnu qui a donné du matériel, mais n’a pas choisi d’être père… Non, on ne pose pas ces questions non plus aux couples hétérosexuels, ou très rarement !

Pour moi, on abandonne davantage un enfant quand on se force à l’élever alors qu’on n’arrive pas à être en lien avec lui plutôt que quand, conscient de là où on en est, on décide de le « confier » à quelqu’un d’autre. En Polynésie, on estime que les moins bien placés pour élever un enfant, ce sont ses géniteurs ! Donc on les confie systématiquement à d’autres. Et on ne met pas le mot « abandon » sur cette pratique. Accoucher sous X peut être une démarche très responsable, mais cette démarche est fortement stigmatisée, et c’est cette stigmatisation qui fait souffrir.

J’ai aussi entendu parler d’une autre culture où les femmes sont fécondées de manière anonyme, et les enfants sont élevés par la communauté des femmes.

Il faut être conscient d’une chose : on ne nait pas mère (ou père), on le devient comme Simone de Beauvoir disait qu’on « devient femme » ou pas.

Il y a des hommes qui sont très maternant et des femmes qui le sont très peu. On pourrait laisser tout cela fonctionner spontanément au lieu de culpabiliser les un-e-s et les autres !

Prenons aussi le cas d’un couple d’hommes homosexuels qui décide de faire un enfant : aujourd’hui les deux papas peuvent être proches de la grossesse, de ce qui se passe dans le ventre de la mère porteuse, grâce à l’haptonomie. Et être ainsi présents dès la grossesse jusqu’à la naissance, puis dans l’éducation, sans rupture de lien.

Echanges avec le groupe

  • Jean-Paul : le consentement entre deux adultes est vrai sur le rapport sexuel, pas forcément dans le projet de faire un enfant.

Flo : cela devrait être aussi un consentement sur le fait d’être parents ensemble, mais c’est loin d’être toujours le cas !

  • Marisa : si on reconnaît qu’on ne se sent pas des parents suffisamment bons, c’est déjà énorme !

Flo : oui, c’est être très responsable de faire ça… alors qu’on vous traite en irresponsables !

  • Sandy : jusqu’à 14 ans, je ne me sentais pas fille du tout, je jouais au foot, aux billes…

Flo : on peut être une femme, et ne pas aimer le rôle social de femme, le rapport au corps des femmes… et ça n’a pas forcément un rapport avec le genre. Moi, je me sens plutôt… un homme efféminé ?

  • Dominique : je m’identifiais à tous les héros masculins quand j’étais petite, j’aimais jouer au foot… mais je me sentais très « fille ». De même, j’ai eu des attirances amoureuses pour des filles, alors que je ne me sens pas homosexuelle.
  • Muriel : je pense à un couple d’amis, dans lequel la femme ne se sent pas franchement mère et c’est le père qui s’occupe surtout des enfants. Un jour où ils faisaient les courses ensemble, un commerçant lui a dit, très surpris : « Je croyais que vous étiez veuf » !
  • Socheata : je suis frappée par les catégories très rigides et précises sur ce qu’est un bon et un mauvais parent. C’est très normatif, comme les questions de genre, du reste. De même, un « abandon » repose en grande partie sur le regard normatif que porte la société dessus.

Flo : en fait, il faudrait distinguer l’acceptation du rapport sexuel, l’acceptation d’être géniteur, l’acceptation d’être parent, le fait d’accepter ou non l’identité et/ou le rôle parental…

  • Maurice : les couples lesbiens, n’est-ce pas un réflexe d’égoïsme ?

Flo : ce qui compte, c’est le désir de faire un enfant. Des lesbiennes se posent forcément cette question (alors que ce n’est pas forcément le cas des couples hétéros, pour qui les choses peuvent venir par accident). Si elles y ont pas mal réfléchi, elles trouveront les réponses à apporter à l’enfant. De toute façon, il n’y a pas d’histoire familiale parfaite, sans manque, sans frustration.

Et les enfants sont souvent assez à l’aise avec tout ça. Parfois, dans le métro, des enfants me demandent : « T’es un garçon ou t’es une fille ? » Je peux répondre : « Je suis inter-sexe ». Ou bien : « Tu crois que c’est important cette question ? » En général, les enfants sont à l’aise avec mes réponses, ça ne leur pose pas problème, mais leurs parents si !

  • Jean-Paul : le désir d’enfant n’est pas, en soi, bienveillant. Ce qui peut l’être, c’est la construction d’une famille.

Flo : dans le désir d’enfant, beaucoup de choses se mêlent. Ce peut être, par exemple, l’envie de réparer l’enfant qu’on a été. Il y a aussi la filiation, le patrimoine… On peut aussi avoir envie d’être enceint-e, mais pas d’être parent.

  • Vianney : on est dans des sociétés sexuellement très normées. Comment est-ce compatible avec tout ce que tu évoques ? Quels sont les problèmes auxquels tu te heurtes régulièrement ?

Flo : par exemple, je pense à mes patient-e-s, avant un entretien d’embauche : qu’est-ce que je mets sur mon CV ? Je pense à un établissement scolaire où on a annoncé aux élèves que leur prof de maths était « madame X »… et ils ont vu arriver un barbu !

Le parcours personnel de Flo

Je me considère comme un trans « F to X » (« female » to X »). J’ai pris un peu de testostérone, mais pas beaucoup. Je ne me sens pas un homme, je me sens du sexe « neutre ». Mais je me sens bien en me genrant au masculin, c’est-à-dire en parlant de moi au masculin (« il ») : par exemple, quand on me dit que « je suis tout beau », ça me fait plaisir, mais quand on me dit que « je suis toute belle », j’ai l’impression que l’on parle de quelqu’un d’autre ! J’ai des seins, mais ça ne me gêne pas. Si je ne mets pas mon binder, on me perçoit plutôt comme femme. Si je fais la gueule, je suis plus facilement perçu comme un homme !

Je peux me sentir a-gender, être biologiquement femelle, être attiré par les femmes, trans ou cis, avec beaucoup d’androgéneïté. Je ne suis attirée ni par les hommes cis-genre, ni par les hommes trans. Enfin, jusque-là…

Après, il y a aussi l’orientation sexuelle : homo, hétéro, bi, pansexuel… Certains trans qui sont attirés par les femmes se définissent comme hétéros, d’autres comme queer, etc. Moi, je me définis plus comme « gouine ».

En tout cas, ce n’est pas parce qu’on a une chatte entre les cuisses qu’on n’est pas un homme, et vice-versa !

D’autres histoires

Imaginons, si je continuais à prendre de la testostérone, j’aurais de la barbe, et je pourrais avoir une carte d’identité avec la mention « sexe M ». Mais je peux toujours prendre un rendez-vous avec le gynéco, et je peux même être enceint ! C’est une histoire réelle que je connais. Enceint avec un gros ventre et une barbe : qu’est-ce qu’on dit de lui dans la rue ? Comment va-t-il être remboursé avec sa carte vitale qui commence par 1 ? Par exemple, à l’arrivée à l’hôpital, on peut lui demander : « Elle est où, la maman ? ». Et s’il répond « C’est moi », alors on va se mettre à l’appeler « madame » ! Ça peut être très dur pour lui d’aller voir un gynéco, car celui-ci risque de lui faire la morale : « Alors, comme ça, vous vous sentez un homme et vous voulez porter un enfant ? ».Dans les salles d’attente, les autres parents regardent les couples atypiques de travers.

Prenons aussi les asexuels, hétéro- ou homo-romantiques. S’ils veulent faire un enfant et ont besoin d’assistance médicale, celle-ci risque de leur être refusée ! Surtout s’ils ont tout le matériel médical nécessaire pour ça, mais qu’ils ne veulent pas de rapport sexuel, car ils sont asexuels. Ils vont peut-être entendre : « Oh bah, ils n’ont qu’à faire un effort, se forcer un temps ! » Il y a une injonction de la société à avoir une sexualité, qui doit être génitale et au moins une fois par semaine ! En tant que psy, si on s’appuie sur du matériel théorique très normatif, très hétéro-normé, on peut faire du mal aux gens. En même temps, on ne peut pas nier que cette norme existe et que les gen-te-s y sont confronté-e-s tous les jours…

Autoriser la PMA pour les couples de lesbiennes est en cours de discussion, enfin c’est toujours reporté (alors qu’elle est autorisée pour les hétéros). Elles peuvent aller en Belgique ou en Espagne, mais il faut en avoir la possibilité financière et matérielle. Un couple hétéro-romantique ne peut pas y avoir droit non plus.

De manière artisanale, ça peut se faire à la maison. On peut aussi avoir un rapport d’un soir, non protégé, avec un mec cis par exemple. Ou demander à une copine hétéro de conserver du sperme de son mec. Ou récupérer du sperme dans une back-room. Ou auprès d’un copain sympa qui file son sperme : mais si on sait d’où vient le matériel génétique, que devient la place du deuxième parent ? En plus, souvent, on n’ose pas demander les papiers de dépistage au brave mec ! C’est une prise de risque pour la santé côté HIV (sida) et IST (infections sexuellement transmissible).

Etre parent, ça peut se concevoir à plus que deux. On peut être poly-amoureux, dans plusieurs relations amoureuses où tout est cadré tou-te-s ensemble, en exclusivité ou sans exclusivité (« plan cul », sex friend, rapports sexuels sans relation amoureuse). On peut avoir plusieurs relations et habiter seul-e, ou en colocation avec des gens qui ne sont pas partenaires sexuels ou amoureux. Ou tout le monde peut aussi habiter ensemble : la question se pose alors de savoir si l’on donne une place particulière aux parents biologiques, ou pas ? Quelles sont les places de chacun autour de l’enfant, des enfants ?

Ca me rappelle cette personne qui avait deux relations, l’une avec un homme trans, l’autre avec un couple (lui cis et elle cis-lesbienne). Si le couple a un désir d’enfant, quelle va être la place de chacun ? Qui va vivre avec qui, et comment ? Qui souhaite porter l’enfant ? Avec l’ovule de qui ? et le sperme de qui ?

La famille, ce n’est pas seulement celle qu’on crée, c’est aussi celle d’où l’on vient. Et il y a toujours cette question : comment on le dit à la famille ? Je pense à cette femme qui devait annoncer à sa famille à la fois qu’elle était femme et qu’elle allait devenir mère ! Il y a des histoires de ruptures familiales : des jeunes qui sont mis dehors parce que non conformes… Une femme est venue me voir avec sa « fille qui voulait transitionner ». Je lui ai parlé de mon propre positionnement. En fait, ça l’a rassurée, car elle me testait ! Je lui ai dit : « Vous pourriez venir avec votre… fils ? » Ça l’a fait beaucoup rire : « Oh bah oui, mon fils, vous avez raison ! »

Il y a enfin toutes ces notions d’« instinct maternel » (ou paternel). Et ça me rappelle l’histoire de cette femme qui a eu deux enfants. Le deuxième, à sa naissance, elle n’arrivait pas à l’aimer. Alors l’équipe médicale a choisi de la laisser tranquille avec ça (ce qui doit être assez rare) ! Le bébé était en nurserie et l’enfant de deux ans en garderie, la maman vivait seule. Un jour, elle repasse, voit un bébé dans un berceau, le regarde, s’exclame « Qu’est-ce qu’il est beau ! »… et c’était le sien !

 

[La famille] Sandrine Dekens : « La famille, un réseau de liens qui obligent »

Le samedi 19 décembre, nous avons reçu Sandrine Dekens, la première intervenante de notre grand chantier sur la famille. Psychologue clinicienne, spécialiste de psychopathologie (la psychologie qui s’intéresse aux problèmes), elle a reçu une formation d’ethnopsychiatrie et travaille beaucoup avec des migrants, Africains notamment. Voici les grandes lignes de son intervention, et de ses échanges avec le groupe.

« Le fonctionnement psychologique n’est pas universel, il varie en fonction des cultures. J’ai découvert ça dans un lieu de soins à l’université de Saint-Denis, où on recevait des familles de migrants, surtout pas mal d’Africains. J’étais engagée dans la lutte contre le sida, et des femmes m’ont racontée des choses qui m’ont ahurie : une Ivoirienne me parlait du chant des génies qu’elle entendait dans la forêt, une autre des bijoux qu’elle portait à sa naissance… Et elles n’étaient pas délirantes. Je me suis dit que je devais me déplacer pour que ces énoncés-là soient qualifiables pour moi. Tobie Nathan, le fondateur de l’ethnopsychiatrie (ou « psychiatrie interculturelle »), était détesté par tout le monde : je me suis dit que je devais aller voir de ce côté-là !

Pour travailler en ethnopsychiatrie, il faut mener tout un dispositif. On reçoit toute la famille ensemble, et on est nous-mêmes en groupe de soignants : psychiatre, anthropologue, juristes… On regard le même objet mais avec des regards différents. Donc on sort du tête-à-tête.

La famille peut venir avec qui elle veut, même des voisins…

Le socle, c’est le médiateur culturel : il appartient au groupe familial, mais aussi au groupe des soignants. Il maîtrise les deux univers culturels. Il traduit les mots, mais aussi les concepts. Il s’attache aux mots « récalcitrants », ceux-là même qui n’ont pas de traduction : par exemple, le « blues » n’est pas traduisible en français.

C’est à partir de cette place-là que je suis venue vous parler de la famille. Toutes les disciplines ont quelque chose à dire sur la famille. C’est protéiforme : on y met tout ce qu’on veut, et même ce qu’on ne veut pas !

Je vais essayer d’être une bonne mère de famille, donc de bien vous nourrir !

En psychologie, la notion de « famille » est présentée comme quelque chose de positif : le droit de vivre en famille est reconnu dans la Convention des droits de l’enfant. Dans notre culture, la famille c’est bien ! En même temps, je vois beaucoup de patients qui sont traumatisés par ce qu’ils ont vécu dans la famille. C’est là que se vivent les processus parmi les plus destructeurs. Ainsi 4 millions de Français sont victimes d’inceste dans notre pays ! C’est de toute façon le lieu de nos carences affectives graves : l’abandon, notamment.

Donc c’est un concept et une pratique très ambivalents. C’est d’ailleurs l’ambivalence propre à toute clôture : à la fois ça protège, et il y a un risque d’enfermement. Si la clôture est trop étanche, cela devient une prison ! « Familles, je vous hais ! Foyers clos, portes refermées… », disait l’écrivain André Gide.

En Afrique, la concession familiale est close, mais en même temps assez poreuse.

Du point de vue des sciences sociales, la famille est une construction, qui varie dans le temps et dans l’espace (selon la culture où l’on vit). Il y a eu une époque où, même en Occident, l’amour n’existait pas ! Le fait que l’amour soit au cœur de la famille est quelque chose de tout à fait récent. Le modèle occidental est toujours celui de la famille conjugale. Mais il est interrogé par la multiplication des autres modèles : familles monoparentales, homoparentales, recomposées… On a dissocié la sexualité et la procréation, et aussi la procréation et la filiation… En fait, les familles sont extrêmement diverses aujourd’hui en France. Et puis, les anthropologues décrivent aussi plein de types de familles différents à travers le monde…

On peut définir la famille comme un « réseau de liens qui obligent ». Avec cette question qui se pose aussitôt : peut-on être attachés et libres, liés et autonomes, en même temps ?

La famille est aussi une institution. Or, nous sommes dans une société individualiste. Et l’envie de se distancier de la famille existe aussi chez tous les migrants : il y a à la fois une loyauté vis-à-vis de la famille (c’est grâce à elle qu’on est là !) et on a envie de ne plus les voir, de se débarrasser des obligations multiples liées au lien (par exemple, concernant les mariages). Les migrants se convertissent à des concepts qui contiennent une promesse d’universel : par exemple, l’amour.

La famille, c’est un concentré de normes qui se contractent dans la famille. Qu’est-ce que c’et qu’être un homme ? une femme ? comment nomme-t-on les enfants ? On pense parfois que ce sont les autres qui ont une culture ! Or, tout le monde a une culture : certaines ont une visée universaliste, d’autres pas. Nous sommes comme des poissons dans l’aquarium : la culture, c’est l’eau dans laquelle on baigne, sans même s’en rendre compte.

Ainsi, dans une famille ch’ti, ça joue beaucoup la place de chacun à table, le morceau qui est donné à chacun dans le plat commun. Il y a beaucoup de codes dans tout cela. Quand on change de culture, on commettre de gros impairs. Dans le Nord, il y a aussi le principe des « arbres à loques » : si j’arrive pas à avoir d’enfant, je fais une demande à la vierge et je lui promets un remerciement. Mais attention à honorer sa promesse, sinon l’enfant risque d’avoir des problèmes !

Les attitudes du corps sont aussi très importantes dans chaque culture. Par exemple, un enfant mandingue ne pose pas de questions, ne regarde pas un adulte dans les yeux. Des psys peuvent poser un diagnostic de dépression à partir de l’observation de telles attitudes, alors que ce n’est pas forcément le cas ! « Il va pas bien cet enfant ? ». Si, c’est juste qu’il est bien élevé. »

12 - Village de jumeaux Deux fois deux

 

Un village de jumeaux, Porto Novo, Bénin, 2005 (photo Sandrine Dekens)

 

Notions anthropologiques sur la famille

« En Afrique, la famille ce sont des groupes de personnes toutes reliées entre elle, et qui ont le même lien avec des divinités. On est aussi attaché par des invisibles et des non-humains. Pour les Maliens, par exemple, il est clair que « nous ne sommes pas seuls au monde » !

Deux grands systèmes régissent la structuration des familles : le système patrilinéaire et le système matrilinéaire (en France, on est un peu dans un système mixte).

Le système patrilinéaire est celui qui ressemble le plus à ce qu’on connaît : c’est la famille de la fille qui apporte une dot au mari. Et le chef de famille est l’aîné des garçons.

Dans le système matrilinéaire (qui domine en Afrique centrale, par exemple en République Démocratique du Congo, ou dans une partie du Ghana), c’est la famille du fils qui apporte une dot à la jeune mariée. Et le chef de famille est un conseil de famille du côté de la mère. Il y a des pères génétiques et des pères éducateurs (souvent c’est l’oncle maternel) : les psys et les assistantes sociales d’ici n’y comprennent rien quand on leur dit que le papa ne peut rien faire pour le fils, mais qu’on peut appeler le frère de la mère qui habite en Belgique !

Tout cela part de l’idée qu’un père et une mère ne suffisent pas à faire un enfant : il faut plus que deux humains, il faut au moins une divinité (ou, chez nous, la science ?). Dans les sociétés dites modernes, le bébé est une somme de potentiels, il est une personne dès qu’il arrive. Il va falloir qu’il trouve autour de lui les ressources nécessaires pour réaliser tout son potentiel, se déployer, s’épanouir… Une graine qui contient déjà en germe tout l’arbre qu’il deviendra. Ici, l’humain se développe de l’enfance jusqu’à sa maturité d’adulte, puis commence à décliner vers la vieillesse.

Dans les sociétés dites traditionnelles, c’est l’ancêtre qui a la propriété de l’enfant. Le bébé est extrêmement puissant, c’est une force brute venue du monde des ancêtres, qu’il faut canaliser et humaniser. Le processus d’humanisation est sans fin, du moins il ne décline pas car c’est un processus d’accroissement qui s’approfondit au fil des initiations. Plus on a de l’expérience, plus on devient un être humain. Ici, on dit que les vieux perdent la boule ; là-bas, on dit qu’ils explorent de nouvelles voies de la sagesse !

On accueille le bébé comme s’il venait d’un autre monde. On fait de la divination pour savoir d’où il vient… on ne se précipite pas pour le nommer ! Si on se trompe de nom, on rend l’enfant malade! Les vieux se réunissent pour discuter de tous les signes autour de la naissance (par exemple, comment se présente-t-il ?). Il faut savoir comment l’accueillir, comment lui parler… Quelquefois on prescrit une « renomination ». Quand l’enfant vient du grand-père, on peut l’appeler « papa » : les psychanalystes s’en arrachent les cheveux ! Mais il faut respecter tout cela, sinon ça désorganise tous les liens.

Les logiques des états-civils ne sont pas les mêmes entre ici et là-bas. Par exemple, dans la région des grands lacs : au départ, il n’y a qu’un seul et même nom pour désigner une personne (il n’y a pas de prénom + nom). Le nom de famille est nommé par le père, mais l’éducateur peut être l’oncle maternel. Il peut y avoir un nom pour « l’enfant né après les jumeaux » (on ne peut pas s’arrêter à des jumeaux au Cameroun ou au Congo). Quand des jumeaux naissent, ils réorganisent tout le système d’attribution des noms, car des jumeaux ont une place particulière dans la cosmogonie. Toutes les cosmogonies avant les religions monothéistes sont très marquées par les jumeaux. Chez les Yoruba, chaque jumeau a une statuette qui préside à son existence et qu’il ne faut surtout pas séparer. 

Chez nous, on transmet les choses aux enfants par la pédagogie, ailleurs la transmission se fait par l’initiation. Et on prend soin des liens affectifs de manière très différente selon les cultures : ici, on verbalise sur l’amour ; en Afrique centrale, ça s’exprime par le versant matériel, pas par l’expression des sentiments. Ca me rappelle l’histoire de ce psychologue qui convoque une mère congolaise car il a l’impression que son petit de 9 ans se sent mal aimé. La mère lui répond : « Je ne comprends pas, je lui achète des baskets neuves chaque mois ! » Le psy s’étonne : « Vous pourriez faire plus quand même ! ». Et la mère de lâcher : « Je peux pas, j’en ai pas les moyens ! »

Qu’est-ce que tout cela change dans le mode de vie et de société ? On communique avec le monde invisible. Les liens entre les invisibles et les humains sont entièrement codés, à travers des signes qui doivent être interprétés par des « collègues » du monde entier (par exemple, les officiants du vaudou en Haïti). Ceux-ci ont des rituels de guérison (car le premier mode de communication avec les invisibles, c’est de nous infliger des maladies si on ne satisfait pas à leurs besoins). On est au-delà du bien et du mal, c’est une force avec laquelle on va tenter de cohabiter en paix. Or, ce sont eux qui sont propriétaires de la terre. Ce sont des réseaux de lien entre vivants et morts, visibles et invisibles. Une maladie, c’est un message qu’il faut comprendre. On ne s’adresse pas en lien direct aux ancêtres, aux invisibles. Ce sont des mondes qui doivent coexister, mais il faut qu’ils soient bien séparés. 

C’est le cas des « enfants sorciers » de Kinshasa. Si l’enfant est maintenu dans le groupe familial, il risque de lui arriver malheur. Donc, on les met dans des orphelinats pour être adoptés. La procédure, c’est de faire sortir le sorcier de l’enfant. Alors, on frappe l’enfant pour le faire sortir. »

Échanges avec le groupe

Bacary : je suis originaire de Guinée-Bissau. Il y a un djin familial, et c’est celui qui a plus de puissance qui s’occupe de lui. Il a son autel à l’entrée de la maison. On le nourrit avec du vin rouge tous les jours. Une fois pas an, on lui fait une fête, mais je dois changer mon prénom. Je communique avec mon grand-père car je porte son nom. Si je dois faire des sacrifices pour lui et que je ne le fais pas, il apparaît dans mes rêves pendant trois jours de suite ! Je ne dois pas voir la hyène et pas manger le serpent.

Sandrine : ça crée énormément d’obligations, mais tout ce monde-là est construit sur le fait qu’il peut y avoir des rattrapages. Des systèmes qui proposent énormément de ressources. Ca donne aux thérapeutes la possibilité d’activer plein de choses, par exemple face à un enfant autiste. Les invisibles passent leur vie à se rappeler à nous, alors qu’on n’a de cesse que de les oublier. Ca anime énormément les liens et ça active les familles.

Kassia : je suis originaire des Philippines, mais j’ai plusieurs cultures en moi. Et puis, toutes les cultures traditionnelles se redécoupent entre les riches et les pauvres.

Sandrine : les cultures, ce n’est pas gravé dans un champ ancien et immuable, ça ne cesse d’évoluer. L’identité actuelle, c’est avec du multiple en soi. Quand on est métis, on apprend à vivre avec plusieurs cultures. Le risque, quand il y a du conflit, c’est d’être clivé et de penser que l’on va devoir choisir un camp contre l’autre.

Christelle : si la famille doit être réunie (par exemple, pour le sacrifice du bœuf) et qu’il y en a un qui veut pas, que fait le groupe ?

Sandrine : on va essayer de comprendre pourquoi, l’écouter, savoir s’il ne serait pas un sorcier, c’est-à-dire celui qui attaque le groupe social.

Sandy : je suis la première fille de mon père, la plus proche de lui avant sa mort, et ma grand-mère paternelle a des dons. Comme j’étais la plus rebelle, je me suis mis toute la famille à dos à partir de l’adolescence. Après que mon père soit décédé, je suis allée à mi-chemin de l’au-delà, et il m’a dit de revenir parce que mon heure n’était pas encore venue. Je sentais mon père toujours présent, traversant des pièces avec le peignoir que je lui avais offert. Ca m’a fait peur pendant longtemps. Mon premier fils porte son nom. Je communique toujours avec lui. Malgré les embûches, il me guide pour que tout se passe bien pour moi. Donc, c’est un lien bénéfique.

Sandrine : tu pourrais l’installer dans ta chambre. Aujourd’hui, c’est toi qui pourrais être le cœur rassembleur de la famille !

Marisa : il me reste un souvenir très fort de mes 7-8 ans, dans un petit village des Antilles. Chaque fois qu’il y avait un mort, c’était nous qui étions chargés de tout le rituel. Il y en avait un de nous qui entendait l’esprit et qui nous disait s’il fallait aller vite ou pas !

Sandrine : le rituel dit la manière de couper le lien avec le mort. On ne fait pas son deuil en Afrique, on change les modalités du lien. Chez les Bakongo, quand un père ou une mère meurt, on lance au-dessus du cercueil pour que l’enfant puisse ne pas trop penser au mort.

Abdel : si le mort a du pouvoir, pourquoi il n’utilise pas ce pouvoir pour rester vivant ?

Sandrine : il n’en a pas forcément envie, peut-être est-il content là où il est ?

Abdel : le monde invisible existe, mais il est pour nous !  Il y a des gens qui utilisent tout cela pour capter de l’argent.

Pierre : dans le monde occidental blanc, masculin, il y a exactement les mêmes phénomènes. Je n’aime pas ce terme d’« ethnopsychiatrie » : il faudrait changer de nom, car ça nous emmène vers les cultures « autres ». Et puis, nous ne sommes pas dans des sociétés individualistes, mais dans des sociétés d’interdépendance.

Sandrine : je suis tout à fait d’accord. Aujourd’hui, on emploie plutôt l’expression « Psychologie géopolitique clinique ». Et c’est vrai que nous sommes des personnes attachées. On peut même avoir des attachements politiques. Bruno Latour propose un « Parlement des attachements » : tout ce qui n’est pas visible et dans lequel nous baignons.

Renée : le sel, les tireuses de cartes, tout cela est aussi très important en Bretagne !

Sandrine : Jeanne Favret-Saada a travaillé sur la Mayenne. On a de quoi ré-enchanter notre monde.

Benoît : tu n’as pas du tout parlé de conflit ?

Sandrine : il y a aussi des conflits énormes, par exemple sur la question de savoir « à qui appartiennent les enfants ? »

Soshita : ces croyances ne peuvent-elles pas parfois conduire à de mauvais traitements sur les enfants ?

Sandrine : oui. Ca me rappelle un père soninké convoqué à l’école car son enfant n’avait pas le comportement voulu. Le père rentre chez lui, demande à l’enfant de ramasser un fil de fer électrique, et le frappe avec. Il est convoqué chez les policiers. Il ne comprend rien à tout cela, et se referme sur lui-même. Il faut se déplacer auprès de lui, s’appuyer sur son intention d’être « un bon père », le mettre en garde contre les comportements délictueux ou criminels.

Soshita : c’est vraiment dur d’être enfant dans ce monde-là !

Sandrine : oui, mais l’avantage, c’est qu’on a très envie de sortir de l’enfance !

Myriam : être dans une culture universalisante, est-ce que ça ne produit pas politiquement du racisme ?

Sandrine : en tout cas, ça produit de l’impérialisme.

Jean-Paul : oui, mais c’est aussi cette culture-là qui produit l’ethnopsychiatrie.

Sandrine : oui, il doit d’ailleurs y avoir eu des liens avec des mouvements marxistes, les luttes anticoloniales.

Dominique : je travaille avec des psychologues transculturels à Villiers-le-Bel dans le cadre de la « réussite éducative ». Quand l’enfant arrive à l’école, on lui enseigne « les valeurs de la République ». Si la pathologie vient du choc des cultures, comment peut-on travailler là-dessus ? Des groupes de réflexion en préfecture impulsent des formations à tout-va sur les valeurs de la République : ça me fout un peu les jetons !

Sandrine : la République demande un pacte qui est de renoncer à ces attachements antérieurs, c’est un prix cher payé ! Les migrants sont rattrapés par leurs invisibles. Il y a de la récalcitrance dans les liens antérieurs. Et ça ressort dans les consultations !

La conclusion de Sandrine

« La famille est ambivalente entre le positif et le négatif. Pour les Africains, l’endroit le plus dangereux qui soit pour eux, c’est leur famille. Sur le sida, la première hypothèse qu’ils faisaient, c’était que ça ne pouvait venir que de la famille. C’est à l’intérieur de la protection que ça s’est joué. »

Serge Volkoff : « La pénibilité et le stress ont remis sur le devant de la scène les conditions de travail »

« Spécialiste des conditions de travail, j’ai fait des enquêtes au niveau national et européen pour le ministère du Travail. Puis j’ai ressenti le besoin de voir concrètement les enjeux de santé au travail et me suis rapproché des ergonomes (qui étudient les façons de faire au travail et proposent des améliorations). Je me suis formé avec eux avant de monter le CREAPT, un centre de recherche.
Je bosse sur le vieillissement au travail et les constructions et transferts de l’expérience. Et aussi sur comment évoluent les conditions de travail dans nos pays. Et puis je suis militant de la santé au travail et participe à la revue « Santé et travail ».
 
Un film traitant de la reprise du travail dans les usines Wonder, en 1968, m’a marqué. C’est un documentaire de 10 mn. Dans la région parisienne, une ouvrière désespérée est devant l’usine, avant la reprise du travail, et ne veut pas reprendre malgré les avancées en termes de Smig, protection sociale et acquis sociaux que lui rappellent ses collègues. Elle ne veut pas reprendre le travail dans cette usine. Elle aurait voulu que la vie soit « changée profondément ».
 

Un peu d’histoire

Dans les années qui ont suivi 68, les conditions de santé au travail ont occupé une place majeure dans les négociations et dans les lois. Elles sont réinterrogées régulièrement par des initiatives, des écrits, des grèves concernant les conditions de travail.
La Penarroya, usine chimique exposant les salariés au plomb, a connu de longues grèves ; les chaînes d’auto également, pour dénoncer le travail parcellisé, abrutissant, répétitif… des « grèves pour la dignité ».
Des circulaires d’organisations patronales, des documents d’orientation syndicale ont abouti à la création d’organismes comme l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail).
Puis, à partir de 1975, emplois et salaires ont été sur le devant de la scène pendant longtemps avant que la santé au travail ne refasse surface, il y a 5 à 10 ans. Avec notamment :
  • la pénibilité (qui est entrée dans la réforme des retraites) ;
  • les risques psycho-sociaux (qui provoquent du stress et des suicides dans toutes sortes de métiers et d’entreprises).

La pénibilité

En 2003, les lois Fillon réformant les retraites préconisent de négocier pour prendre en compte la pénibilité, car le travail joue un rôle sur la durée de la vie, donc des retraites. On permettrait alors les départs anticipés. Cet objectif a finalement abouti avec le « Compte Pénibilité », dans la réforme des retraites de 2014.
En effet, chez les hommes, on note 6 à 7 ans d’écart de durée de vie entre ouvriers et cadres. La durée de vie est d’environ 78 ans. Les femmes vivent 6 ans de plus et ne présentent pas d’écart aussi grands entre métiers différents.
On note aussi que les ouvriers, âgés, sont beaucoup plus malades que les cadres. La différence s’explique en partie par l’environnement professionnel nocif. 
 
En 2010, la loi pénibilité liste 10 caractéristiques 
Le travail de nuit, les horaires alternés, le travail répétitif, la manutention de charges lourdes, les postures pénibles, le travail avec des outils vibrants, l’environnement de produit chimiques, le bruit, des températures extrêmes et les milieux hyperbares (plongée sous-marine).
 
– Les toxiques cancérigènes, comme l’amiante ou les pesticides, provoquent des maladies qui se déclarent parfois 35 ans plus tard.
 
– Le travail de nuit fragilise l’appareil cardio-vasculaire et provoque des maladies après la retraite.
 
– Le travail en horaires alternés : on tente d’aménager les horaires, mais le compromis est difficile à trouver – bosser toutes les nuits de façon fixe ou bien faire tourner les salariés. Les études montrent que c’est mieux toutes les nuits mais hors travail, les gens ont une vie de jour, comme tout le monde, ce qui déséquilibre. Parfois, les salariés ont 3 jours de repos après 3 nuits (de 12h). Il est alors difficile de se réadapter. Le travail exclusivement de nuit raréfie l’apport de mélatonine, ce qui déclenche, entre autres, les cancers du sein. Les cycles courts sont les moins risqués, mais il est alors difficile d’organiser sa vie. Les rotations montantes (5h-13h, puis reprise du boulot le lendemain après-midi) sont moins pires que les rotations descendantes (10h-18h, et on reprend dès le matin), mais dans ces dernières on accumule plus de jours de repos !
 
– Le travail physique – manutention, positions déséquilibrantes (serveurs, femmes de ménage, outils vibrants…) – provoque moins d’accidents mortels du travail que par le passé, entre autres parce que le Samu intervient plus rapidement et surtout, la prévention de ces risques graves est faite de façon plus sérieuse. Mais les efforts physiques, s’ils ne nuisent ni à la durée de vie ni au risque de cancer, . provoquent, dans le grand âge, des problèmes au niveau des systèmes osseux et musculaire (rhumatismes, lumbagos, etc.).
 
Pourquoi la pénibilité physique ne recule-t-elle pas, cependant ? Des exemples :
 
– Le métier de chauffeur routier a connu des progrès techniques considérables au niveau des camions, des cabines, du freinage, du système de déchargement, etc. Mais le principe du « zéro stock » fait que les chauffeurs sont sans arrêt sur les routes, leurs employeurs leur réajustant sans cesse leur plan de livraison. Du coup, le rangement des marchandises prévu pour la tournée se trouve être complètement inopérant. Il faut, pour aller chercher un carton au fond du camion, pousser tous les autres et le prendre à la main, le diable ne pouvant pas passer. De plus, avant ils étaient deux, maintenant ils sont seuls.
 
– Le lève-malade dans les hôpitaux n’est souvent pas utilisé car les chambres sont trop petites pour le manœuvrer autour des lits, on perd beaucoup de temps. Et puis, les aides soignantes, qui se plaignent de n’avoir plus de temps pour s’occuper des malades, préfèrent les porter ou les soulever elles-mêmes pour avoir un contact avec eux.
 
– Avant le code-barres, le travail des caissières était très stressant. Taper les prix sans se tromper à longueur de journée provoquait des tensions extrêmes, musculairement et psychologiquement. Mais depuis l’apparition du code-barres, les caissières sont tenues d’aller plus vite – même le client attend d’elles qu’elles soient rapides. De plus, leurs caisses sont reliées à un logiciel informatique qui calcule les renouvellements de stock et leur travail. Leurs résultats sont affichés dans la salle de repos – ce procédé est interdit aujourd’hui (cf le film « Discount »).
 
– Les éboueurs : là aussi les progrès techniques ont été importants : les containers auto-déversant dans le camion, le système auto-tassant, etc. Mais dans la pratique, lorsque les containers sont petits, il est plus vite fait de les prendre à la main (on connaît l’expression « fini-parti »). Parfois les éboueurs courent le long du camion au lieu de monter derrière car on se massacre les genoux à sauter du marchepied, et courir va plus vite lorsque les poubelles ne sont pas éloignées.
Exemple d’une ville qui, à la suite de plaintes des commerçants, a d’abord proposé de grands containers, mais ceux-ci ont été refusés par les habitants car ils prenaient des places de parking. La mairie a finalement décidé de retirer tous les containers, faisant bosser les éboueurs comme trente ans en arrière, en trimballant les sacs et en les balançant dans le camion. Ils ont vécu cela comme une humiliation.
 

Les six facteurs de stress psycho-social

a/ Intensification 
Comme il est devenu « bien » de se dépêcher, de changer, les caractéristiques mentales ont été bouleversées, occasionnant des burn-out, des épuisements professionnels, de la souffrance psychique et du stress qui ont des conséquences sur le sommeil, la digestion etc. Beaucoup de ces symptômes qui n’ont pas d’impact sur le long terme ne créent pas le droit à un départ anticipé à la retraite.
Exemple des personnes qui travaillent dans les ascenseurs (endroits petits, confinés, souvent très sales et qui sentent très mauvais). Ou des dactylos saisissant des chiffres à longueur de journées et qui constatent chaque jour, à la sortie du boulot, qu’elles ont perdu la notion du nombre : elles sont incapables, par exemple de lire 152 quand elles doivent prendre ce bus. Elles lisent 1, 5 , 2 ! Ce symptôme passe au bout d’1/4 d’heure environ.
 
b/ Exigences émotionnelles 
Les métiers auprès des malades, d’enfants, à la CAF, au volant d’un bus ou d’un métro exposent à la souffrance ou à la violence des usagers, patients ou élèves. Ils impliquent de savoir gérer ses émotions : ne pas montrer sa peur, son angoisse, ne pas se laisser envahir par l’état du malade.
 
c/ Manque d’autonomie 
Dans les systèmes d’assurance-qualité, les procédures sont très strictes à suivre, très frustrantes, contraignantes et fatigantes.
 
d/ Rapports sociaux
Quand les tensions sont fortes entre collègues, quand il y a du harcèlement, quand les chefs sont insupportables.
 
e/ Conflit de valeur
Lorsqu’on nous demande de faire un travail que nous, on ne ferait pas de cette façon. Exemple du suicide d’un technicien électroménager qui ne supportait pas de devoir placer des garanties de 5 ans sur les appareils qu’il vendait (car la conception même de l’appareil faisait qu’il lâchait… après les 5 ans).
 
f/ Craintes pour l’emploi
La peur de ne plus avoir de revenus. Se dire en permanence qu’on est dans un certain milieu, mais pour combien de temps ? Curieusement, ce sont les personnes engagées en CDI qui ont le plus peur.
 
Les centres d’appel, dans les open space, sont des lieux qui concentrent tous les facteurs psycho-sociaux : port du casque sur les oreilles, protocole très strict, utilisation d’un langage très précis, dans un temps restreint, gestion de l’émotionnel des gens qu’on a au bout du fil (colère, propos injurieux, etc.).
Exemple du nounours : les dialogues des travailleurs avec un client sont écoutés. Si tout s’est bien passé, ils ont un morceau d’un puzzle. Quand le puzzle est terminé – c’est un nounours – ils ont le droit de remplacer le chef pendant ½ journée.
Le conflit de valeur est présent tout le temps car les salariés vendent des choses à des gens qui n’en ont pas besoin.
Dans certains cas, on peut organiser le travail sur d’autres bases, donner plus de marge de manœuvre aux salariés, mais cela n’a lieu surtout que pour la vente de produits chers et de haute qualité. Là, on prend tout le temps qu’il faut.
 

Questions-remarques

– Le lean management (« lean« = amincir) est une méthode d’organisation venue du Japon qui vise à améliorer les conditions de travail et les performances d’une entreprise. Il consiste en des micro-aménagements pour gagner du temps et de l’espace partout où c’est possible et éviter les « gaspillages ». Les retombées sont variables selon les pays. Au Japon, cela a pu être un facteur de progrès. En France, on s’est rendu compte par exemple que l’espace occupé rationnellement n’est pas une vérité. Celui qui ne sert à rien est investi par les salariés pour des choses non prévues en amont, mais utiles et positives pour l’entreprise (et pour les salariés). Le degré de rigidification finit par nuire.
Et puis beaucoup d’études de terrain montrent que les gaspillages ne sont pas forcément des gaspillages.
 
– Le progrès technique (amélioration des machines, écrans, logiciels…) amène-t-il toujours un progrès humain ?
Certaines informatisations sont un vrai progrès – exemple, dans un labo de recherche (CNRS) en linguistique, des salariées ont repoussé leur départ à la retraite tant ce que permettait le nouveau logiciel était passionnant.
Sinon, le progrès va souvent de pair avec l’intensification du travail. Si on a du temps, on vérifie, on invente, on construit, on trie, bref on se construit une expérience. Actuellement on est plutôt décervelé par le travail.
 
– Exemple de gaspillage nécessaire : dans les hauts-fourneaux, si la situation est tendue, c’est dangereux. Or, l’entreprise embauche des temps partiels, donc inexpérimentés (il faut une dizaine d’années pour se former). Tout le monde est inquiet. Il faudrait être 12 pour pouvoir se permettre d’envoyer un salarié en formation mais ils ne sont que 11 autour d’un haut-fourneau. La douzième personne aurait pu être ce gaspillage nécessaire mais la direction a refusé – le chef d’atelier disant : « Je vous préviens, si l’une de vos solutions est l’embauche de personnel, c’est non tout de suite ! »
 
– Les démarches qualité : dans un grand organisme social, nos propositions de reformulation d’objectifs ont été acceptées : par exemple, l’indicateur « donner satisfaction au bénéficiaire » est devenu « donner des informations claires ».
 
– Dans cette situation de crise économique et de chômage, quelle est la marge de manœuvre des salariés pour s’opposer aux conditions de travail ? Se mettent en place des stratégies personnelles – gestes qui s’adaptent pour aller plus vite, anticipations pour ne pas avoir à faire dans l’urgence… – ou collectives – le conducteur du camion-poubelle qui descend aider les éboueurs (alors que ce n’est pas son job) afin qu’ensemble ils mettent au point un véritable ballet des containers pour aller plus vite.
C’est de la résistance collective qui fait un peu bouger le cadre. D’ailleurs, les N+1 observent parfois que ces stratégies sont bonnes pour l’entreprise et qu’elles vont dans l’intérêt de tout le monde.
Bernard Thibault disait qu’il fallait reconstruire le syndicalisme à partir d’une prise en compte des conditions de travail sur le terrain.
 
– La plupart des CHSCT font surtout du CHS (comité hygiène et sécurité), peu de CT (conditions de travail).
 
– Le droit de retrait  (institué par les lois Auroux, en décembre 1982) est un droit donné au salarié de se retirer s’il estime que les conditions de travail sont dangereuses. De plus en plus d’affaires sont gagnées aux Prud’hommes par d’anciens salariés licenciés dans ce cadre.
 

Bernard Bouché : « Il n’y a que la mobilisation collective et la justice pour faire bouger les patrons ! »

Bernard Bouché est syndicaliste à Solidaires en ayant participé à la création de Sud Rail, après le conflit de 1995. Avant, Bernard était à la CFDT, quand celle-ci défendait la nécessité de mettre en place une société socialiste autogestionnaire. Il a participé au Comité Central d’Entreprise de la SNCF (notamment en présidant sa commission « conditions de travail »). Au sein de l’Union Syndicale Solidaires, il participe actuellement au développement de formations interprofessionnelles notamment sur les questions du travail, des risques organisationnels et des pressions.
 
Les pratiques développées au sein de Solidaires aujourd’hui visent notamment à reprendre la main au plus près du terrain et à développer les initiatives avec les salarié-e-s. Il ne s’agit pas en effet seulement de montrer et démontrer tout ce qui fait souffrir les salarié-e-s (ce qui est nécessaire mais pas suffisant), mais d’être du côté du développement du « pouvoir d’agir ».
 
On peut par exemple analyser la précarité en montrant toutes les conséquences et les freins dans les mobilisations, qui sont la conséquence de la montée du chômage et des statuts et situations de précarité. La réponse syndicale et sociale serait alors à rechercher dans les luttes pour l’emploi et pour l’amélioration du code du travail et pour obtenir des garanties pour les salariés. Ces luttes sont nécessaires, et les équipes syndicales y sont impliquées, mais, en attendant, il nous faut aussi comprendre ce que sont les résistances et comment des résistances et des luttes de précaires se développent malgré des situations défavorables pour les luttes. Des luttes se développent aussi dans le commerce, l’hôtellerie, la restauration rapide. Les salarié-e-s sont donc loin d’être « pliés », couchés et apathiques.
 
Les résistances des salariés (trop souvent présentés comme « coopérant », voire « collaborant », à leur propre exploitation) sont à observer, valoriser et encourager par des pratiques syndicales d’« enquêtes-actions » qui questionnent les salariés. Comme le disait une équipe syndicale d’un établissement de l’enseignement supérieur, « tirer le fil de la souffrance au travail via l’écoute syndicale permet de dévider toute la pelote des questions du travail. On a l’impression tout à coup d’avoir à notre disposition une puissante mandibule permettant d’attraper sous un jour nouveau les sujets syndicaux plus traditionnels. À la mâchoire supérieure du discours politique général, s’articule désormais une mâchoire inférieure des mille et uns faits concrets de la vie au travail ».
 
Ce n’est pas seulement ce qui est visible (les grèves et manifs…) qu’il faut regarder et valoriser, mais aussi tout ce que déploient les salariés, toutes les résistances et manières de faire qu’ils mettent en œuvre. Un exemple de résistance qu’on ne « voit » pas et qu’il faut aller dénicher avec ceux qui font le travail : l’un d’entre eux, jeune embauché à Domino’s Pizza, explique que, lorsqu’il arrive au travail, il commence par retourner la pancarte mentionnant les quantités maximales d’ingrédients à mettre dans les pizzas. Cela lui permet de faire un peu à sa façon et de mettre un peu plus que ce qui est prévu …
 
L’Union Syndicale Solidaires développe des formations d’équipes syndicales en ne spécialisant pas les acteurs syndicaux. Les représentants du personnel dans les CHSCT sont ainsi invités à agir avec les autres représentants (avec les délégués du personnel et membres des comités d’entreprise et, dans la fonction publique, avec les autres instances). Au lieu de parler de « risques psycho-sociaux », terme totalement incompris des salarié-e-s et qui est « un fourre-tout » qui sert souvent à produire des indicateurs et à « noyer le poisson », il s’agit plutôt de mettre en œuvre des pratiques de prise en charge syndicale des risques organisationnels (donc générés par les organisations et politiques patronales), des pressions et des violences au travail.
 
La formation des équipes syndicales permet ainsi de comprendre les logiques en place dans les entreprises, publiques ou privées, les administrations, personne n’étant épargné. Pourquoi des salariés sont épuisés au travail, quelles sont les difficultés qu’ils rencontrent pour faire un boulot avec lequel ils sont en accord, pour faire de la qualité de leur point de vue (et pas celui des employeurs pour qui ce qui compte en définitive, c’est la quantité). Pour les patrons, les mesures à mettre en œuvre ne doivent pas remettre en cause l’organisation du travail (organisation hiérarchique, moyens, contenu et autonomie, etc.). Si les salarié-e-s sont malades, c’est parce que le travail lui même est malade.
 
Ce sont celles et ceux qui font le travail qui connaissent les contraintes et peuvent expliquer les difficultés rencontrées au jour le jour. Et même pour un militant syndical, ce n’est pas évident de comprendre les autres travailleurs. Aller sur le terrain, dans les bureaux, les ateliers, les services avec une feuille blanche ou un carnet permet de questionner, d’observer et, au bout du compte, de comprendre ce qui se passe dans le détail. Cette pratique augmente considérablement les possibilités de mobilisations collectives. Ce qui est important, c’est de travailler avec eux sur les difficultés rencontrées, mais aussi sur ce qui va bien (et donc sur ce qu’ils voudraient préserver), sur ce qu’ils voudraient faire mais n’arrivent pas à faire, sur les stratégies qu’ils mettent en œuvre pour arriver à faire…
 
De nombreux exemples montrent des syndicalistes qui contribuent à développer des initiatives de terrain. Si on entend parfois dire que les syndicalistes, notamment ces dernières années, ne se seraient intéressés qu’à l’emploi et au salaire au détriment des conditions et de l’organisation du travail, c’est sans doute ce qui peut apparaître de manière générale, mais la réalité, c’est une multitude d’initiatives de terrain, le plus souvent avec des moyens limités. Dans une entreprise de moins de 100 salariés lorsqu’il y a un CHSCT, il y a trois représentants du personnel dans cette instance qui ont chacun deux heures de délégation (donc de détachement possible) par mois…
 
Les questions de conditions et d’organisation du travail sont prises en compte par le syndicalisme, mais ne sont pas visibles des médias, voire de la majorité des chercheurs qui vont regarder et analyser cela loin du terrain et de manière globale. C’est peu visible, ça ne fait pas la une des médias, mais ça représente pourtant une énergie et des heures d’investissements et d’échanges au côté des collègues de travail. Par exemple, lorsque les libraires de la Fnac Bellecour à Lyon décident, sous l’impulsion de la déléguée de Sud Fnac, d’écrire une lettre ouverte à la direction sur tout ce qui ne va pas, de décrire les changements incessants (une fois, il faut vendre sur place et, peu de temps, après il faut promouvoir Internet), décrire aussi la fatigue et l’usure…Les libraires décident ensuite de transmettre cette lettre à toutes les Fnac de province et reçoivent des éléments en réponse, par exemple des collègues de Grenoble : « Sachez que la lecture de la lettre des libraires de Bellecour nous a bouleversés ; tout à coup, nous prenions connaissance du quotidien des autres librairies, tout à coup des mots étaient mis sur des maux et enfin nous n’étions plus seuls, contrairement à ce qu’on nous faisait croire ». C’est ce type d’initiatives qui fait « boule de neige » que Solidaires a envie de développer. En passant du verbal à l’écrit, mais aussi du discours général aux effets concrets et aux situations vécues, on peut exprimer une radicalité le plus souvent plus importante et permettre la mise en mouvement.
 
Bernard Bouché précise que ces enquêtes ne sont pas destinées à convaincre les directions ni à avoir des arguments où à « objectiver » des situations, mais plutôt à développer les possibilités d’agir avec les salarié-e-s. Deux situations font en effet bouger les patrons : les mobilisations des salarié-e-s (pas seulement la grève) et les actions en justice. Quand, par exemple, les syndicalistes de Sud Caisse d’épargne font condamner leur direction contre la mise sous tension généralisée des salariés de la banque (le benchmark), ça permet à la fois de légitimer l’action syndicale, d’obliger la direction à revoir son système d’évaluation (même si tout n’est pas gagné), et cela aboutit aussi à des salarié-e-s qui parlent de tout cela entre eux avec, au bout du compte, un recul de l’isolement.
 
Ce qui est médiatisé n’est que la partie la plus visible de la pression et masque souvent les difficultés quotidiennes. Personne ne parle (ou très exceptionnellement) du suicide des chômeurs, des précaires ou même des ouvriers. Ces drames sont pourtant plus importants que dans l’encadrement. Et s’il ne s’agit pas de faire une comptabilité morbide, l’action syndicale (et les enquêtes menées par les militant-e-s) doit permettre de comprendre avec les collègues de travail pourquoi ils disent qu’il est vraisemblable que ce geste soit lié, au moins en partie, au travail. Dans le cadre de ce type d’enquête, des salarié-e-s s’expriment un jour en disant « s’il faut en arriver là pour être écoutés, c’est grave ! ». C’est en questionnant les collègues (« pourquoi tu dis cela ? Qu’est-ce que tu aurais envie de dire et qui n’est pas entendu par la hiérarchie et la direction ? ») que l’on peut comprendre ensemble ce qui ne va pas, ce qu’il faudrait changer et imposer ensemble… Faire du collectif à partir des aspirations de chacun.
 
Bernard Bouché donne des exemples de modes d’action qui permettent de développer des postures actives :
le droit de retrait pour situation de danger grave et imminent a été mis en œuvre un vendredi soir (un des jours les plus chargés au début du week-end) dans un magasin Domino’s Pizza avec des jeunes étudiant-e-s précaires et à temps partiel. Charges de travail trop importantes, insuffisance d’effectif, pneus des scooters inadaptés : le ras-le-bol s’est accumulé au fil du temps et, avec l’équipe syndicale de Solidaires, a obligé le patron à négocier, à trouver des solutions, à embaucher dans la semaine qui a suivi… Une section syndicale avec une élection de délégués du personnel s’est ensuite mise en place avec des difficultés liées au turn-over important dans ce secteur.
la déclaration d’accidents du travail lorsque un-e salarié-e « pète un câble » à l’issue d’une tension avec ses collègues, un client ou sa hiérarchie. Dans une MJC, par exemple, les salariés sont chargés d’organiser un festival, mais ils n’obtiennent pas de réponses à leurs questions concrètes, et leur travail est bloqué. Les emplois aidés n’ont pas été remplacés… Ils élaborent avec les bénévoles des propositions pour externaliser l’activité et ne plus dépendre d’une structure qui les bride. L’inspection du travail est alertée et intervient, la médecine du travail est sollicitée. Pour le moment le « bras de fer » continue et un des salariés est en accident du travail après une altercation avec le directeur de la structure. On peut en effet faire reconnaître un « choc psychologique » lié au travail comme accident dès lors que l’on peut prouver qu’un fait déclencheur est à l’origine de ce choc. Et pour un-e salarié-e, ce n’est pas la même chose de se mettre en « arrêt maladie » (ce qui sous-tend une fragilité personnelle) ou en accident du travail (ce qui est la conséquence d’une cause liée au travail).
 
 
 
 
 
 

Danièle Linhart : « La sur-humanisation casse les logiques de métiers »

Danièle Linhart est sociologue du travail et directrice de recherche émérite au CNRS. Elle travaille à Paris 8 et Paris 10 avec des historiens et des spécialistes sur l’étude du genre. Elle réalise un travail d’enquête et d’interviews dans les entreprises. C’est à partir de ces enquêtes qu’elle a accumulé beaucoup d’observations sur la réalité du travail aujourd’hui. Elle est venue le dimanche 11 janvier rencontrer le groupe du grand chantier pour lui restituer un peu de ses analyses. Le compte-rendu de cette intervention n’a pas encore été validé par Danièle Linhart.
 
« J’ai réalisé beaucoup d’enquêtes dans beaucoup d’entreprises et participé à des séminaires organisés par SUD, la CFDT, la CGT et par des responsables d’entreprises. Au sein de ces derniers, j’ai pu comprendre la stratégie managériale, hors de la langue de bois qu’ils utilisent lors des interviews habituels. Ces responsables sont conditionnés, formatés, dépendants des consignes des états-majors, qui sont eux-mêmes dépendant des consignes des financiers.
 
On est souvent déçus car l’utilisation faite de notre travail n’est pas enthousiasmante. La question du travail est considérée comme moins urgente que celle de l’emploi et des salaires. Les partis politiques ignorent totalement ce qui se passe réellement dans les entreprises. Depuis 1981, les syndicats sont soumis à une institutionnalisation. Par exemple, les membres des CHSCT sont devenus des experts, loin de la base. De plus, ils n’ont pas de savoir-faire du travail.
 
Le taylorisme 
Pendant les Trente glorieuses (années 1950-60-70), les syndicats n’ont pas voulu collaborer avec les patrons pour réorganiser le travail. Eux s’occupaient de la redistribution de la richesse, pas des conditions de production. Et ils étaient convaincus que l’organisation taylorienne était la plus productive.
Dans le taylorisme, l’idée est de décomposer le travail, de le découper – les ouvriers étant robotisés. C’est une pensée managériale faite pour asseoir la domination sur les ouvriers, tout en cherchant le consensus dans la société, à qui on présente cette forme de travail comme la meilleure et surtout la plus juste – tous les innovateurs se sont toujours présentés comme les bienfaiteurs de l’humanité !
Le contrat de travail est un contrat de soumission, car le salarié dépend de son patron et accepte de se soumettre aux consignes de travail durant le temps de travail, parce que l’employeur lui paye son temps.
Taylor est le premier consultant de l’histoire industrielle. Il fait des enquêtes et dresses des constats. A l’époque, un employeur s’adressait à des contremaîtres, qui eux-mêmes employaient des ouvriers de métier. Taylor dit que c’est une mauvaise solution car le patron payant le moins possible ses ouvriers, ceux-ci font de la flânerie systématique, maintenant une production basse. « C’est la patrie qui en pâtit. C’est une catastrophe. Au nom de l’avenir des Etats-Unis, il faut trouver un consensus ». Il interpose la science entre les ouvriers et les patrons. C’est elle qui décide de la meilleure façon de produire : il faut payer plus les ouvriers et en fonction de l’augmentation de la production.
On va aussi chercher dans la tête des ouvriers la somme des savoirs et connaissances pour l’amener dans les bureaux, et ensuite rationnaliser le travail. Il s’ensuit une compartimentation des métiers et des tâches. En fait, Taylor dépouille les ouvriers des seules ressources qu’ils ont dans leur tête et qui constituent un contre-pouvoir. Il y avait à l’époque des syndicats de métier, ils disparaissent, opérant un transfert de pouvoir vers l’employeur – tout cela sous couvert de mieux au niveau productivité et salaires.
Même la gauche y a cru – voir le livre de Bruno Trentin « La cité du travail » qui dénonce la posture des syndicats au temps du taylorisme. Ils y croyaient ! Ils monnayaient la pénibilité du travail en primes (prime de travail, prime de toxicité, etc.) au lieu d’éradiquer ces conditions de travail.
 
L’économie sociale et solidaire
Les Scop qui ne sont pas concurrentes d’entreprises capitalistes classiques organisent leur travail différemment. Les autres ont tendance à bosser de la même façon. Seule la redistribution de l’argent est différente.
J’ai bossé dans une Scop – l’AOIP (8 ouvriers) qui fabrique des téléphones. J’interpelle mes collègues : « Qu’est-ce que ça vous fait de bosser dans une Scop?
– Une quoi ? Ben nous on est en intérim ! » 
Moi-même je pointais et intégrais la chaîne. Des AG élisent le directeur, oui, mais la différence est difficile à percevoir dans l’organisation du travail. Un économiste me disait : « Il y a trois logiques : la capitaliste, la révolutionnaire et celle qui érode par la base et impose d’une autre façon, la Scop ! » Moi, je n’en suis pas convaincue…
L’économie sociale et solidaire, quant à elle, demande aux salariés des conditions de travail plus difficiles pour respecter les valeurs soi-disant non capitalistes. C’est la même logique dans le service public : au nom des deniers publics, du bien commun, de l’intérêt général, on fait bosser les salariés du public comme dans le privé.
 
Le fordisme
Ford et Taylor ont mis au point une méthode d’emprise sur les ouvriers qu’ils justifient idéologiquement : c’est pour le bien de tous. A l’époque, comme il y a 70 % de turn-over, Ford augmente les salaires jusqu’à ce que les gens restent. Il a payé 150 % de plus. Comme les salariés acceptent, Ford déclare qu’il n’y a pas d’injustice. Les salariés souffrent de stress et d’insomnie, à un tel point qu’on a appelé cette maladie la Fordite.
Ford déclare : je veux être sûr que mes ouvriers méritent, par leur mode de vie, ce travail. Pour cela, il envoie des inspecteurs aux domiciles pour vérifier trois règles fondamentales :
1 – Être marié (un homme non tenu par sa femme va courir les filles la nuit et être fatigué le lendemain)
2 – Que madame tienne bien sa maison (pour l’hygiène)
3 – Apprendre à madame à faire des économies pour… acheter une Ford !
Ford a été pressenti pour être prix Nobel de la Paix avant la guerre, sauf qu’étant un grand admirateur d’Hitler, son image en a pâti.
Ces manières sont d’une violence inouïe, c’est une privation de liberté totale, l’homme devient un rouage.
 
Les tendances actuelles
Aujourd’hui, on est confronté à une sur-humanisation : on ne voit plus que l’humain dans le travail, pour ne pas voir les professionnels avec leur savoir, leur connaissance et leur valeur professionnelle, morale et citoyenne. Là où Taylor disait « Il faut expulser l’état d’esprit », aujourd’hui on dit : « Il faut mobiliser les émotions et les affects pour un travail productif ». Mais c’est toujours une même logique d’emprise et de domination.
Exemple : en 1968, les ouvriers en ont ras-le-bol, la mondialisation commence à arriver, et avec elle la concurrence, qui réclame de l’innovation, de la qualité et de la productivité au détriment d’une certaine qualité de vie au travail. C’est une révolution sociale.
A l’époque également, les activités tertiaires se développent (activités en interaction avec les usagers, patients, d’autres entreprises, etc.), des activités pour lesquelles l’organisation tayloriste n’est plus du tout efficace. Mais la contrainte et le contrôle sont toujours à l’œuvre : on oblige chaque salarié à s’appliquer les critères d’efficacité et de productivité. Chacun devient le relais conscient de cette logique. On joue sur la fibre humaine : « La vraie richesse de l’entreprise, ce sont les hommes et les femmes ». On manipule idéologiquement au sein de cercles de qualité et/ou d’expression où on fait parler les gens. En fait, l’entreprise fait passer des messages.
Les groupes d’expression sont arrivés à un moment de creux syndical, les salariés, pas habitués à la parole (ils sont plutôt dans le faire), n’ont pas été préparés, il n’y avait pas de collectif. De plus, il n’y avait pas de rapport de force, et plutôt une méconnaissance syndicale en matière d’organisation du travail.
Exemple de formation pour les cadres : apprendre à poser les bonnes questions pour avoir les bonnes réponses. On soumet en permanence les salariés à l’idéologie de l’entreprise. C’est la culture de l’entreprise. On ne parle plus de culture des métiers.
Cassage des logiques collectives, entretiens individuels, transformation de chaque salarié en militant inconditionnel de son entreprise : tous ces éléments sont une évidence pour les responsables car ils considèrent qu’ils se lèvent tous les matins pour l’emploi des salariés. Ces emplois sont leur emploi, il est donc normal que les salariés militent pour.
L’embauche désormais se fait dans le sens d’une adaptation idéale aux méthodes de l’entreprise. Ce ne sont plus la qualité, le CV et l’expérience professionnelle qui comptent.
 
Les coaches et les psys
En situation de demande d’emploi, il faut montrer sa capacité d’adaptation. Des entreprises demandent même des prises de sang afin de détecter la substance qui a à voir avec la transgression.
L’IRM montre que certaines couleurs excitent des zones du cerveau en termes de répulsion ou d’attirance. Ces méthodes de recrutement peuvent passer aussi par l’analyse graphologique des candidats.
On coache les salariés sur leur habillement, leurs gestes, etc. Les critères de base sont donc bien humains, et non plus professionnels. Il faut être flexible, mobile, loyal, accepter de s’engager, de se remettre en question. On manipule ceux qui aiment le risque (saut à l’élastique, par exemple) en les flattant narcissiquement : trouver en soi des potentialités qu’on n’imaginait même pas. L’armée recrute exactement sur ce mode.
Les psychologues du travail répondent à la souffrance au travail, non à son organisation. On utilise énormément les psychologues dans le cadre des cabinets de consultants. On considère toujours que c’est l’agent qui est malade, pas l’organisation du travail. D’ailleurs, la direction demande au CHSCT de repérer les gens « fragiles » pour éviter qu’ils ne se suicident. Le comble, c’est qu’ils devraient bénéficier de leur travail pour retrouver de la confiance en eux ; or, là, c’est l’inverse qui se produit : le travail les fragilise encore plus.
 
Histoires concrètes
 
1 – Quand les militaires fascinent les RH
« Les RH au service du bonheur » : c’est la thématique d’un séminaire de RH. À chaque séance, un militaire expose : un amiral, un colonel revenu d’Afghanistan, etc. Ils fascinent l’assistance par des phrases telles que « Les soldats doivent avoir une confiance totale en nous ». Les RH rêvent d’obtenir cette confiance aveugle.
L’amiral dit que lorsque les gars partent en mission, ils doivent avoir l’esprit libre et ne pas avoir de problèmes familiaux. Exemple de travail pendant trois mois dans un sous-marin nucléaire durant lequel ils doivent faire beaucoup de relevés. On détecte des manques d’attention – ils sont turlupinés : que fait leur femme pendant ce temps ? Après sondage, on s’aperçoit que le moment le plus délicat pour la fidélité de la femme est quand un appareil ménager tombe en panne… car un homme vient réparer ! Solution : on crée un service de dépannage « certifié » par le ministère de la marine – madame est obligée d’y faire appel en cas de panne.
La volonté de prendre en charge toutes les difficultés des salariés équivaut à prendre en charge la spécificité humaine (peur, maladie, angoisse). Tout résoudre, c’est totalitaire !
Pour obliger les salariés à recourir aux bonnes pratiques de l’entreprise, on opère une précarisation subjective :
On met les salariés en situation de mal-être, on les fait changer de poste en permanence. Ce qui revient à les expulser de leur professionnalité. Restructurations, redéfinition des métiers, déménagements géographiques, changements de logiciels sont autant de stratégies pour brouiller les repères. Les salariés sont en situation de désapprentissage-apprentissage permanent, les gens ne maîtrisent plus rien.
 
2 – Dans des centres d’appel de France Telecom 
Les salariés sont des fonctionnaires et des contractuels, ils répondent au téléphone à des gens qui ont du mal à payer leur facture ou appellent les clients pour des propositions de services. Un jeune répond : « Vous avez du mal à payer ? Je vais faire ce que je peux, échelonner votre paiement car vous êtes sympathique ». Les deux collègues, à côté, se regardent ébahies car cela se fait ordinairement automatiquement. « Puisque je vous rends service, je vous propose d’acheter un service pour l’ordinateur – vous en aurez un, un jour »…. La vieille dame est piégée : si elle n’accepte pas, elle croit qu’il ne va pas avoir le droit d’échelonner son paiement ! Elle dit oui, et le jeune, en raccrochant, fait « Yes ! » avec le poing serré et met une croix au crayon parce qu’il a vendu un service. Sa collègue, voyant ça, éclate en sanglots.
 
3 – Dans un abattoir
Les hommes bossent à l’abattage et à la découpe (ils sont OP3), les femmes (OS) aux abats (cervelle et tripes) à mettre dans des barquettes. Un jour il y a eu beaucoup de tuerie, il faut donc accélérer la gestion des abats. Les hommes sont donc invités à relayer les femmes, la nuit. Le lendemain, le contremaître voit que les en-cours sont mis à la poubelle par les femmes. Elles menacent de faire grève si on leur interdit de jeter ces en-cours.
«Vous croyez que les hommes font du bon boulot ? Ils savent pas faire. Nous, on est des vraies professionnelles, on fait du beau travail ! » Elles trouvent de la beauté dans tout ce sang.
 
4 – Dans une usine de composants
À des salariées qui font un travail très minutieux avec des biloculaires, on demande désormais, puisque la boite a été rachetée par une autre, d’ôter la marque de l’ancienne entreprise sur des produits et de coller celle de la nouvelle. Les ouvrières se mettent en grève clamant  « On n’est pas des commerciales, on est des ouvrières ». On observe un attachement à la professionnalité.
 
 

Damien Cru : « Quand les métiers résistent… »

Auteur de « Le risque et la règle » (éditions Erès, 2014), Damlen Cru a été tailleur de pierre, puis expert en prévention dans le BTP, aujourd’hui consultant, et syndicaliste par ailleurs. Le dimanche 14 décembre, il est venu exposer au groupe du grand chantier ses analyses, nourries de ces diverses expériences, sur le travail et les métiers. Le compte rendu de son intervention n’a pas encore été validé par lui.
 
« J’ai exercé pas mal de métiers, aujourd’hui je suis consultant, et syndicaliste par ailleurs.
Lorsque je travaillais chez Bati-service, promoteur immobilier, le service commercial a fermé. Je me suis retrouvé à l’ANPE où on me propose une formation de tailleur de pierres (c’est toute mon enfance qui ressurgit – les carrières de pierres où je jouais…).
J’apprends le boulot à Paris et bosse en région parisienne pendant 10 ans en tant que tailleur de pierres dans différentes entreprises – chantiers de la cathédrale de Vanves, la citadelle St Louis, etc.
Tailleur de pierre, c’est un métier du bâtiment mais on ne nous embête pas. On défend quelques traditions du métier : casse-croûte de 9h et le  raccord, ou  canon  d’1/4 d’heure l’après-midi pour boire un coup. Ce sont des moments d’échanges sur la télé, mais aussi le professionnel – le boulot en cours. La solidarité se construit dans ces moments. Il y a une certaine noblesse dans cette activité, et puis les gens imaginent qu’on est artiste. Or, c’est le sculpteur qui fait. Nous on coupe droit, en biais, etc. On a un rapport très fort à la géométrie, au tracé, à la coupe des pierres.
Au bout de dix ans, avec l’expérience, je commence à me demander comment on pourrait bosser autrement car on perd du temps. A l’époque, avec EGM, on travaillait au palais du Luxembourg (Sénat) et il fallait changer des lucarnes. Des parapluies étaient installés au-dessus de l’échafaudage, mais trop bas pour notre activité de tailleur (on a besoin d’installer une poulie juste au-dessus pour hisser la pierre). J’en parle 3-4 fois au patron, et en réunion de chantier, on nous répond : vous avez accepté cet échafaudage ! Notre patron ne connaît pas assez le métier, on lui propose que quelques « pierreux » l’accompagnent comme conseils.
Une autre fois ce sont les pierres qui sont en mauvais état. On lui propose de s’organiser autrement pour les faire venir mais il s’entête.
 
Prudence au travail
Heureusement à cette époque, un copain me propose de bosser à l’OPPBTP (organisme professionnel de prévention du BTP), et pour cela je passe un CAP.
C’est en 1980. J’arrive dans un univers de fous dirigé par des ingénieurs très techniques qui disent par exemple que les entreprises n’ont qu’à s’équiper pour qu’il n’y ait pas d’accident et que celles qui ne respectent pas les règles de sécurité seront sanctionnées ! Cette boite fait de la prévention en formant les ouvriers. Je vais donc sur les chantiers comme préventeur (conseiller).
Exemple de formation : la chute de hauteur est la principale cause de mortalité, donc il faut mettre des garde-corps aux échafaudages – des lices à une certaine hauteur, des sous-lices, idem, et des plinthes en bas. On récite la leçon : il y a un ordre, les garde-corps doivent être posés avant, il faut mettre un môle de recueil s’il n’y a pas possibilité d’installer de garde-corps… et tout est détaillé selon les métiers – maçons, couvreurs, tailleurs, etc.
L’auditoire est au chaud, s’endort à moitié et s’ennuie de cette pédagogie répétitive. J’essaye de discuter avec eux, de leur demander : c’est quoi pour vous les éléments de la sécurité ?
Un jour de formation, des gars nous disent : « La sécurité, ça tue ! » J’apprends qu’un de leurs copains, sur injonction du chef, s’est attaché car il n’y avait pas de garde-corps. Mais il s’est attaché à l’étai d’un treuil qui fait monter et descendre une benne qu’il remplit. Or la benne se coince, le treuil continue de tourner, le moteur tombe avec l’ouvrier attaché à lui. Ca fait 8 ans que les gars traînent cette histoire. Evidemment cela ne servait à rien de leur parler de sécurité. Ce dont ils avaient besoin, c’est avant tout de parler de cette histoire.
La première chose à faire en formation, c’est dire, en fonction du boulot, quelles mesures il faut prendre, surtout ne pas donner des leçons techniques virtuelles, et reprendre avec les gars les traumatismes.
Christophe Dejours, dans « Travail, usure mentale », a observé que les personnes les plus exposées souvent ne se protègent pas, ne revendiquent pas de se protéger, et même ont une attitude de défi au risque. Il propose une explication autre que celle de la méconnaissance du danger. Il dit : ce sont des attitudes défensives inconscientes pour se protéger de ce qui nous fait peur (refoulement, déni de réalité). Et puis, quand tout le groupe est dans ce processus de défense, il faut y adhérer. Il y a même des mises à l’épreuve, des bizutages (aller chercher une planche qui est en haut de l’échafaudage). C’est une idéologie défensive des métiers pour se protéger de la peur parce que « celui qui a peur, il tombe tout de suite ».
L’alcool (ou les drogues) a une fonction : il soude le groupe, il réchauffe. C’est aussi un anxiolytique par rapport à la peur (un gars parlera plus volontiers de vertiges et non de peur). C’est un vrai piège ce déni de risque, cette minimisation de ce que vivent ces gens.
Les femmes sont moins dans le déni, la peur est dite, et comme elle ébranle notre conception de la virilité, cela peut déranger.
Un jour, en déplacement pour un chantier, on est allés manger dans un restaurant antillais. On a décidé de ne pas aller bosser l’après-midi à cause de notre état !
Un gars qui s’est blessé dira : « C’est pas grave, c’est rien que de la viande ». On ne parle pas du corps, ni de la sécurité, ni de la peur.
Pour commencer une formation, je pose la question : par où ça passe la sécurité ? Ils répondent : quand il fait froid, on met deux pulls, on fait du feu (et on peut faire griller des sardines). Pour travailler son caillou, on le met en hauteur pour ne pas être penché en travaillant. On fait gaffe aux éclats, on le cale bien. On appelle un copain pour le porter, pour ne pas abîmer tout le boulot qu’on vient de faire. Les outils, on les protège, et en les protégeant, on se protège.
 
La langue de métier
Barder une pierre : retourner la pierre qui est sur des tasseaux – on la lève, on la fait marcher sur ses arrêtes, à droite, à gauche. On la fait boire : basculer. On la fait rouler. On la bille : on met une bille dessous pour la faire tourner sur elle-même.
Dans ce métier, on ne parle pas du corps, par contre toutes les parties du corps entrent dans la langue du métier : on la purge, elle a des veines, le talon : moulure qui a une forme de talon, les pieds d’échafaudage, l’œil : un trou, le cul : le fond, sonner une pierre pour voir comment elle répond… Tout ce vocabulaire ramène à notre vie quotidienne et renvoie à notre humanité.
 
Les règles de métier 
Il existe des règles de métier, codifiées ou non :
– On pose la pierre sur des lits, si autrement, on la pose en délit (selon la qualité de la pierre)
– Chacun travaille avec ses propres outils (sauf pour les machines). L’employeur doit 4 % en plus du salaire pour l’achat et l’entretien des outils. Ainsi, chacun fait l’outil à sa main (mais on se prête les outils si besoin).
– Chacun termine le caillou qu’il a commencé, on est responsable de son caillou – même le chef ne peut pas mettre la règle ou l’équerre tant que le caillou n’est pas terminé.
– « Pas courir, pas dormir » : il ne faut jamais se précipiter sur un chantier. On se méfie des gens qui cavalent.
 
Quelques histoires concrètes
Histoire du gigade :
Il prend le travail à la tâche, embauche 2-3 gars pour un ravalement de façade. Il les laisse. Les gars prennent une demi-journée de « grève » pour aller chercher leurs outils et reviennent, regardent la façade. Le lendemain, il revient, ils sont assis : « T’inquiète pas : quand on va monter, ça ira vite. Là, on loupe ». Le surlendemain, idem. « On loupe ça veut dire quoi ? » «  On regarde les nus, comment on va les descendre, etc. ». Le gigade les prend pour des pros et va voir un autre groupe embauché le matin, qui bosse déjà, et il les vire !
 
Histoire du canon :
« M. Dupont, le canon, c’est un quart d’heure, de 3h à 3h1/2 ! » ; « C’est l’anniversaire de Philippe, comment voulez-vous qu’on boive tout ça en un quart d’heure ! » 
 
Histoire du rachat de l’entreprise Daguenne par Bouygues :
On réclamait des tenues de travail depuis longtemps. Au CE, des bleus sont fournis, enfin. Trois mois plus tard, on dit « ça va pas, nous, les tailleurs, on est en blanc normalement ! ». On nous répond : « Bon, maintenant, y’a plus de maçons, de tailleurs, de plâtriers, y’a plus que des Daguenne ! » Un grand gars qui disait jamais rien s’avance et dit : « Si y’a plus de plâtrier, qui va faire le plâtre » ?  La polyvalence des métiers pointait son nez…
 
Publications sur le travail
– « Travails » : journal écrit par un collectif qui réfléchit sur comment être sujet dans son travail (avec notamment Nicolas Frize, qui est musicien). Numéros intitulés « La pause », « Le corps », etc.
– Film « Aucun risque, parole de compagnon », de René Barata, en 1992 – site internet l’ouvre-boîte. Commande du ministère de la construction pour savoir ce que pensent les ouvriers des méthodes de prévention. René a notamment organisé un repas avec les épouses des ouvriers qui disent : « Chaque fois qu’il part au travail, je lui dis de faire attention ». « Chaque fois que j’entends les pompiers, je pense au chantier ».
 
A quoi sert cette réflexion sur les tailleurs pour les autres métiers ? L’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), où j’ai travaillé après, bosse sur les représentations qu’on a des métiers. Mais tout cela passe par la parole. Le théâtre est très intéressant, car il passe par autre chose que la parole. Quand on interroge quelqu’un sur son métier, il répond toujours : « Mais c’est normal, ça t’intéresse ? ». L’ossature du métier est banalisée.
 
Exemples d’histoires
– À la MAS (maison d’accueil spécialisée, pour les polyhandicapés) : on ne parle jamais des pipis, odeurs, bave, déjections, etc. mais si on titille les salariés, une dit : « C’est naturel, je me suis occupée de ma grand-mère depuis l’âge de 8 ans ! ». Un infirmier va dire : « On n’est pas très payés mais c’est normal ! »
– La brouette, geste naturel pour les enfants élevés à la campagne, un vrai travail pour les autres…
– Les contrôleurs de bus : lors d’une formation pour éviter la violence, je les accompagne sur le terrain (Nanterre). On attend le bus, assis. Un arrive, le bus passe : « Ah celle-là on la fait pas, y’a du saumon là dedans ! » (passagers qui ont repéré les contrôleurs et qui se précipitent à l’avant – qui remontent le bus – pour poinçonner leur ticket).
L’arrêt en face, le bus ne s’y arrête pas – le chauffeur sait que ce sont des gens assis là et qui ne prennent pas le bus !
Tout ça, ce sont des constructions de savoirs que la RATP n’enseigne pas dans ses formations.
– À la station RER au terminus de bus : on descend un bagarreur et on le met dans un angle, on fait le mur pour pas que les gens voient la scène. La femme employée dit : « C’est naturel, vous auriez fait pareil » ! Par contre, les deux stagiaires n’ont pas su comment se mettre, ce n’est donc pas si naturel.
 
Questions-réponses avec l’auditoire
– Dans les questions de maltraitance au travail, il y a toujours une équation histoire personnelle/le groupe/ l’organisation du travail. Les idéologies défensives des métiers dépassent et englobent ces problématiques.
– D’un côté, volonté de rationalisation (qui vient des ingénieurs) tendant à casser les noyaux, à dire qu’un chef ne doit pas être bien avec son équipe – de l’autre, par exemple, la RATP qui a supprimé l’échelon du chef et c’est une catastrophe.
– Langue de métier : à Marseille, les maçons parlent italien !
– En tant que préventeur, je ne prétends pas réduire les risques au travail. Mon boulot est de permettre à mes interlocuteurs d’être auteur de leur santé au travail.
– Des métiers ont été cassés, pas reconnus, déniés de leur valeur. Il faut faire en sorte que les métiers soient parlés, créer des lieux d’élaboration entre collègues mais ça n’est pas prévu par les organismes de formation. Cela permettrait de continuer de construire le métier, de le faire évoluer.
– Pour le salarié, quand on l’interroge, le premier risque c’est de perdre son boulot, le deuxième est de ne pas arriver à faire bien son boulot (instits surtout). Risque aussi que la demande de deuxième semaine de congés ne soit pas acceptée… La santé n’est pas citée.
– On est pris par tout un discours sur les risques psycho-sociaux. Ce langage fige. C’est une façon de poser les problèmes sans les voir. Il faut déconstruire ces catégories. Le savoir, le savoir-être, le savoir-faire sont des catégorisations qui décortiquent mais ne fonctionnent pas l’une sans l’autre. Il faut partir du concret des gens.
– Scène du film de René Barata : « Je vous ai vu passer sous la banche ». « De ma vie je ne suis jamais passé sous une banche » ! On montre la scène filmée. Le gars répond : « Fallait bien que j’aille nettoyer cette banche » ! L’exemple montre que si on parle vraiment (il ne passe pas sous la banche, il nettoie la banche), alors on peut résoudre le problème du pourquoi la banche est sale et faire remonter le problème à la hiérarchie. »
 
 

Eric van de Graaf : « Le triomphe de l’idéologie gestionnaire »

Je m’inspire des idées de Vincent de Gaulejac dans son livre « La société malade de la gestion »
Les organisations sont imprégnées aujourd’hui par une idéologie « gestionnaire, managériale, concurrentielle » qui propose de nouveaux paradigmes, un ensemble de croyances auxquelles on demande au personnel d’adhérer (finalité bien sûr non négociée avec celui-ci).
Avant d’aborder ce paradigme, rappelons comment les choses se passaient il y a 40 ans :
  • Le travail était distribué en fonction des métiers ou des diplômes;
  • La sélection du personnel se faisait par entretiens et tests psychotechniques ; après une période d’essai réussie , on était engagé pour le long terme.
  • Il y avait des équipes de travail ; on s’entraidait mutuellement ; l’équipe était valorisée ; il n’y avait pas d’évaluation annuelle.
  • Les chefs connaissaient le travail qu’ils donnaient à faire, soit qu’ils l’avaient fait avant et avaient été promus à ce poste, soit leur formation leur permettait d’imaginer comment ce travail devait être fait.
  • Par rapport aux systèmes politiques qui coexistaient (capitalisme à l’ouest et communisme à l’est), on ne demandait pas au personnel d’adhérer à un quelconque système de pensées ; il suffisait que l’entreprise soit rentable et fasse des bénéfices pour assurer sa pérennité.
A) VISION DU TRAVAIL AU TRAVERS DE L’ IDEOLOGIE GESTIONNAIRE
  1. Le manager a pour mission de devoir gérer simultanément des éléments aussi disparates que  le capital, le personnel, les matières premières, la technologie, les règles, les normes et les procédures sans l’informer de priorités à donner.
  2. L’effectif en personnel est vu comme un coût, qu’il faut réduire par tous les moyens et flexibiliser au maximum.
  3. On pourrait dire que la règle principale, c’est « faire toujours mieux, plus rapidement et avec moins d’effectifs.
  4. La liberté économique est un progrès pour tous : il faut libérer les marchés pour le capital, pour les produits, pour les services et pour l’emploi, comme s’il y avait une équivalence entre l’argent, les marchandises et les hommes.
  5. Les patrons et certains partis politiques évoquent les rigidités sur le marché du travail et réclament plus de flexibilité. Les travailleurs entendent par ses phrases : délocalisation, horaires irréguliers, travail de nuit, désorganisation de la vie familiale et des rythmes biologiques.
  6. La protection des travailleurs est un poids qu’il faut alléger, c’est-à-dire réduire les charges sociales, modifier le droit du travail, et la réglementation du travail.
  7. Dans le système gestionnaire, le mieux-être ne peut advenir que par la déréglementation, la liberté des échanges, l’abaissement des dépenses publiques et le non–interventionnisme de l’Etat.
B) PRESUPPOSES DE L’IDEOLOGIE GESTIONNAIRE
1. L’homme est un « homo économicus », homme rationnel dont on peut prévoir le
comportement, optimiser ses choix, etc. (donc tous les registres émotionnels et subjectifs sont considérés comme non pertinents : on n’en tient pas compte).`
2. On cherche moins à analyser la réalité du fonctionnement de l’individu et de l’organisation,
mais on se centre sur la recherche des comportements d’adaptation des personnes vis-à-vis de
l’organisation.
3. Toute réflexion est au service  de l’efficacité ; on part du principe que chaque personne tente
 de maximiser » son utilité (optimiser le rapport entre ses résultats personnels et les ressources qu’on y consacre).
4. Le paradigme utilitariste transforme la société en machine à produire et l’homme en agent
au service de la production.
 
C) LE POUVOIR MANAGERIAL TEL QU’IL SE PRESENTE ACTUELLEMENT
L’entreprise managériale est un système « socio-psychique » de domination fondé sur un objectif de transformation de l’énergie psychique en force de travail.
On est en rupture avec le modèle disciplinaire : à l’autorité classique se substituent de la séduction, de l’adhésion, etc.
Le travail est présenté comme une expérience intéressante, enrichissante
  1. Le travailleur doit se sentir responsable de ses résultats et développer ses talents.
  2. L’essentiel n’est pas le respect des règles ou des normes, mais l’émulation permanente.
  3. Le désir de réussite, le goût du challenge, la récompense au mérite sont sollicités.
  4. La frontière entre le temps de travail et le temps hors-travail devient de plus en plus poreuse (appels à tous moments par mail, portable, etc)
D) TOUT CECI INTERROGE LA NOTION DE « SENS DU TRAVAIL »
1. L’acte de travail débouche sur la production de biens et de services, mais ce service
est souvent déconnecté  de la réalisation d’un service (exemple : les « call centres »).
2. La rémunération n’est plus vraiment connectée à la qualité ou la quantité de travail fourni.
3. Le collectif de travail n’est plus porteur  de liens stables ; la mobilité ne permet plus  de
s’installer durablement  dans un groupe de travail ; les injonctions de flexibilité comme les systèmes d’évaluations individuelles renforcent la compétitivité plutôt que la collaboration.
4. L’organisation du travail fixe la place de chacun, mais dans les faits, celle-ci devient
de plus en plus virtuelle dans la mesure où les structures deviennent réticulaires et polyfonctionnelles : chacun ne sait plus qui fait quoi, qui est qui et où est qui.
5. La valeur du travail n’est plus attribuée en fonction de la qualité de l’œuvre ; celle-ci sera
davantage valorisée en fonction de l’adhésion de la personne à un système de pensées, à un esprit, à une culture.
 
E) CONSEQUENCES SUR LE MODELE DE GESTION DE SOI
L’entreprise ne peut plus se présenter  comme un lieu de réussite ; elle est aussi confrontée
à des échecs. Et donc, le paradoxe actuel est que d’une part, l’entreprise demande un maximum à l’individu et, en même temps, elle se réserve le droit de signifier à ses employés qu’elle n’a plus besoin d’eux.
L’individu est confronté à une double réalité : être attaché à son entreprise pour donner le maximum de soi-même et, en même temps, ne pas «s’accrocher », car demain mon entreprise me licenciera si une restructuration est décidée
 
F) SOUFFRANCE DE L’ INDIVIDU AU SEIN DE CE MODELE
La modernisation actuelle  se présente comme un passage d’un monde avec des règles du jeu
connues à un modèle instable, imprévisible, flexible, incertain… donc il faut apprendre à vivre  dans l’adaptabilité et l’insécurité.
Dans ce système, chacun doit trouver des réponses aux incohérences du système (avant il faisait
appel à son chef s’il avait des problèmes, mais actuellement les chefs sont des « managers », ils ne connaissent plus dans le détail ce que fait leur personnel).
L’individualisation engendre la vulnérabilité, qui favorise l’auto-accusation.
Ceux qui n’acceptent pas ces nouvelles méthodes sont vus comme « des coupables de résister, de s’opposer » alors qu’il serait plus logique de dénoncer le système économique injuste et destructeur qui engendre cela.
Actuellement, chaque individu devient une particule élémentaire qui doit se libérer de toutes les entraves.
supposées l’empêcher de réussir et prendre des risques  pour se réaliser et faire carrière
La lutte des classes est remplacée par la lutte « des places ».
L’anxiété accumulée peut engendrer dopage, médicalisation pour rester dans la course ou déprime, « burn -out », etc.