Rencontres avec nos intervenants
Pierre Lénel : « Se détacher de la valeur travail »
Pierre Lénel, sociologue, est intervenu dans le cadre du grand chantier de la Cie NAJE sur le travail le 8 novembre. Voici le compte-rendu de son intervention.
Citation: « Le cultivateur n’est pas un homme, c’est la charrue de celui qui mange le pain. » Extrait de « Théorie de la religion », de Georges Bataille.
Dans cette phrase, l’homme est réduit à la charrue – un objet, un outil de travail. Il n’est donc pas lui-même, il est un autre que lui-même, il est aliéné, il n’est plus un humain. A partir de ce livre, nous pouvons faire un lien entre le religieux et le travail.
Max Weber, un des fondateurs de la sociologie permet de dire : la religion est au cœur du rapport au travail que nous connaissons aujourd’hui.
La valeur travail : le travail serait le moyen de s’accomplir personnellement, un moyen de réalisation de soi. Il serait au fondement du lien social – pas de vivre ensemble sans travail.
Les autres valeurs sont, par exemple la famille, la patrie, la liberté, l’égalité, l’émancipation, etc.
Les Français, par rapport aux Européens, mettent la valeur travail au centre, mais en même temps, ils sont ceux qui s’en plaignent le plus, qui pensent que l’on devrait réduire sa place – ce qui peut sembler un paradoxe. C’est qu’il s’agit sans doute de qualité du travail.
Christophe Dejours, psychiatre, psychanalyste (qui a notamment écrit : « Travail, usure mentale », « Souffrance en France ») parle aussi de plaisir au travail (pas seulement de souffrance).
Travail, activité, emploi
Quand on parle du travail, en général on parle d’un emploi, d’un statut d’emploi. Les bénéficiaires du RSA ne « travaillent » pas mais ont des activités. Or, à la question « qu’est ce que tu fais dans la vie », on répond la plupart du temps emploi !
Une des formes néolibérales du capitalisme est encore et toujours le productivisme (la production comme objectif premier). Pour qu’il y ait de la croissance, il faut produire des objets (qui soient achetés). Le XXème siècle est un des siècles les plus productivistes.
La question du travail dépend du contexte historique. Le travail est une valeur et toute la classe politique s’en empare. Exemple de récupération de cette valeur : la réduction du temps de travail pour le partager, « travailler plus pour gagner plus » : « libérer » le travail, davantage d’heures supplémentaires et mieux payées…
Le travail est très difficile à définir et sans doute ne peut-il pas l’être de manière universelle et anhistorique. C’est un enjeu politique. Pour certains c’est surtout de l’aliénation, ils défendent alors le travailler moins pour vivre mieux.
Dominique Méda (énarque, philosophe) a écrit en 1995 : « Le travail, une valeur en voie de disparition ? ». Elle vise à minorer la place du travail, très centrale aujourd’hui, en exprimant le fait qu’il existe d’autres sources d’épanouissement : l’amour (au sens très large – amitié, lien social etc.), et la question de la politique. Le livre a été très mal reçu, lesspécialistes du travail (sociologues notamment) disant qu’étant philosophe, elle ne connaît pas le travail ! Ceux-là placent le travail au centre.
Plus récemment, elle enquête (avec Patricia Vendramin) en Europe et observe que les jeunes et les femmes n’auraient pas le même rapport au travail. Avec elles, l’éthique du devoir (il faut travailler) devient éthique de l’épanouissement (ne pas se tuer à la tâche). Le travail est toujours une valeur mais les attentes sont différentes.
Le travail c’est se confronter au réel. Le réel c’est ce qui résiste (Christophe Dejours).
La centralité du travail entraîne la honte du chômeur, de celui qui ne peut plus travailler car il est, par exemple, en arrêt maladie et ne peut plus jouer son rôle de « male bread winner » (Monsieur gagne pain).
Historique
Dans les sociétés grecques et romaines, le travail est considéré de manière totalement différente. Il est une servitude, une malédiction. Au départ le travail est plutôt le signe de l’esclavage. Celui qui travaille de ses mains n’est pas un homme car il dépense son temps à survivre et n’a pas de temps pour se consacrer aux arts, à la science et à la politique (sphères hautes de la société). Chez les grecs, pas d’accès à la citoyenneté pour ceux qui travaillent. Les commerçants sont aussi rangés dans cette catégorie car sont tributaires des autres pour survivre.
Dans le jardin d’Eden, le travail est associé à la chute – il n’est pas digne de l’Homme.
Au Moyen-âge, le travail manuel est revalorisé.
Au XVIIIème, c’est l’avènement de l’économie. Le travail est un facteur de production, un objet d’échanges marchands, le travail humain a un prix. C’est libérateur car chacun peut acquérir une parcelle d’autonomie. Le travail permet l’émancipation et devient la plus haute manifestation de la liberté et de la réalisation de soi (Hegel).
Hegel : quand on travaille le piano, on travaille, mais cela n’implique pas d’être rémunéré.
L’Homme a un esprit – le fait de travailler lui permet de réaliser son essence d’être humain (par rapport à l’animal). Si l’Homme ne travaille pas, il ne fait pas œuvre, il ne réalise pas sa liberté, il rate sa vie !
Marx dit la même chose, mais que ça ne vaut que lorsque le travail n’est pas aliéné. Dans les grandes manufactures, l’Homme ne réalise pas une œuvre, donc ne réalise pas sa liberté. Il ne choisit pas son objet.
– Souvent le vrai travail n’est pas rémunéré.
– On est envahi par les évaluations qui jugent les résultats du travail. On ne sait pas évaluer le véritable travail qu’a accompli, par exemple, un interprète de piano, ce à quoi il s’est confronté dans son rapport à soi pour arriver à ça. Le travail n’est en réalité pas évalué, ce ne sont que les résultats du travail qui le sont.
Reprise de la présentation par l’intervenant
Max Weber a étudié les causes de l’émergence du capitalisme où il a remarqué que les chefs d’entreprise sont en majorité protestants. Il fait donc un lien entre les croyances et le capitalisme – l’éthique protestante correspondrait à la réussite dans le monde. L’Homme serait donc sur terre pour travailler. Si on réussit, même si on souffre, c’est peut-être un signe de l’élection divine. La finalité de l’existence est le travail dans le cadre d’une profession : le travail devient une fin en soi
Après 1945, c’est l’avènement de l’’Etat providence – la protection sociale – les 30 glorieuses – le plein emploi – la retraite, etc. C’est le travail-emploi qui permet l’accès aux biens sociaux. Aujourd’hui, c’est l’ère du post Etat providence : tout est grignoté dans la protection sociale.
Pascal (1623-1662) dit : les hommes s’agitent dans leur emploi, avec les femmes, font la guerre, jouent… Tout ça c’est pour se divertir, pour nous empêcher de penser notre condition d’être au monde, pour détourner le regard de soi, du sens. Il faudrait convertir – trouver Dieu en soi. La valorisation du travail, c’est fuir l’existence humaine.
Nietzsche : le travail, c’est la meilleure des polices.
Questions-débat
– Il faut se détacher de la valeur travail au sens de l’emploi. Tout le monde rêve d’un CDI – on est dans cette logique.
– Quel sera le travail des 20-40 ans ? Quelle sera la quantité de travail disponible ? Elle va diminuer. Pour les bas niveaux de qualification, c’est déjà le cas.
– En ce qui concerne l’auto entreprenariat, chacun est censé créer son emploi, son statut, ce qui a entraîné une explosion de ce statut.
En France, le taux de chômage des jeunes est de 25%, celui des seniors est également important, même si des efforts depuis dix ans ont permis de l’améliorer.
Reprise de la présentation par l’intervenant
Il faut réfléchir, chacun, à la place qu’a la valeur travail-emploi pour soi. L’enjeu consiste probablement à déplacer les représentations. Penser activité par exemple, et non travail.
Se confronter au réel, être en activité c’est « sentir, élaborer, interpréter » (Marie-Anne Dujarier).
Quelle que soit la tâche (l’activité) qu’on fait, il y a toujours quelque chose de l’œuvre, de la construction de l’identité. Il y a production du sens à partir de l’activité qu’on fait. Production du sens pour soi et pour les autres.
Travail/activité/emploi :
1- Une activité peut ne pas être rémunérée (exemple du travail domestique des femmes)
2- On peut avoir un poste, un salaire mais ne pas travailler (ceux qui sont au placard – cf. livre de Dominique Lhuillier)
3- Le travail carcéral est une activité reconnue comme productrice mais pas dans le cadre d’un emploi. Exemple aussi du travail au noir des sans-papiers.
Les élèves sont-ils des travailleurs ? (cf. article de Chamboredon et Prevot sur « Le métier d’enfant »).
Un travail mécanisé peut aboutir à exclure le « sentir, élaborer, interpréter », et donc nous donner le sentiment de ne plus arriver à faire bien notre travail.
Le travail n’existe pas en tant que substance. C’est le résultat d’un conflit, de rapports de forces, entre ceux qui pensent de telle ou telle façon. C’est donc un problème politique. Il est aussi le résultat d’un processus historique.
Le travail c’est quand on est engagé dans ce qu’on fait et qu’on tente de résoudre un problème.
Une définition du travail résulterait des 3 valeurs suivantes, après délibération (Marie-Anne Dujarier) :
1- Valeur immanente du travail : en fonction du rapport social qui lie le sujet à elle. Tous les métiers sont concernés, toutes les activités, que l’on soit en haut ou en bas de la hiérarchie sociale.
2- Valeur sociale d’une activité : le travail est utile à soi et aux autres. Il engendre donc une valeur sociale de l’objet qu’il produit. La valeur sociale d’un produit provient d’une délibération ensemble : que vaut tel ou tel produit ? (ex de l’I-phone), et que vaut vraiment un IPhone ?…La valeur d’usage d’un produit c’est bien une histoire de point de vue ! Autre exemple : le travail domestique : quelle est sa valeur ? Certains proposent qu’il soit rémunéré.
3- Valeur économique du bien. Du point de vue de sa valeur d’échange, combien vaut-il ? Là aussi, la réponse résulte (ou non) de la valeur sociale d’usage.
Questions-débat
-Et la valeur-effort ? Jouer au scrabble est un véritable effort, une activité. Mais est-ce que ça a pour autant une valeur sociale ? Dans la famille, peut-être mais ça ne va pas peut-être pas au-delà.
– Quand ne travaille-t-on pas ? On ne travaille pas quand on joue, car on n’est plus attentif à la conséquence de ses actes. Ce n’est pas grave si on perd, ni même si on gagne. On peut arrêter la partie en cours, etc. Les traders disent souvent : « je m’éclate, je joue » – ils sont souvent dans le déni des conséquences de leur « jeu ».
– Qui possède le travail ? Qui donne le travail ? C’est la question du capital, des détenteurs des moyens de production.
– Dans une activité réelle, il y a des moments de plaisir, des moments de souffrance (y compris dans le travail libéré). Dejours dirait sans doute que même dans le travail à la chaîne (aliéné), il y a possibilité de plaisir.
– Il n’existe pas d’échelle de mesure travail/emploi/activité.
– Le jeu du point de vue des enfants n’est pas un travail. Ils ne sont pas conscients des conséquences : il leur arrive d’être punis. Winnicott, dans « Jeu et réalité » : l’espace transitionnel est un espace de «jeu », de construction de l’identité.
– Si on remet en cause la prédominance de la valeur travail-emploi, on remet tout en cause : notre rapport à la vie, à la production, à la consommation, peut-être à la mort.- Les jeunes qui ont du mal à trouver un emploi sont d’une certaine manière contraints de se créer d’autres valeurs, plus personnelles, autres que le travail – exemple : le rapport à la consommation, à la nature, à l’alimentation, etc.
– C. Dejours dit bien que la souffrance est consubstantielle au plaisir. Dans le déplacement de ce qui est dur (difficile) dans le réel, on trouve le plaisir. On pourrait appeler cela une souffrance « positive » car elle est nécessaire au plaisir. La « mauvaise souffrance » serait due à la normalisation du travail (reporting, évaluations, etc.), au management à distance par des personnes qui ne sont pas sur le terrain.
– Le décrocheur peut aussi avoir un autre rapport au travail, au monde. Certains avancent qu’il existe des décrocheurs par « choix ».
– Partir en vacances, voir un film, ce n’est pas un travail, mais ça peut mettre au travail. Tout dépend de la façon dont on regarde le film.
– L’esclavage, et à travers lui le commerce triangulaire, a permis le capitalisme (car il a produit de la richesse sans coût).
– Le travail artistique nous enseigne qu’on devrait s’amuser plus en travaillant.
– Un joueur professionnel a un métier même s’il gagne des millions. Le fait qu’il gagne des sommes considérables (hors de proportion ?) n’empêche pas le fait qu’il a un métier.
– Est-il pertinent de parler de travail quand il s’agit de travail de force (camps de concentration) ou d’esclavage ?
D’un point de vue politique et moral, non. D’un point de vue épistémologique, oui.
Marie-José Del Volgo : « Trouver le temps de dire »
Marie-José Del Volgo est maître de conférences à la Faculté de médecine d’Aix-Marseille, directeur de recherche en psychopathologie clinique. Elle exerce en tant que praticien hospitalier à l’Assistance publique de Marseille.
Elle est notamment l’auteure de « L’instant de dire » (érès, 1997, réédition en poche 2012), « La douleur du malade » (érès, 2003), « La Santé totalitaire » (avec Roland Gori, Denoël 2005, réédition en poche Flammarion 2008 et 2014).
Elle a commencé son intervention par un premier récit clinique. Une patiente SDF de quarante ans, vieillie prématurément, née le 11 septembre, demande pourquoi elle suscite souvent des remarques d’étonnement, de surprise, quand elle dit être née à cette date, mais personne ne lui a jamais expliqué pourquoi. Le médecin lui raconte donc l’histoire de la démolition des tours jumelles et elle dit « Je n’ai pas de chance », enfin elle relie cette histoire à son enfance malheureuse. Cette femme comprend et peut alors donner du sens aux réactions des autres.
Traiter le patient avec humanité, ne pas s’occuper que de la maladie, c’est l’aider réellement, agir en opposition avec la violence de la société.
Dans son ouvrage The Impact of Inegality (2002), le médecin R. Wilkinson dit « L’inégalité nuit gravement à la santé ». Pour combattre la cruauté de notre temps, les inégalités, il faut trouver « le temps de dire », un « instant de dire », c’est-à-dire le moment de pause pour écouter au milieu de l’enchaînement des soins, mais aujourd’hui, la réussite médicale devient un exploit sportif ; l’humanité est remisée à l’arrière-plan.
Ainsi, en 2005, quand les journalistes parlent de la 2 500e greffe hépatique, ils n’évoquent que l’exploit scientifique, mais à aucun moment le patient. Il faut pourtant se souvenir que l’hôpital est un lieu de souffrance et de peine. La question de la mort y est souvent évacuée, pourtant c’est là qu’on meurt le plus.
Quand une patiente, âgée de 40 ans, après 30 ans de maladie, s’est jetée du 8e étage il y a quelques années, c’est un patient qui l’a appris au médecin. En médecine, le récit est très marginal, mais il faut revendiquer ce récit.
Un second récit fournit un autre exemple de ce qu’on peut faire pour aider les patients. Un patient en service de soins palliatifs, homme sans ressources vivant dans un bidonville, sentant la mort arriver, appelle les soignants et leur dit « Je ne veux pas mourir ». Il ne doit absolument pas tomber, mais pourtant il refuse les barrières. Les soignants acceptent, comprenant qu’il s’agit d’une demande d’attention supplémentaire. Une soignante va même lui chercher une canette de bière. Il est entouré, rassuré, on répond à sa demande, on l’aide à mourir en paix.
On vit aujourd’hui plus longtemps mais la fin de la vie se conjugue souvent avec la maladie. Beaucoup pensent qu’il suffirait de bien se conduire pour bien se porter, mais ce n’est pas le cas (exemple de la mucoviscidose).
Encore un exemple pour montrer l’inhumanité de notre société : la finance passe tellement devant l’humain que, dans l’Orégon, deux patients atteints de cancer ont reçu un refus de prise en charge de leur chimiothérapie parce que leur chance de survie était évaluée à moins de 5 % à cinq ans. En revanche, un suicide médicalement assisté (autorisé dans cet Etat) leur a été proposé !
Les soignants vont souvent plus mal que les malades. Les patients, ils veulent de l’espoir. Il y a donc un malentendu entre soignants et patients. Heureusement, tout un travail invisible se fait au quotidien, malgré les normes et contre elles, un peu partout.
Questions et débat avec les participants
Avez-vous dispensé des formations sur ce nécessaire « temps de dire » ?
Marie-José Del Volgo a écrit de nombreuses publications sur ces questions, elles sont largement diffusées et elles aident les psychologues, mais la demande n’est pas importante car ce n’est pas la voie dominante, d’autant que la tarification à l’activité à l’hôpital a « massacré » l’humain. Une place réduite à la portion congrue.
Est-ce que la dissidence s’organise ? S’internationalise ?
La revue Cliniques méditerranéennes, destinée en priorité aux psychologues et aux psychanalystes, a une bonne audience, une excellente reconnaissance scientifique. En psychopathologie clinique, ces travaux sont reconnus mais, en médecine, ils sont ignorés.
Avec la supervision dans les hôpitaux psychiatriques, les soignants sont en souffrance, il y a de moins en moins d’échanges de pratiques. Comment instaurer l’espoir d’en sortir ?
Michel Foucault dit « Si on veut connaître la nature d’un pouvoir, il faut étudier les formes de résistance qu’il modélise ».
Les collectifs permettent de résister, mais les résistances sont plus liquides, flexibles, protéiformes.
La culture a une lourde responsabilité dans la balance et on voit bien que son budget est en réduction. Gardons l’espoir, rappelons-nous que le geste de l’enfant d’attraper la lune comme une balle n’est pas vain (Walter Benjamin).
Une chose peut paraître inutile dans une société comme la nôtre et essentielle au développement humain.
Pourquoi bourre-t-on les patients de médicaments ?
La découverte des psychotropes et des antidépresseurs a été une formidable découverte qui a changé la vie des patients, mais il faudrait qu’ils puissent s’en passer dès que nécessaire. Le médicament devrait être le moyen de créer les conditions d’une psychothérapie, ce qui n’est pas du tout le cas aujourd’hui, tout simplement parce qu’on n’a plus les moyens d’accompagner les crises des patients.
Le personnel manque de moyens, il est malheureux, mais les jeunes médecins ne connaissent rien d’autre : ils n’ont pas de possibilité de comparaison, alors ils acceptent la situation.
Roland Gori : « L’hygiène publique du corps social »
Professeur émérite de psychopathologie, psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages, Roland Gori est l’initiateur de l’« Appel des appels » qui réunit des professionnels du soin, de la santé, des travailleurs sociaux, des travailleurs de l’enseignement, de la recherche, de la justice, de l’information, de l’action culturelle… et a recueilli environ 90 000 signataires. Cet appel constate une liquidation des métiers au profit d’une culture du potentiel où chacun est interchangeable.
Il est notamment l’auteur de « La Santé totalitaire » (avec Marie José Del Volgo, Denoël 2005, réédition en poche Flammarion 2008 et 2014), « De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? » (Denoël, 2010), « La dignité de penser » (LLL, 2011), « La fabrique des imposteurs » (LLL, 2013), « Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? » (LLL, 2014).
Roland Gori a choisi de nous offrir une intervention un peu désordonnée, qui ne rentre pas dans une logique normée.
Dans le domaine de la santé, chaque professionnel doit aujourd’hui se montrer flexible et réactif aux exigences de la clientèle hospitalière, et il a été évoqué par exemple par le professeur Vallancien, chargé d’un rapport par Roselyne Bachelot, que 80 % des soins ne devraient pas relever de la compétence de médecins, mais de simples techniciens de santé.
Roland Gori a été chargé en 2003 de rédiger un rapport sur le thème de la pénurie de psychiatres. Une des questions à explorer était la possibilité de transformer des psychologues ou des infirmiers en psychiatres. Le problème du remplacement des médecins par d’autres corps de métier se pose pour de nombreuses autres disciplines : les gynécologues, les ophtalmologues, les généticiens…
En fait, l’existence des métiers constitue une résistance aux normes gestionnaires, prioritaires désormais, devant le soin. La gestion est devenue, notamment avec le système de la tarification à l’acte, plus importante que la médecine. Quand Roland Gori a commencé sa carrière, la gestion n’était qu’un moyen au service de la médecine ; aujourd’hui, elle est devenue une fin en soi.
Pour le système universitaire, c’est la même chose : l’essentiel n’est plus désormais de dispenser un enseignement de qualité, mais de produire des articles scientifiques dans les revues les plus cotées, essentiellement anglo-saxonnes. C’est une façon radicalement différente de considérer le métier des universitaires. On en arrive à des aberrations : ainsi, on a trouvé dix dents d’hommes préhistorique dans le Rif oriental et un chercheur, pour exposer cette trouvaille, a rédigé dix articles, un par dent, ce qui lui a permis de décupler sa production d’articles et donc d’être mieux noté ! Ce qui compte, c’est la marque de la revue, pas la qualité de la recherche.
De la même façon, on peut aujourd’hui faire sortir un patient de l’hôpital entre deux actes médicaux, juste pour avoir du bonus dans le suivi tarifaire d’activité. On assiste ainsi à un conflit de loyauté entre l’éthique médicale et les modes de gestion imposés. C’est désormais le directeur de l’hôpital qui commande son établissement, comme une usine de production de soins.
Dans tous les secteurs, la logique est la même. Il faut tuer les métiers et instaurer une nouvelle manière de penser : la religion du marché. Il faut donc considérer l’acte médical comme un service purement financier. C’est la quantité qui prime sur la qualité. Ce dispositif de soumission sociale est librement consenti. On se tait et on produit les chiffres demandés.
« Le gouvernement, au sens ancien, a d’une certaine manière laissé la place à l’administration », écrivait déjà la philosophe américaine Hannah Arendt. Dans cette logique, la technique asservit les humains. L’artisan est devenu un prolétaire quand son savoir a été confisqué par le marché, il s’est alors transformé en instrument de l’instrument technique. Le lieu de la décision est désormais le mode d’emploi de la machine. De même, le rapport à la nature du paysan a été confisqué pour des exigences de production agricole, et les actes professionnels, artisanaux, du médecin, du chercheur, de l’enseignant, du juge, du journaliste, du travailleur social… ont été transformés en actions simplifiées de protocoles standardisés, de benchmarking.
On ne peut plus penser. Cela entraîne une servitude volontaire, nous sommes pris dans une chaîne de production où tous nos actes sont répertoriés. Nous sommes tous des agents et des produits du pouvoir. Dans ces conditions, la gauche peut toujours poser des « coussins compassionnels » pour amortir les chocs. Le vrai changement, ce serait d’investir pour la santé, l’éducation, la justice, et de changer le logiciel des évaluations.
Le mot « norme » vient de normal, équerre, droit, mais il contient aussi la notion qualitative de normalité. La norme est souvent présentée comme indiscutable.
Le pari qu’on peut améliorer l’humain n’est plus. On a transformé l’investissement humain en déficit. Nous sommes arrivés à une vision technique de l’humain, il faut passer par des canaux obligatoires, c’est la norme. Comme l’a dit Gilbert Simondon, ce n’est pas le travail à la chaîne qui produit la standardisation, c’est l’inverse.
Comme l’explique Max Weber, la forme de raison de la rationalité et du droit des affaires a évacué les autre formes de raison : les formes mythiques, la fiction, la culture… ne sont plus reconnues. Seule la rationalité technique, instrumentale, est reconnue.
Tout comme Ulysse a dû nier son nom et se faire appeler « personne » pour vaincre le cyclope, il nous faut nier l’humain. C’est la raison de la modernité : habileté et stratégie.
C’est en Occident que s’est développée cette forme de rationalisation car cette manière de « normer » est indispensable au développement des différentes formes de capitalisme. Les autres formes de rationalité, comme la morale ou l’éthique, se perdent. La quantité des normes apparaît massivement au 19ème siècle, avec la mise en place d’institutions de normalisation. Les fabriques sociales de contrôle et de surveillance des individus et des populations produisent du calibrage répondant aux besoins du marché et de la fabrique de l’opinion, liée à la logique de l’audimat journalistique.
Pour ce qui est de la psychiatrie, aucun n’élément majeur ne justifie le changement de savoir. C’est la nécessité d’une médicalisation de l’existence, nouvelle manière de gouverner, religion de la science, et l’extension des dispositifs de contrôle qui expliquent l’évolution de cette discipline. Désormais, on dit aux individus comment ils doivent se comporter pour bien se porter : au nom de la science, on vous dit combien de légumes vous devez manger et combien de fois faire l’amour par semaine pour être en bonne santé.
La psychiatrie est devenue l’hygiène publique du corps social. En 1952, on comptait une centaine de troubles du comportement différents, 395 en 1994 et 400 en 2013. Même le deuil est normé : il doit répondre à certains critères et être évacué rapidement pour ne pas être jugé comme pathologique.
Entre 1979 et 1996, on compte sept fois plus de personnes déprimées en France : on assiste ainsi à une augmentation des diagnostics en réponse à la demande sociale d’idéologie sécuritaire. Entre 1985 et 1993, les diagnostics de phobie sociale, devenus « troubles de l’anxiété sociale », explosent : ils deviennent une nouvelle manière de diagnostiquer l’hypertimidité, ce qui conduit à une augmentation de 4 à 20 % des patients concernés par la prise de médicaments (notamment le Paxil, dont on cherche précisément à faire la promotion à ce moment). Voir le livre « Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions » de Christopher Lane.
De la même façon, on estime que 10 % des enfants américains souffrent de troubles d’hyperactivité et de l’attention. Une recherche a été conduite auprès de mille médecins et psychiatres sur les troubles infantiles de l’hyperactivité. Chaque praticien a dû examiner à l’aide d’une grille de critères quatre enfants dont un seulement souffrait réellement de troubles. Les résultats ont surévalué le nombre d’enfants hyperactifs. On s’est aperçu que les garçons étaient plus facilement taxés d’hyperactivité et que les femmes détectaient moins d’enfants atteints que les hommes. Ce résultat montre qu’il n’y a pas d’objectivité possible ni de standardisation intelligente du diagnostic.
En 2005, on a même été jusqu’à étudier en France les troubles de conduites chez les moins de trois ans comme prédictifs de délinquance à l’adolescence. Nicolas Sarkozy aurait d’ailleurs souhaité s’appuyer sur ces chiffres pour la loi sur la délinquance, ce que la lutte des professionnels a empêché.
Questions et débat avec les participants
Comment s’est déroulé le travail avec les enfants de moins de trois ans ?
Les critères pour détecter les enfants présentant des troubles de conduite hors norme étaient l’absence de remords, la froideur affective, la cruauté affective… Le principe était de poser un diagnostic suite à une liste de questions traitées de manière automatique, avec un traitement statistique des réponses qui copie la médecine.
En matière de dangerosité des patients, on s’est aperçu que l’avis des experts était deux fois sur trois inexact. Le Canada a utilisé d’autres moyens empruntés aux compagnies d’assurance, ceux du calcul de risques : on a alors parlé de probabilités de récidive, de comportements déviants, délictueux (âge du premier absentéisme scolaire, de l’usage des stupéfiants…). C’est ce qu’on appelle la psychiatrie actuarielle.
Le profil statistique d’évaluation des risques ne croit pas au pardon. Pourtant l’avenir ne peut être le simple reflet du passé ; cette conception n’est pas humaniste, elle montre l’atteinte profonde d’une société démocratique qui se veut humaniste mais qui remet les droits de l’homme en question. On ne croit plus à ce pari sur lequel on peut, grâce à la culture, l’éducation, la formation, changer le cours des choses pour un individu.
Autre exemple de l’impact des normes : la lutte contre l’hypertension artérielle : on a pu constater qu’un changement de la norme, abaissée de 1 point, avait fait tripler le nombre de patients à traiter.
Comment résister ?
Camus et Jaurès avaient ceci en commun qu’ils ne croyaient pas en Dieu, mais en l’idéal. Dans le discours de François Hollande au Bourget, il y avait aussi un souffle d’idéal politique.
Mais c’est l’amour et l’amitié qui permettent de résister, ainsi que les collectifs.
Aux Etats-Unis, c’est la pratique des délégués des associations de travailleurs qui a permis de survivre. C’est une question politique à défendre : la politique des métiers.
Par exemple, quand la culture fait place au divertissement, la partie est perdue.
Un mot sur FONDAMENTAL ?
Chaque forme de savoir est en rapport avec la forme du pouvoir. Des chercheurs en génétique ont même prétendu que le cerveau humain fonctionnait sur le même mode que le marché.
Comment expliquer cette évolution, en France comme aux Etats-Unis ?
On part des Etats-Unis dans les années 1980, avec Spitzer. Cela devient rapidement un business. Et on assiste bientôt à l’éviction de tous les professionnels de la psychiatrie qui se réfèrent à la psychanalyse. On forme de nouveaux psychiatres à cette manière de penser. S’ils veulent être reconnus, ils doivent s’appuyer sur cette base.
Toute recherche qui sort du cadre est abandonnée. On arrive à une langue technico-administrative, inhumaine.
Quelle évolution de la psychiatrie a eu lieu dans les années 60-70 ?
Des psychiatres se sont aperçus que leurs institutions étaient traumatiques et qu’il fallait qu’elles deviennent thérapeutiques. C’est ce qu’on a appelé le courant de la psychothérapie institutionnelle. Cette façon de penser a aussi été abandonnée. Pourtant, il faut à nouveau du temps thérapeutique, il faut une résistance politique, sauf à devoir tricher avec le système.
Benoît Labbouz : « Les dégâts de l’agriculture intensive »
Benoît Labbouz n’est pas issu d’une famille d’agriculteurs. Il a fait des études d’ingénieur, puis s’est intéressé aux liens entre environnement et agriculture. Après plusieurs années de recherches, il vient de soutenir une thèse autour de cette question : « Comment nourrir toute la planète sans abimer l’environnement ? » Il a donc lu beaucoup de choses sur ce sujet.
Quelques chiffres pour commencer
Benoît a tout de suite posé une autre question : « Pourquoi fait-on tous le même type d’agriculture, qu’on appelle “agriculture intensive”, aujourd’hui ? ». Tout en ajoutant tout de suite que « ce n’est pas tout à fait vrai ». Car les chiffres viennent relativiser la part de l’agriculture intensive.
Sur 7 milliards d’êtres humains que compte la planète, 2,7 milliards vivent de l’agriculture (les paysans et leurs familles, mais aussi tous ceux qui travaillent dans les industries agro-alimentaires, par exemple dans le groupe Danone ou les poulets Doux), soit 40 % de la population mondiale. Sur tous ceux-là, on compte 1,5 milliard de paysans au sens strict. Et parmi eux, un milliard de paysans qui n’ont que quelques outils manuels, leurs mains et celles de leur famille, pour travailler. 250 millions seulement ont des animaux de traction, et 28 millions (2 % seulement de l’ensemble des paysans) possèdent un tracteur ou une autre machine. Conclusion : les gros agriculteurs ne sont qu’une toute petite minorité. Mais en France, où 3 % des personnes vivent de l’agriculture (celle-ci représentant d’ailleurs également 3 % de l’ensemble de la création de richesses nationale), la majorité des agriculteurs font de l’agriculture intensive.
Autre série de chiffres : 860 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde (soit ils n’ont pas assez à manger, soit ils souffrent de carences alimentaires graves pour leur santé). Et 75 % d’entre eux sont des agriculteurs : 600 millions de paysans sur la planète ne gagnent donc pas assez d’argent pour se nourrir et nourrir convenablement leur famille. La faim dans le monde, c’est donc avant tout un problème de pauvreté. Deux milliards d’être humains sur la planète vivent en dessous du seuil de pauvreté, soit moins de deux euros par jour.
C’est quoi l’agriculture intensive ?
Benoît a essayé d’en donner une définition. L’agriculture intensive, c’est celle qui est pratiquée par des agriculteurs qui :
⁃ ont des machines (tracteurs, moissonneuses…) ;
⁃ utilisent des engrais (produits, chimiques le plus souvent, destinés à « nourrir » les plantes) ;
⁃ utilisent des pesticides (produits chimiques pour protéger les plantes des insectes, des parasites, des bactéries, des « mauvaises herbes »…) ;
⁃ utilisent beaucoup de pétrole et d’énergie (pour les tracteurs et pour fabriquer les engrais).
On l’appelle « intensive » parce que tout cela permet de produire beaucoup.
Ainsi, au 19e siècle, on produisait à peu près une tonne de blé sur un hectare de terre. Aujourd’hui, avec l’agriculture intensive, on peut produire dix fois plus. Et un seul travailleur peut cultiver jusqu’à 200 hectares. On produit donc beaucoup plus sur des surfaces beaucoup plus grandes.
Comment en est-on arrivés là ?
Tout cela a commencé aux Etats-Unis, dans les années 1940.
Le vice-président américain de l’époque était en discussion avec le président mexicain. Au Mexique, les paysans souffraient de faim et commençaient à se révolter. On commençait à craindre que cela ne produise une révolution communiste, comme cela venait de se passer en Chine. Le gouvernement américain a proposé de mettre en place des programmes de recherche, financés par la Fondation Ford et la Fondation Rockefeller, pour développer et mettre sur pied une agriculture intensive au Mexique. C’est ce qu’on a appelé un peu plus tard la « révolution verte » : faire une révolution dans le monde de l’agriculture pour éviter une « révolution rouge » ! Autrement dit, que les paysans puissent avoir à manger et ferment leur gueule !
La première étape a consisté à normaliser les variétés cultivées. Historiquement, entre les années 1950 et maintenant, les trois quarts des variétés de plantes qui existaient ne sont plus du tout cultivées de nos jours. Dans les années 1940, on cultivait 300 variétés de maïs différentes au Mexique, il n’y en avait plus que dix vingt ans plus tard.
Cette normalisation du modèle de la « révolution verte » a également entraîné une standardisation des régimes alimentaires : 80 % de l’alimentation humaine est aujourd’hui composée de maïs, de blé et riz.
Une autre étape a été franchie dans les années 1980. Comme certains pays pauvres disposaient de vastes terres (en Amérique du Sud, par exemple), des groupes privés ont commencé à y acheter des terres pour produire moins cher : la main d’œuvre est environ dix fois moins chère au Brésil ou en Argentine qu’en France.
Mais cela pose beaucoup de problèmes. Car, en parallèle, il y a eu la libéralisation des marchés qui a eu des effets catastrophiques. Exemple : si l’on prend un paysan du Mali qui produit une tonne de riz sur un hectare. Il est désormais confronté à la concurrence des pays pratiquant l’agriculture intensive : ceux-ci arrivent à produire 2000 tonnes de riz, parfois avec deux ou trois récoltes par an. Résultat : un citadin de Bamako (capitale du Mali) va trouver du riz européen ou vietnamien moins cher que celui des petits producteurs locaux (même en comptant le coût du transport), et son choix va assez vite être fait ! Et s’il veut s’aligner sur le prix du riz acheté sur le marché mondial, le petit paysan malien sera ruiné.
Il y a aussi des effets négatifs sur l’environnement : la recherche de productivité maximale conduit à de grosses pollutions des sols et de gros dégâts sur l’eau. Par exemple, en Inde, les nappes phréatiques sont fortement polluées et l’eau devient impropre à la consommation.
Et la Politique agricole commune (PAC) ?
Si l’on prend l’exemple du blé, le coût du travail en Europe est tel qu’il faut compter 150 euros pour produire une tonne de blé. En Argentine, où l’on exploite les petits paysans sans terre, ça ne coûte que 50 euros, donc trois fois moins ! Et le prix d’échange sur les marchés internationaux est d’environ 100 euros la tonne (cela dépend bien entendu de la période !). Donc le propriétaire agricole argentin s’en tire bien (mais bien sûr, les paysans exploités n’y gagnent rien !). Mais pas l’agriculteur français. C’est, aujourd’hui, encore une des raisons d’existence de la PAC, Politique agricole commune, et une des raisons pour lesquelles les agriculteurs riches d’Europe font pression sur les gouvernements pour que cette politique européenne soit maintenue sous sa forme actuelle : les agriculteurs européens ont besoin des subventions européennes pour continuer à vendre leurs productions sur le marché mondial (donc moins cher que ce que cela ne leur coûte).
La PAC a été la première politique commune des six pays fondateurs du Marché commun. Dans les années 1960, la France a accepté les politiques communes concernant le charbon et l’acier à condition d’avoir aussi une politique commune sur l’agriculture. Deux principes fondent cette politique :
⁃ vendre prioritairement entre les pays membres ;
⁃ s’assurer qu’il n’y a pas trop de disparités entre les agriculteurs des différents pays membres.
C’est donc, à l’origine, « une politique de soutien aux agriculteurs pour qu’ils puissent produire bien et plein ».
Et il faut reconnaître que « ça a d’abord super bien marché ». Le principe, c’est que les Etats mettent leur contribution dans une grosse tirelire, celle-ci étant ensuite redistribuée par Etat aux céréaliers, aux éleveurs et (un peu) aux maraîchers. Dans les années 1980, les céréaliers produisaient tellement qu’ils jetaient ou brûlaient carrément le blé excédentaire. La même politique se poursuit aujourd’hui mais elle est devenue très critiquable car « plus les gens ont de grandes surfaces, plus on leur distribue de subventions ! » Ce sont donc les grands céréaliers qui bénéficient le plus de la PAC alors qu’ils ont les conditions de production les plus faciles. Même si ça leur coûte 150 euros de produire une tonne de blé et qu’ils ne la vendent que 100 euros, avec la PAC, ils sont gagnants.
Des années 1950 à aujourd’hui, la population a doublé mais la production agricole, elle, a été multipliée par 2,5, ce qui a donc permis de répondre à ce doublement de la population.
Et la pollution ?
Il faut reconnaître que l’agriculteur moyen se préoccupe bien peu des questions d’environnement. Mais quand on lui parle de sa santé, ou de celle de sa famille, ça commence à lui poser question. C’est donc à partir des questions de santé que l’on peut aborder celles des pollutions.
Il faut d’ailleurs distinguer le « paysan », qui fait le lien entre la nature et ce qu’il va produire, et l’« agriculteur », qui raisonne en termes d’exploitation, de gestion, donc de productivité, et se désintéresse un peu de la nature.
Que mange-t-on aujourd’hui ?
Un tiers de la production agricole est aujourd’hui destiné à nourrir le bétail (maïs pour les bovins, soja pour les porcs…).
Pour les ruminants, il faut entre 7 et 10 calories de céréales pour produire une calorie de viande.
Pour les cochons et poulets, il faut 1 à 3 calories de céréales pour une calorie de viande.
Est-ce que ce serait mieux de consommer de la viande blanche au lieu de la viande rouge ? Pour la santé, « ça dépend », estime Benoît. Si on ne mange plus de viande rouge, les petits éleveurs n’auront plus rien : ils abandonneront et les paysages ne seront plus entretenus…
Est-ce que ce serait mieux de devenir carrément végétariens ?
Il est certain que l’élevage contribue à augmenter les émissions de gaz à effet de serre, mais l’agriculture ne représente que 15 % à 20 % de ces émissions. On peut donc chercher à économiser ailleurs, par exemple sur les transports. Bref, choisir la viande ou l’avion !
En fait, ce n’est pas le milliard de petits paysans qui pose problème, c’est l’agriculture intensive. Par exemple, dans les gros ranches américains, il fait 10 000 litres d’eau pour produire un kilo de bœuf ! Ce modèle d’agriculture intensive a normalisé les productions agricoles.
Comment ce modèle réussit-il à s’imposer ?
Cela passe notamment par le jeu de l’installation des paysans. Pour s’installer et pouvoir bénéficier de la mutualité sociale agricole et toucher des subventions européennes, il faut avoir officiellement le statut d’agriculteur. Donc passer devant une commission départementale qui regroupe un représentant du Crédit agricole, un représentant du préfet, un représentant du conseil général et un représentant de la chambre d’agriculture (celle-ci rassemble des professionnels, et est en contact direct avec le ministère de l’Agriculture, pour aider les agriculteurs à s’installer et leur donner des conseils).
Ces chambres d’agriculture ont un pouvoir énorme et leur conseil d’administration est élu à partir de listes présentées par les organisations syndicales de paysans. En France, la principale organisation, c’est la FNSEA qui a gagné toutes les chambres d’agriculture départementales sauf 5 en 2013 (le Calvados, la Charente, le Lot-et-Garonne, le Puy-de-Dôme et La Réunion). D’une manière générale, si quelqu’un veut s’installer en bio, le président de la chambre va être plutôt contre, et le Crédit agricole ne va lui faire aucun crédit. Résultat : il ne peut pas s’installer. Certains en viennent même à s’installer sans se déclarer. Bien sûr, la Confédération paysanne et des associations comme Terre de liens se battent pour installer des agriculteurs dans une logique alternative, mais cela reste minoritaire.
Que penser des labels ?
Les labels consistent à proposer d’autres normes, à partir de l’auto-organisation des producteurs eux-mêmes. Label rouge, Agriculture biologique, Agriculture raisonnée, AOC : leur point commun, c’est de distinguer certains produits du reste de la production mise sur le marché afin d’éclairer le consommateur.
Historiquement, le premier label a été AOC (appellation d’origine contrôlée), devenu depuis 2006 IGP (indication géographique protégée) pour harmoniser ce label à l’échelle européenne. Le point de départ, c’est la production vinicole dans le Vaucluse dans les années 1930 : les gens se sont rendus compte qu’ils consommaient un vin qui n’était pas produit localement.
Le principe est donc toujours le même : des producteurs se réunissent et définissent des critères pour pouvoir afficher tel ou tel label ou appellation. Ce cahier des charges doit être approuvé par le ministère de l’Agriculture. Si un producteur revendique une appellation sans respecter les critères du cahier des charges, il risque d’être poursuivi en justice.
L’AOC est-il toujours synonyme de qualité pour le consommateur ? En fait, tout dépend du cahier des charges. Celui du Comté, par exemple, est exigeant et rigoureux. Mais le Brie de Meaux peut être produit jusqu’en Lorraine. Et l’appellation « Camembert de Normandie » s’applique à tous types de fromages, même ceux produits avec du lait pasteurisé (et non du lait cru, moulé à la louche). En Normandie, les producteurs laitiers sont pieds et poings liés aux grandes coopératives laitières, par exemple Lactalis, qui a quasiment le monopole de la transformation et peut imposer des prix particulièrement bas (30 centimes le litre).
Une autre question est de savoir qui contrôle les labels. La labellisation a créé un gros business, avec des entreprises privées qui embauchent des ingénieurs agronomes et proposent à l’État d’assurer le contrôle des productions labellisées. L’État délégue le contrôle, mais il doit rester le garant de la qualité du label. Cette « privatisation » du contrôle fait qu’il se crée des groupes de pression, et qu’il y a parfois moyen de détourner le cahier des charges. Même dans l’agriculture bio, il y a eu quelques scandales autour des organismes certificateurs. De plus, tout cela a un coût pour le consommateur.
En conclusion, on peut dire que les labels sont souvent positifs, mais cela dépend notamment de la rigueur du cahier des charges initial.
L’internationalisation de l’agriculture
10 % à 15 % seulement de l’agriculture passe par le commerce international. Donc l’essentiel des productions sont toujours consommées localement. Cela n’empêche pas que les prix internationaux fixent en grande partie les prix sur les marchés locaux.
De plus, sur le milliard de petits paysans que compte la planète, une bonne partie participent quand même à la logique de l’agriculture intensive. Beaucoup se sont vus contraints à travailler dans de grandes exploitations de café, de coton, ou de canne à sucre… soit des cultures qui ne servent pas directement à leur alimentation. Dans les années 1980, la plupart des pays maintenaient le droit, pour ces petits paysans, à garder un lopin de terre pour produire les cultures vivrières nécessaires à nourrir leur famille. Mais les politiques d’ajustements structurels, imposées par le FMI et la Banque mondiale, ont cassé cette logique en libéralisant totalement l’agriculture. Ces petits paysans n’ont donc plus de lopin de terre pour leur alimentation, ce qui explique le nombre élevé d’agriculteurs qui souffrent aujourd’hui de la faim.
Philippe Robert : « Les normes sont celles des groupes dominants »
ATTENTION CE COMPTE RENDU N’A PAS ENCORE PU ETRE RELU PAR PHILIPPE ROBERT ET N’ENGAGE DONC PAS SES PROPOS : NOUS AVONS PU MAL COMPRENDRE UN DE SES PROPOS.
Philippe Robert est professeur et directeur de recherche au CNRS, il a créé un groupe de recherche sur « déviance, délinquance, justice » devenu le plus grand centre européen de recherche.
Déviance Le mot donne l’idée de quelqu’un d’anormal, de pas comme les autres. Mais anormalité n’est pas déviance. Exemple : une personne qui pratique une religion différente des autres habitants d’une même ville n’est certes pas comme les autres mais elle n’est pas pour autant déviante. Idem pour une personne aux yeux clairs dans un pays à majorité d’yeux foncés. On peut facilement glisser d’une catégorie à l’autre.
Quand tout va bien on supporte bien les gens aux caractéristiques différentes, mais quand la situation se tend (crise, gens qui se sentent mal), on supporte moins facilement les différences – « pourquoi il a les yeux clairs ? Ses ancêtres ne sont pas d’ici ? Peut-on compter sur lui ? Est-il loyal envers le pays ? »Exemple aussi de l’idiot du village qu’on regardait de travers quand les gens mourraient, ou que l’eau du village devenait mauvaise, etc. La déviance est le fait de ne pas respecter une norme sociale. Le problème c’est qu’il y a des tombereaux de normes sociales.
Dans un groupe, la convergence des intérêts ne suffit pas à expliquer que le groupe agit ensemble. Chacun a avantage à se dire « laissons les autres faire ». Ce qui pousse à agir ensemble, ce sont les règles qu’on se donne – elles ont plusieurs caractéristiques :
Se lever à 7h du matin, est-ce une règle ou une habitude ? Si c’est une habitude, ça n’a pas de conséquence le jour où je me lève plus tard. Si c’est une règle, on va se moquer de mon retard, ou me renvoyer de mon travail – ce sont des sanctions.
La norme c’est une règle qui si elle n’est pas respectée est sanctionnée.
Caractéristiques de la norme :
– La norme est sanctionnée. Elle est donc un acte de pouvoir
– Même si c’est un acte de pouvoir, elle n’est pas illégitime. C’est pourquoi les gens obéissent alors qu’ils n’en ont aucune envie (c’est le mystère de l’obéissance sociale). Exemple de l’heure d’entrée au collège tous les matins à 8h, ça embête tout le monde, il faut s’organiser mais la plupart font des efforts pour la respecter parce que ça a du sens.
– Il y a plusieurs sortes de normes : des enfants qui jouent aux billes inventent leurs règles (il n’en existe pas d’officielles).Ce sont alors des normes informelles, liées à l’action qu’on veut régler. Un groupe d’ados qui marchent en forêt, pour s’y rendre a besoin d’une voiture. L’un d’entre eux a 18 ans et peut emprunter l’auto de son père. Ils adoptent une heure de rendez-vous – 8h15 sur la place. Pour ce groupe, c’est une norme. Un jour ou l’autre, un d’entre eux ne sera pas à l’heure, fatalement. Il est pourtant ok avec la règle. Si c’est le propriétaire de la voiture, il ne se passera rien car il détient le pouvoir de la voiture. S’il fait la même chose tous les week-ends, la règle va muer, on oubliera qu’on avait dit 8h15. Si c’est un autre, ça va varier selon comment il est considéré dans le groupe. Si c’est l’emmerdeur, les réactions du groupe vont être virulentes. Si le retard est régulier, on partira même sans lui, « ça lui servira de leçon » ! Il est alors exclu.
Normes et société
Dans une société complexe, où les membres ne sont pas forcément en présence les uns des autres, les règles passent par des mécanismes nommés politiques (étymologie : ville, intérêt commun) : on fait des lois (qui ne peuvent exister que s’il y a des institutions pour produire ces règles).
Pour adopter une règle générale, il faut un langage qui s’applique à un grand nombre de cas, qu’on ne peut prévoir à l’avance. Est donc employé un langage abstrait, généraliste – ex : « qui soustrait frauduleusement le bien d’autrui est passible de… ». Avec une telle phrase, se brancher sur le compteur de son voisin a beaucoup fait cogiter les tribunaux en son temps ! Exemple qui a aussi fait cogiter les tribunaux : la voiture empruntée la nuit et ramenée le lendemain matin !
Les normes sont créées et gérées par les institutions. Les normes concrètes (exemple des billes) sont fragiles, on peut les oublier et elles sont malléables (on peut les changer en cours) ; les autres normes sont moins malléables, il faut passer par les mêmes circuits pour les créer comme pour les changer.
L’émergence d’un problème social conduit à faire une loi à ce sujet. Parmi les acteurs sociaux, certains ont intérêt à cette loi, d’autres non. Pour une loi qui arrive à bon port, des tas d’autres échouent (et reviendront des années plus tard peut-être)
L’inter normativité
Dans la vie sociale il y a tout un tas de règles : se tenir pendant un repas est différemment perçu s’il s’agit d’un pique-nique, si on est chez tante Marguerite, chez soi, s’il s’agit d’un repas officiel, etc. Il y a des règles officielles et des règles officieuses.
Exemple : je ne supporte pas mon voisin mais je sais que la loi prévoit de la prison si je le tue ! Mais une loi plus prégnante est celle de notre conscience : on serait exclu par les amis, la famille – ce sont des normes moins visibles.
La loi sociale homogénéise et réduit les poches de dissidence (groupes mafieux, criminels, etc.)
Exemple de conflit de règles : la façon de conduire des garçons des bandes d’ados. Ils sont des dangers publics, conduisent sans permis. Ils obéissent, eux, à une norme de leur bande qui est de montrer leur virilité et leur audace. C’est plus important pour eux. Plus tard, lorsqu’ils ont une petite amie, un enfant peut-être et un travail, ils changent leur façon de conduire. La règle officielle devient aussi la leur – la bonne. Parfois, la règle qui a le dernier mot n’est pas forcément la bonne.
Les « incivilities » (années 80)
Un quartier où les gens ne respectent pas les règles de coexistence, où les espaces communs ne sont pas entretenus. Sont occasionnés des désordres physiques et sociaux (les enfants jouent au ballon, cassent des vitres, le bailleur ne répare pas la vitre, etc.). En Europe et en France, les premières incivilités citées sont punies mais pas le syndic qui ne répare pas la vitre.
Dans les zones urbaines à l’abandon, les autorités ne remplissent pas leur fonction, ne dépensent pas d’argent. Les groupes d’habitants (jeunes surtout) donnent l’impression de ne pas respecter la tranquillité des autres.
Quand il y a plusieurs groupes, il y a plusieurs règles différentes.
Le mot « incivilité » est employé par des gens de l’extérieur, désapprobateurs et non compréhensifs. Ce mot fait l’économie de l’analyse de ce qui se passe dans un quartier donné.
Questions, interventions
– En 1976, l’âge majeur est passé à 18 ans – mon fils avait 18 ans. Je n’ai pas compris que le lycée me demande de signer son carnet alors qu’il était majeur.
L’école fait semblant que tout le monde est mineur, en espérant que personne ne soulèvera le hiatus, que les parents ne viendront mettre leur nez dans les façons de faire au risque d’ajouter de la complexité dans la gestion. Autre hiatus, les majeurs sont majeurs mais pas autonomes (vivent chez leurs parents). Cet exemple montre la difficile coexistence parfois de normes contradictoires que sont les normes de la société civile et les normes de fonctionnement.
– L’exemple d’une jeune fille dont le père refuse la contraception alors que pour la société civile elle y a droit, pose la hiérarchisation des normes – celle qu’on va faire triompher sur les autres. C’est d’ailleurs un des principaux travaux des juges.
Au fil des siècles, la puissance paternelle est devenue autorité paternelle puis autorité parentale et est aujourd’hui de plus en plus vague.
– La loi civile française ne reconnaît aucune norme religieuse, pourtant, notre société est forgée par le christianisme et le catholicisme – en ce qui concerne par exemple les jours fériés plaquées sur les fêtes religieuses.
– Le poids des normes augmente-t-il ou diminue-t-il ?
Est-ce que c’est un poids ? Les normes les plus efficaces sont celles qu’on ne perçoit pas comme des obligations parce qu’on a oublié que ce sont des normes. Elles sont devenues des habitudes. La règle est devenue façon de faire de soi-même. Elles ne sont pas nécessairement perçues comme des contraintes.
Quand on dit contrainte, ça signifie qu’on n’a pas intégré la norme, on parle donc de poids des normes. Exemple : quand, dans une situation professionnelle, une nouvelle formalisation, un nouveau protocole est institué, les praticiens trouvent que c’est une contrainte nouvelle – il faut lire le protocole, respecter les phases à suivre etc. Avant, ils faisaient comme ils voulaient, la même chose, alors qu’ils doivent désormais suivre exactement ce qui est écrit. C’est une formalisation de la norme alors qu’elle existait déjà, apprise durant les études.
Plus les sociétés sont complexes, plus les formalisations existent.Ce qui fait poids, c’est souvent la formalisation de la norme plus que la norme.
– Les normes européennes et mondiales sont fondées par des possédants qui ont toujours plus. Ça produit des déviances et des révolutions.
La production de normes européennes est abondante. Elle transforme les marchés nationaux en marchés internationaux avec pour doctrine que la libéralisation du marché diminue le taux de pauvreté dans le monde. C’est vrai dans les pays émergents et à l’échelle mondiale (Chine, Brésil, Inde) mais la diminution de la pauvreté s’est arrêtée dans les pays riches. (Amérique du nord et Europe). De plus la richesse des riches augmente.
Les modes de décision font se rencontrer représentants des états et groupes d’intérêts qui sont les principaux interlocuteurs du parlement Européen. Le débat parlementaire national est très dépendant des décisions du conseil de l’Europe.
– Toutes les révolutions ne renversent pas le système des normes. Parfois c’est un changement de personne. Dès le Directoire, Consulat et Empire, le système de normes était très proche de l’ancien sauf que c’est devenu une société de classes et non plus d’ordres.
– Concernant le poids ou non des normes, on peut s’interroger sur nos compétences qui ne sont pas forcément valables toute une vie. Les connaissances restent-elles valides ? (exemple de la maîtrise d’un véhicule – on réfléchit d’ailleurs à faire passer le permis de conduire plusieurs fois dans une vie).
On ne peut pas avoir de déviance en soi s’il n’y a pas de normes.
La déviance n’est pas un bien ou un mal, c’est la conscience de l’existence de règles.
Qui dit règles dit forcément déviance
Le jeu normatif c’est d’abord un jeu avec la règle du jeu – une partie du jeu social consiste à modifier les règles. La norme est constamment en jeu
Il y a déviance car défaut de socialisation, soit dans l’apprentissage (si un enfant n’est pas élevé dans le respect des normes), soit s’il y a conflit entre groupes de référence (familial et scolaire par exemple), soit si déficit de contrôle : ceux qui transgressent sont mal contrôlés par famille, amis, etc.
Les facteurs qui créent de la transgression :
1- Glissement : dans certaines situations on glisse vers la transgression
2- Dissociation entre moyens et fins : les moyens de respecter les normes (marché du travail) sont barrés pour certains, qui inventent donc des moyens illégitimes de gagner leur vie.
3- Les normes sont celles des groupes dominants, les groupes dominés ne sont pas portés à les trouver légitimes .
4- L’existence de cibles tentantes et non surveillées suffit à expliquer la transgression (l’occasion fait le larron).
Trois facteurs se combinent : l’intérêt, l’occasion, le rapport qu’on entretient avec la norme.
Un peu d’Histoire
En Europe de l’ouest, avant la révolution française, ce sont des sociétés où il est très difficile d’entretenir des relations suivies avec des gens qui ne sont pas nos voisins. La vie locale est très importante. Les occasions de s’emparer du bien d’autrui sont rares, il y a peu de richesses mais les querelles sur la réputation sont nombreuses (une bonne réputation est nécessaire pour avoir la protection de ses voisins). Les normes du roi sont minoritaires par rapport à celles de la communauté locale
Au 19ème, 1ères usines, prolétariat urbain. Tout ce qui est emportable est volable. Les classes possédantes ont peur, pourtant la classe prolétarienne urbaine n’est pas nombreuse.
1830 : naissance de ce qui ressemble à une police, en Angleterre. 1880, grande crise économique. Naît une autre forme d’Etat – c’est la 3ème république, en France. En Angleterre naissent assurance sociale et service public. Les non propriétaires deviennent des citoyens. Les normes de l’Etat gagnent en légitimité, celles des petites communautés sont ruinées car le lien social change de nature. Le chemin de fer, le télégraphe et le téléphone permettent des relations plus éloignées. Les polices modernes se développent rendant le vol plus difficile. L’Etat est le garant officiel de la sécurité des personnes et des biens.
Fin de la 2nde guerre mondiale, entrée dans la société de consommation. 1960, les gens ne conçoivent plus de vivre sans voiture et sans téléphone. La génération suivante ne conçoit plus de vivre sans ordinateur et sans connexion, la suivante sans portable. C’est la consommation de masse, on possède plus de biens qui ne durent qu’un temps.
Les normes sociales évoluent, les déviances aussi. L’intérêt pour la prédation grandit avec le prestige de posséder certains biens. Le développement rapide de ces biens se généralise, il est très facile d’en voler, et ce d’autant plus qu’il y a beaucoup moins de surveillances privées et publiques, que très peu de gens travaillent là où ils vivent et qu’il n’y a plus personne pour surveiller le logement – les femmes travaillent, la scolarité enlève les enfants de la maison et les personnes âgées sont en maisons de retraite
Le travail de la police, en Angleterre d’abord, consiste désormais à surveiller la rue, pas les biens. Ils chassent les délinquants et ne surveillent plus l’espace public. 1960-1985, c’est l’explosion des vols.
1970 : On assiste à une dualisation du marché du travail : stable pour les qualifiés, précaire pour les autres.
La protection sociale est affaiblie car basée sur l’hypothèse du plein emploi alors que 1/10ème de la population est au chômage chronique ou dans un travail précaire. La protection sociale est de plus en plus précaire.
Naît une violence expressive émanant d’une minorité désaffiliée qui réagit aux normes. Cette violence effare les gens. C’est que les normes suscitent des réactions disproportionnées.
La déviance ne fait pas automatiquement le déviant :
Pour que quelqu’un soit noté comme déviant, il faut qu’il commette une transgression mais qu’il fasse l’objet d’une désignation. Il faut donc un groupe qui mène à bien cette désignation. Mais la police s’intéresse aux grandes affaires. Un vol, pour elle, est le 40ème de la journée…
Entre la transgression et la désignation il y a donc un processus pas automatique. Dans la triade victime, autorité et déviant, le déviant est absent, c e qui favorise les phantasmes – on impute la déviance à des catégories de population.
Il est aussi plus facile de repérer celui qui passe toute sa vie dans l’espace public, donc plus exposé à la désignation que celui qui va de lieu privé en lieu privé. La déviance du plus fort est plus discrète et il a du pouvoir sur changer les normes.
Guillaume Dreyfus : retour sur l’eugénisme
Projection du film « Hygiène raciale » et rencontre avec son réalisateur Guillaume Dreyfus
« Hygiène raciale » : ce fut le nom donné à l’eugénisme, en Allemagne, dans les années 1930. Le film réalisé par Guillaume Dreyfus raconte l’histoire de cette idéologie, dont le but premier était d’empêcher la propagation de certaines maladies, que la science de l’époque estimait alors héréditaires. L’eugénisme fut l’un des piliers idéologiques du nazisme. Toutefois, cette idéologie n’a pas seulement été appliquée dans l’Allemagne nazie, mais aussi dans d’autres pays occidentaux, et notamment aux Etats-Unis – avant 1933 et après 1945. L’un des objectifs du film est de faire apparaître certaines continuités : on oublie parfois combien la pensée eugéniste, qui triompha dans une partie du monde occidental avant la Seconde Guerre mondiale, a marqué un jalon capital dans le cheminement vers le crime de masse. Le film est donc un documentaire historique, évoquant les responsables de l’hygiène raciale et faisant témoigner certaines de ses victimes, tout en revisitant certains lieux emblématiques associés à cette idéologie.
Après avoir visionné le film, nous en avons discuté avec son réalisateur Guillaume Dreyfus, qui a tenté de répondre aux nombreuses questions des participants. Ainsi, certains ont noté que les victimes de l’eugénisme employaient souvent des expressions comme « J’étais même pas fou » ou « J’étais une bonne Allemande » : n’est-ce pas admettre la légitimité de l’eugénisme si celui-ci était plus rigoureux et scientifique ? Guillaume Dreyfus insiste sur le fait que ces personnes ne comprennent pas pourquoi elles ont été stérilisées : même au regard des normes eugénistes, elles étaient « hors-cadre ». Cela ne veut pas dire qu’elles légitiment l’idéologie eugéniste. Un autre participant a tout de même souligné la « perversion complète du raisonnement », qui amène les victimes elles-mêmes à « se défendre en intégrant les arguments du système » eugéniste.
D’autres participants l’ont interrogé sur les pratiques qui peuvent subsister dans d’autres pays que ceux évoqués dans le film. Guillaume a évoqué le Japon, qui a connu après 1948 un programme eugéniste de grande envergure ; la Chine, qui le pratique encore à grande échelle ; le Pérou et le Brésil. A aussi été évoqué le cas des « bâtards de Rhénanie », des enfants métis nés d’une mère allemande et d’un soldat français noir après la guerre de 1914-1918 : un millier d’entre eux auraient été stérilisés, et l’écrivain Didier Daeninckx évoque cette situation dans son roman Galadio.
Et en France ? Guillaume Dreyfus a rappelé qu’il y a de la résistance dans les pays catholiques, le Pape n’ayant pas hésité à intervenir contre un projet de loi eugéniste en France. Mais des pratiques de ce type peuvent quand même exister, hors tout cadre légal, notamment dans les hôpitaux psychiatriques : selon Charlie Hebdo, quelque 10 000 personnes en auraient été victimes dans les institutions psychiatriques. Une autre participante nous a apporté deux informations essentielles : on incite les femmes Roms à utiliser comme méthode contraceptive des implants dans le bras ; et les transsexuels qui veulent obtenir un changement d’état civil doivent obligatoirement se faire stériliser !
Y a-t-il eu filiation directe entre les lois eugénistes de l’Allemagne nazie et l’extermination des juifs ? Guillaume estime que le chaînon qui fait la transition, c’est le programme T4 d’élimination des handicapés physiques et mentaux. « Entre les lois eugénistes et T4, il y a continuité car ce sont les mêmes personnes qui étaient visés. Entre T4 et l’extermination, il y a continuité car c’est T4 qui a donné naissance à des outils d’extermination massive comme les chambres à gaz. »
Le réalisateur a également évoqué l’évolution historique dans les « cibles » successives de l’eugénisme : « Au début du XXe siècle, c’était surtout les fous, les criminels, les épileptiques, qui étaient visés. Après la Seconde guerre mondiale, l’eugénisme s’est davantage attaqué aux classes sociales pauvres, en utilisant de plus en plus des arguments économiques ». Pourquoi n’y a-t-il pas eu plus d’opposition à cette idéologie et à ces pratiques ? Guillaume Dreyfus a souligné l’aspect répressif : en Allemagne, si quelqu’un s’y opposait, on allait aussitôt chercher la police ; aux Etats-Unis, ceux qui protestaient trop étaient très vite embarqués. Et puis, a-t-il rappelé, « cela n’intéressait pas vraiment l’opinion publique ».
Alors, comment tout cela a-t-il fini par s’arrêter ? En Allemagne, la défaite des nazis a entraîné la fermeture de tous les centres de santé héréditaire. Aux Etats-Unis, après la première plainte déposée par une femme victime dans les années 1970, des gens se sont mobilisés, des associations se sont créées, des attentats ont même visé l’hôpital de San Francisco pour faire cesser les stérilisations. Tous ces combats ont fini par payer, même si la question de l’indemnisation des victimes reste encore entière.
Ivar Petterson : un parcours libertaire
Artisan et militant anarchiste, Ivar Petterson est venu rencontrer la compagnie Naje le 14 décembre 2013 dans le cadre du chantier national sur les normes. Né à Stockholm en 1945, puis émigré en Suisse à l’âge de 3 ans, il a gardé la nationalité suédoise jusqu’à 20 ans.
Un lien avec le Forum de Solidarité Bosnie : on peut s’y inscrire et participer au forum de discussion.
« Depuis l’âge de 20 ans, j’ai milité sur des positions libertaires, participant à la création de plusieurs groupes successifs à Lausanne et à Genève ; mais actuellement, je ne suis plus membre d’un groupe spécifique anarchiste. Pour qualifier mon engagement, j’évite le mot « anarchiste », trop souvent mal interprété. Je préfère le terme « libertaire », ou même « liberterrre » du fait de ma fibre écolo. Depuis 1968, du fait aussi que les groupes anarchistes étaient souvent éphémères, j’ai beaucoup milité avec des camarades d’autres mouvances politiques, ce qui n’est pas toujours bien compris et accepté par les anars purs et durs.
Je pense aussi qu’il faut éviter de se laisser enfermer et militer dans un esprit de créativité et d’innovation, trouver des nouvelles formes de lutte. Ceci dit, le mouvement anarchiste ou libertaire (synonyme) n’est pas un monolithe. Il est divisé en différents courants : anarcho-syndicaliste (Espagne, 1936-1939), communiste-libertaire et individualiste.
Au sein de chacun de ces courants, il y a des personnes qui travaillent et réfléchissent sur des questions de société et d’autres qui recherchent avant tout un groupe affinitaire avec lequel ils peuvent s’identifier. Ces derniers sont souvent assez méfiants et sectaires.
De la violence à la non-violence
A dix ans, après avoir gagné le 1er prix dans un concours de dessin de toute la Suisse romande et être devenu le héros de l’école, on déménage six mois après dans la région de Montreux, où la rogne est vive envers les riches étrangers (notamment les Anglais qui reviennent des colonies). Malgré le fait que mon père était ouvrier typographe et que nous n’étions pas riches, notre nom (un peu de consonance anglophone) a suffi pour que nous soyons des boucs émissaires de la part des enseignants, qui montaient les élèves suisses contre nous. Mon frère et moi subissions toutes sortes d’injustices et de violences, culminant en un redoublement injustifié, que nous n’avons pas accepté.
Voyant alors que nos parents ne pouvaient rien faire contre cette discrimination (le directeur leur disant «qu’ils ont de la chance de pouvoir mettre leurs enfants à l’école en Suisse »…), nous avons décidé de nous défendre et de contre-attaquer par nos propres moyens.
Avec des camarades eux aussi discrimines, nous décidons alors (ne voyant pas d’autres moyens) de nous armer et de fabriquer des explosifs. Nous sortons de nuit et dévalisons un stand de tir. Nous arrivons aussi, à nos risques et périls, à fabriquer un explosif artisanal (qui sera expérimenté avec succès). On s’identifiait alors à la résistance algérienne (c’était en 1957). Mais lorsque l’aîné du groupe a volé des carabines supplémentaires pour nous exercer à tirer, les policiers nous sont tombés dessus, ce qui a entraîné le divorce et départ de la famille de nos amis, et donc la fin de notre projet. Nous avons alors fait disparaître notre cache d’armes pour que personne ne les trouve.
Quelques mois après, à l’âge de 13 ans, m’étant cassé une jambe au ski et me trouvant isolé à l’hôpital, j’ai réfléchi et j’ai décidé, seul, de poursuivre notre combat contre l’injustice par des moyens non violents.
Jumelage en Algérie et découverte de Mostar et Sarajevo
En 1965, j’étais membre fondateur d’un jumelage avec Chetaibi, un petit port algérien, où nous avons transformé une maison en centre de soins pour les nouveaux-nés. J’y suis retourné en 1967 et 1969, menant divers travaux avec des équipes de jeunes du village et partageant l’animation. Ayant découvert l’autogestion, nous avons été deux du groupe à aller en Yougoslavie en 1966. Ayant entendu parler d’une région de culture musulmane, nous avons alors découvert successivement Mostar et Sarajevo, villes dont le cœur ont été façonné par l’urbanisme ottoman. Comme en Algérie, l’accueil y a été inoubliable.
Découverte du mouvement anarchiste et engagement pacifiste
C’est grâce à la rencontre, par hasard, avec un peintre libertaire, à mon arrivée à Genève en 1967, que j’ai découvert l’anarchisme. Il m’a ouvert sa bibliothèque et ensuite, durant mon service militaire à Lausanne, je fréquentais la bibliothèque du CIRA (Centre International de Recherche sur l’Anarchisme).
Il n’y avait plus de groupe anarchiste en Suisse romande depuis une dizaine d’années et les vieux militants étaient dispersés.
En 1968, j’ai quitté mon boulot de tapissier-décorateur pour reprendre durant trois mois le secrétariat de l’Internationale des Résistants contre la Guerre (IRG). Par hasard, cela tombait sur les mois d’avril-mai-juin 1968 : un moment extraordinaire.
Parallèlement, j’ai participé à la création de la « Fédération socialiste libertaire » à Lausanne avec une première apparition publique lors du cortège syndical du 1er mai 1968, en prônant l’autogestion. Nous avons été très actifs, notamment lors des Journées militaires de Genève, en bloquant une conférence militaire et en diffusant un tract « Contre le cancer », qui servira de prétexte au Ministère public pour procéder à une perquisition et à des interrogatoires, puis m’inculper pour « atteinte à la sécurité militaire et incitation à la désertion ».
Le procès a eu lieu en 1969 à Lausanne et s’est conclu par une victoire pour nous. En effet, non seulement j’ai été acquitté, mais nous avons monté deux Comités à Lausanne (le soir même) et Genève (3 jours après) réunissant plusieurs centaines de personnes contre les manipulations du pouvoir suisse qui voulait faire passer les divers opposants pour des gens pilotés par Moscou.
En 1989, j’ai vu, lorsque nous avons pu accéder à nos fiches de police (900 000 personnes surveillées en Suisse), que j’étais l’un des plus fichés !
Cela ne m’a pas empêché de poursuivre mes cours de service militaire dans le sauvetage en montagne. Dans le cadre normatif de l’armée, j’ai expérimenté avec quelques camarades diverses formes de résistance conviviales, qui ont entraîné l’ensemble de la compagnie.
Rompant avec la résignation qui règne en général, nous avons qua,si systématiquement occupé les « temps libres » pour des partages de connaissances, organisant des exposés-débats sur divers sujets, sur la base de nos expériences : Tchad, Algérie, anarchisme et milices CNT dans la guerre d’Espagne, psychiatrie et anti-psychiatrie, etc. Nous invitions aussi nos officiers.
Nous avons obtenu la gestion d’un camp d’handicapés, où il y avait réellement une gestion collective, notamment dans le groupe animation, rompant avec la norme hiérarchique et verticale de l’armée.
Origine de l’anarchisme et de la pensée libertaire
Le congrès de l’Internationale antiautoritaire de Saint-Imier (Jura suisse), le 15 septembre 1872, marque le début de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement anarchiste (terme qui n’existait pas encore en ce moment-là).
Ce Congrès, organisé par la « Fédération jurassienne », répondait à la scission survenue au Congrès de l’Association Internationale (AIT ou 1ère Internationale), tenu à La Haye début septembre, entre, d’une part, les marxisants tenants du socialisme étatique et, d’autre part, les sections internationales de tendance « anarchiste » voulant instaurer un socialisme sans État, organisé depuis la base (autogestion) par une rupture révolutionnaire et une grève générale expropriatrice menant à la gestion collective des entreprises occupées par les travailleurs eux-mêmes.
La « Fédération jurassienne » (1868-1889) comptait beaucoup d’artisans horlogers-paysans, qui se réunissaient le soir pour étudier les textes de Proudhon, Bakounine, Kropotkine et Karl Marx.
Le concept libertaire se base sur un double processus fédératif : l’un sur la base des entreprises (travailleurs), l’autre sur la base des Communes (avec tous les citoyen-ne-s) : organisation horizontale.
Confrontation durant la révolution russe
A la fin du 19e siècle, le courant anti-autoritaire était plus important que le courant marxiste. Mais il y a eu basculement lors de la révolution russe. Lénine a repris le mot d’ordre anarchiste « Tout le pouvoir aux Soviets » pour, au cours des années de 1917 à 1922, en inverser le sens et arriver à donner tout le pouvoir au « Soviet suprême », emprisonnant et liquidant ainsi les révolutionnaires anarchistes, et notamment la « Makhnovitcha » ukrainienne, qui sauva la révolution en stoppant l’offensive des troupes tsaristes soutenue par les pouvoirs occidentaux.
Les « soviets » étaient à l’origine des « Conseils » fédérés depuis la base. Dans la révolution russe, les Bolchéviques considèrent qu’avant de redonner du pouvoir à la base, il faut passer par une phase de pouvoir qui vient d’en haut. Tous les pays de l’Est ont subi ce formatage. Il fallait être bien avec les responsables locaux. Ceux qui prenaient des initiatives risquaient le goulag. L’idée libertaire ayant été anéantie, ce sont maintenant des courants nationalistes qui émergent.
La seconde confrontation dans l’Espagne de 1936-39
Au début 1936 en Espagne, un gouvernement de gauche est élu grâce à l’apport de plus d’un million de voix anarchistes (rompant avec leur consigne habituelle d’abstention). Le 19 juillet 1936 est marqué par le coup d’État de Franco, soutenu par Hitler, Mussolini et le Vatican. L’armée est divisée. Les anarchistes de la CNT-FAI (Confédération Générale du Travail) ripostent et s’emparent de casernes à Barcelone. Avec les armes récupérées, ils organisent des colonnes qui libèrent la Catalogne, l’Aragon, le Levant. Cependant ils ne veulent pas tout le pouvoir pour eux seuls. Ils le partagent avec des républicains, socialistes et communistes (ce qui se retournera contre eux par la suite).
Ils s’auto-organisent en « collectivités » dans tous les domaines de la vie civile et économique et dans leurs milices, mais ils manquent d’armes. Le Parti communiste, appuyé par Staline, s’empare du gouvernement, par le biais de l’acheminement des armes depuis les pays de l’Est. Entre 1937 et 1939, les violentes confrontations entre communistes staliniens et anarcho-syndicalistes font le jeu de Franco, qui s’empare du pouvoir en 1939.
Dans les régions contrôlées par les anarchistes, il y a eu de nombreuses expériences sociales et innovations dans beaucoup de domaines (notamment en médecine et psychiatrie). De nombreuses communes ont remplacé la peseta par des carnets à points (formule reprise par les actuels SEL, systèmes d’échanges locaux), perfectionnant le système en élargissant les formules les plus adaptées et abandonnant au fur et à mesure les formules qui se révélaient moins performantes. Il y avait ainsi une souplesse d’adaptation collective expérimentale qui contraste avec le système centralisé et vertical imposé d’en haut par les partisans du communisme étatique.
Vers un rapprochement face à un défi majeur
L’effondrement du bloc soviétique et la montée en puissance du capitalisme financier obligent les différents courants socio-politiques à se repositionner. De plus en plus de militants marxistes remettent en question le léninisme et la formule de Parti-État, qui a conduit à un échec. Et du côté libertaire, les mouvements engagés socialement (anarcho-syndicalistes, communistes libertaires) défendent les acquis sociaux (fruits de luttes antérieures) aujourd’hui en principe garantis par les États. Mais jusqu’à quand ?
Les grandes banques et les transactions internationales ont de plus en plus de pouvoir, il y a donc beaucoup de connivences entre eux. Des accords (TAFTA) sont discutés en secret dont les conséquences sur les États sont graves : les multinationales ont désormais le pouvoir de condamner les États qui n’appliquent pas leurs règles ! On s’intéresse beaucoup, avec Attac, aux accords scellés en secret au sein de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), car ils produisent des normes qui imposent des amendes aux pays refusant les OGM ou les gaz de schiste par exemple.
La vaste offensive – à l’échelle mondiale – des forces capitalistes, visant à instaurer la dictature du pouvoir financier, oblige les différents courants du socialisme révolutionnaire à se rapprocher et ainsi mettre fin à une division qui existe depuis plus d’un siècle.
Depuis quelques années, il y a convergence dans une réflexion de fond qui porte, d’une part, sur les concepts de base du socialisme (étatique et libertaire) et, d’autre part, sur la réponse à donner face à la montée du pouvoir financier mondialisé.
Il y a ainsi de nouvelles analyses du capitalisme sur la base d’un marxisme revu et corrigé. Mais un intérêt croissant pour les expériences autogestionnaires réalisées par le mouvement anarcho-syndicaliste dans l’Espagne de 1936-39 : ceci inspire le mouvement actuel de reprise d’entreprises en coopératives (Argentine, Grèce) et, en général, il y a développement de démarches depuis la base (hors partis politiques) au travers d’assemblées générales et de groupes de travail pluralistes.
Il manque encore un réel projet social alternatif et des stratégies adéquates pour le réaliser.
A Genève, le « Mouvement vers la révolution citoyenne » réunit marxistes et anarchistes sociaux dans une réflexion globale.
Genève déchirée entre héritiers du calvinisme et libertins
A Genève, il y a beaucoup de difficulté à pérenniser une organisation anarchiste du fait qu’il y a chez les opposants ou révoltés une aversion envers toute forme de structure permanente (qu’elle soit verticale ou horizontale), ressentie comme un basculement dans le camp adverse.
Historiquement, cette aversion remonte à l’époque où les « libertins » s’opposaient au calvinisme (courant du réformisme protestant). Le calvinisme imposait un régime strict et austère avec bannissement des couleurs, tant dans les vêtements que sur les maisons. Le théâtre et le carnaval étaient interdits. Le non-droit à la jouissance a favorisé l’accumulation du capital : début du capitalisme et des banques genevoises.
La mouvance « libertine » actuelle, qui se croit anarchiste en refusant toute réflexion et activité structurée, se condamne à des actions sporadiques et incohérentes, servant ainsi de piétaille à des militants autoritaires « blacks bloc », ce qui conduit à saboter des manifestations organisées par la gauche et les organisations libertaires contre l’OMC ou l’anti G8 de 2003.
Différence entre communisme et anarchisme
La base commune entre les deux, c’est l’idée de la révolution sociale. La bourgeoisie détenant les moyens de production, il faut faire la révolution pour instaurer la propriété collective afin de créer une société égalitaire, avec la disparition de l’État. Marx parle aussi d’une société qui n’aurait plus d’État.
Mais pour parvenir à ce but, socialistes et communistes pensent qu’il faut reprendre l’État (pour les socialistes par les élections, pour les communistes par la révolution) en réalisant d’abord la « dictature du prolétariat » avant de faire disparaître l’État.
Au contraire, les penseurs anarchistes, et notamment Bakounine, considèrent qu’il faut réaliser la révolution par l’auto-organisation à la base (autogestion) en une double structure fédérative (entreprises et communes) afin de pouvoir se passer d’un pouvoir central. D’emblée, les anarchistes ont jugé utopique le concept de dépérissement de l’État. Ce qui s’est passé en Russie avec Lénine et Staline leur a donné raison : une fois installés au pouvoir, ceux qui le tiennent ne le lâchent pas !
Questions/réponses
L’expression « Ni dieu ni maître ! » est une réaction par rapport aux régnants qui disaient détenir leur pouvoir de dieu.
L’anarchisme, c’est une organisation basée sur des fédérations locales. La « Commune de Paris » de 1871 était un concept libertaire.
Rousseau disait que l’homme est fondamentalement bon. Mais l’accumulation de normes, les contraintes sociales créent des frustrations. L’agressivité qu’on reçoit d’en haut est ainsi projetée sur les proches, imposée à d’autres ou alors diluée dans l’alcool et/ou les drogues. Une prise de conscience individuelle et collective est nécessaire pour éviter cette projection et reproduction de la violence.
Historiquement, le mouvement anarchiste a favorisé l’émancipation féminine, notamment dans le cadre de communautés libres.
Normes et moments hors-normes
Sur le plan des normes, la trilogie « liberté-égalité-fraternité » sert de base de référence à tout le mouvement révolutionnaire, qu’il soit socialiste, communiste ou anarchiste. Mais, dans la réalité, nous sommes très loin de cette norme.
La contrainte des normes est un problème très ancien. Elle existait déjà au temps des Romains. Au Moyen-âge, les gens au pouvoir ont su habilement canaliser les frustrations engendrées par les contraintes en instaurant des moments de relative liberté.
Les carnavals et organisations de moments festifs étaient des soupapes de sûreté pour compenser le poids des normes. Le pouvoir savait qu’il fallait laisser ce temps pour éviter des soulèvements et donnait symboliquement la clé de la ville au « roi des fous ».
Toute société a besoin de normes. Il y a plusieurs catégories de normes : celles qui relèvent du bon sens et celles qui, de plus en plus, s’imposent et sont mises en place au niveau mondial. Ces dernières cassent celles déjà mises en place par du bon sens et les compromis sociaux. Il y a donc une bataille des normes.
Quelques expériences à Genève
Entre 1970 et 1977, j’ai organisé, avec ma compagne d’alors, des repas-rencontres assurant, d’une part, la promotion du végétarisme et du bio et, d’autre part, les liens sociaux. Des groupes de quartier se sont ainsi constitués pour lutter contre des projets immobiliers (par exemple, rénover au lieu de tout détruire).
Pour contrer les projets immobiliers visant à multiplier le profit et l’exploitation des locataires, on s’est abonnés au journal officiel. On avait un mois pour réagir, en mettant des tracts dans les boîtes aux lettres et en contactant les locataires pour leur proposer des lettres collective. On se réunissait une fois par mois et plus s’il le fallait ; et certaines périodes étaient vraiment chargées.
En 1972, nous étions trois groupes pour organiser le squat du Prieuré (une cinquantaine de pièces), le premier squat autogéré, organisé en groupes de travail et coordonné par des assemblées générales.
Ceux qui voulaient dormir plus de trois nuits devaient participer aux groupes de travail (cuisine, vaisselle, etc.). Des jeunes allaient bosser chez des agriculteurs qui, en échange, leur donnaient des œufs et des légumes (on devait assurer plus de 150 repas par jour).
Il y avait entre autres des gens au chômage ou en difficulté psychologique. Mais la grande majorité, surtout en été, étaient des jeunes du monde entier, de passage à Genève : ils ont découvert là une autre façon de vivre et de penser, qui a éveillé bien des vocations.
Par exemple, des jeunes qui débarquaient de New-York ont découvert le travail dans les jardins bio, dans le cadre du groupe de troc villes-campagnes : récolte de fruits et petits fruits, salades, légumes, sarclage des mauvaises herbes, etc. A la fin de la journée, les paysans nous donnaient en échange une partie de la récolte, des œufs et autres produits. Ce système de troc nous permettait d’offrir des repas gratuits à tous ceux qui étaient membres de groupes de travail. Il y avait aussi les sympathisants et habitants du quartier, qui contribuaient par leur participation à la marche de la Cuisine populaire, végétarienne et bio. Nous voulions par là encourager la création de réseaux entre petits-producteurs et consommateurs, en-dehors des grandes surfaces commerciales.
Il y a aujourd’hui à Genève une dizaine d’associations qui ont développés de tels réseaux (connus en France sous le nom d’Amap, associations pour le maintien d’une agriculture paysanne).
Mais fin juillet 1972, notre squat a été envahi par une masse de passage (ne comprenant pas l’autogestion) et nous avons (après un ultimatum) été obligés d’abandonner ce système de partage, qui avait pourtant été bénéfique pour tous les participants.
Revenus à mi-octobre, nous avons alors relancé le projet de squat autogéré, mais alors que nous allions ouvrir un Centre de documentation et librairie alternative, les autorités sont intervenues avec plus d’une centaine de policiers pour détruire cette expérience.
Nous avons pu rebondir avec deux associations :
– Le CRAC (Centre de Recherche et d’Action Communautaire), qui existe depuis 1975 et fonctionne maintenant en coopérative. Depuis le début, il y avait un Magasin du Monde, des locaux associatifs et des appartements communautaires.
– Le CAR (Coordination Accueil et Renseignements) qui existe depuis l’été 1974, et dont je suis président depuis quelques années. Installé devant la gare de mi-juin à mi-septembre (de 9h à 21h), il accueille et oriente plus de 20 000 voyageurs (en majorité des jeunes).
La Marche pour la Paix
Lorsque la guerre a commencé en ex-Yougoslavie, J’étais au Comité Paix à Genève. Etant le seul à être allé en Bosnie, j’ai recueilli des confidences d’un Bosniaque venu travailler à Genève après avoir été informé par un membre des services secrets serbes de l’agression qui allait survenir.
J’ai aussi été informé par un retraité hongrois du fait que les puissances occidentales voulaient l’implosion de la Yougoslavie socialiste (pour pouvoir ensuite l’intégrer morceau par morceau dans l’Union européenne) et que des agents de la CIA étaient sur place pour soutenir la montée des nationalismes.
C’est ainsi que lors de l’agression de la Serbie contre la Bosnie en avril 1992, je ne partageais pas la thèse en vogue au Comité Paix – et plus globalement dans la gauche – de « guerre inter-ethnique » : ils répétaient juste ce que disaient les médias). C’est pourquoi j’ai fondé avec quelques personnes rencontrées au hasard (dont un ex-délégué du CICR) le groupe et journal « Mirna Bosna ».
La gauche et extrême-gauche (anarchistes compris) sont restés totalement indifférents à ce qui se passait en Bosnie. Ils n’ont réagi que lors du génocide de Srebrenica (juillet 1995) pour aussitôt oublier. Encore en 2004, l’Association des survivants de Srebrenica n’a pu entrer à la Maison des associations qu’au terme de quatre mois de dures négociations. La situation s’est heureusement détendue depuis 2005 et la Ville de Genève, par exemple, soutient la Marche pour la Paix.
Mais entre 1992 et 1995, il y avait à peine une dizaine de Suisses présents aux manifestations qui réunissaient plusieurs milliers de Bosniaques devant l’ONU à Genève, pour protester notamment contre l’embargo sur les armes qui entravait la résistance de la République de Bosnie-Herzégovine contre le « nettoyage ethnique » et génocide (sièges de Sarajevo, Mostar, Maglaj, Gorazde, exécutions sommaires dans les villages et petites villes…).
Depuis début 1992, nous étions préoccupés par la situation de villages et villes bosniaques comme Konjevic Polje, Cerska, Srebrenica. Lorsque cette ville fut déclarée « zone de sécurité », nous avons tout de suite compris que ce n’était pas sérieux et que la population serait sacrifiée. La tragédie de 1995 nous a malheureusement donné raison.
La SDN (Société Des Nations) avait déjà imposé en 1936 un embargo sur les armes contre la République espagnole. L’ONU a récidivé. Dans les deux cas, c’était une complicité avec les agresseurs. La Bosnie-Herzégovine a été attaquée le jour de la proclamation de son indépendance, le 6 avril 1992.
Tout au long de la guerre, nous avons recueilli beaucoup d’informations et témoignages (traduits par l’ex-délégué du CICR), mis dans notre publication « Mirna Bosna » et transmis en France (en Suisse, nous n’avions pas de relais militants et les médias nous censuraient).
Par chance existait en France le « Mouvement des citoyens-citoyennes pour la Bosnie », qui regroupait 400 collectifs divers, formé en grande partie de dissidents du PS (car le président François Mitterrand était pro-serbe).
Après la guerre, j’ai monté une association de soutien à la création de petites entreprises en Bosnie. Organisant des stages en ateliers, y compris dans mon atelier tapissier ; ce qui a permis le lancement de 6 petites entreprises (garage, boucherie, etc.).
En 2000, j’étais membre-fondateur de l’Association des survivants de Srebrenica et, dans ce cadre, j’ai organisé cinq marches de trois jours, d’Yverdon à Berne, et ensuite sur Genève par le pied du Jura. En octobre 2004, j’ai été pour la première fois à Srebrenica et j’ai réussi à convaincre quelques responsables locaux d’organiser la Marche sur le vrai trajet de la colonne en juillet 1995. Mais je leur ai conseillé de réaliser la Marche, symboliquement, dans le sens du retour : ce qui se fait ainsi chaque été.
Lors de la première Marche en 2005, nous étions 500, essentiellement des vétérans de 1995, et par la suite le nombre a grimpé jusqu’à 7000 participants, en majorité des jeunes.
La Marche pour la Paix a lieu du 8 au 10 juillet. Elle commémore la fuite des 14 000 hommes partis de Srebrenica au soir du 11 juillet 1995 pour arriver (du moins les survivants) à Nezuk le 16 juillet à midi. Mais 5 000 hommes ont été tués ou exécutés, dont 3 000 à Potocari. Environ 372 hommes ont été tués dans les semaines et mois qui ont suivi. Et quelque 2 000 hommes ont réussi à survivre dans les forêts et montagnes avant de réussir à franchir la ligne de front.
Nous voulons que la Marche soit essentiellement un moment de convivialité et solidarité avec les habitants qui sont revenus reconstruire leurs maisons dans la région, le long de ce Chemin de paix de 80 kms La présence d’internationaux permet de sécuriser cette action. Le 11 juillet, c’est une journée de deuil.
Venez à cette Marche ! »
Béatrice Hibou : la bureaucratisation néo-libérale
Béatrice Hibou est chercheuse au CNRS, auteure d’un ouvrage intitulé « La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale ». Le dimanche 10 novembre 2013, elle nous a exposé ses idées sur les normes dans le cadre du démarrage de notre chantier de l’année.
« J’ai une double formation en économie et sciences politique, ma recherche est de comprendre le politique à travers l’économique. “La bureaucratisation à l’ère néolibérale” est un double ouvrage : un livre personnel, puis un livre collectif, mais c’est le même projet.
Ce projet est assez atypique par rapport à ma recherche puisqu’il se base avant tout sur des réflexions théoriques pour comprendre notre quotidien, à commencer par le mien. Habituellement, je travaille en faisant du terrain sur des sociétés étrangères. J’ai travaillé pendant 10 ans sur l’Afrique subsaharienne et depuis 20 ans, je travaille sur le Maghreb et l’Europe du Sud. Avec toujours la préoccupation de comprendre les transformations politiques, les transformations de l’État et de l’exercice du pouvoir, de la domination à travers des situations concrètes.
• La transformation de l’État, avec l’un de mes ouvrages intitulé “La privatisation des États”. Ou comment, dans le néolibéralisme actuel, les façons d’intervenir, notamment dans l’économie, se transforment. Contrairement aux thèses sur les défaillances ou l’impuissance de l’État (par rapport aux firmes multinationales, aux marchés, aux grands acteurs privés), j’ai essayé de montrer qu’il y avait une transformation des façons d’être, d’agir et d’intervenir de l’État et que l’impression de disparition provenait d’une lecture très normative de l’État. Autrement dit, il n’y a pas que la forme d’intervention de l’État directe, continue, passant par un appareil administratif fort. L’État peut intervenir de manière indirecte et privée, en passant par le truchement d’intermédiaires, qui peuvent être notamment des acteurs privés : des entreprises avec les partenariats publics/privés, des associations, des notables… L’État se “décharge” de ses fonctions non régaliennes, mais aussi de fonctions régaliennes. En employant le mot “décharger”, j’ai repris un terme de Max Weber, qu’il avait utilisé pour caractériser le fonctionnement de l’État féodal. Contrairement à l’idée qu’on s’en fait, comme le théoricien de l’État légal-rationnel, bureaucratique, quand on lit l’ensemble de ses travaux, on se rend compte qu’il a travaillé sur des formes d’État très différentes, selon différents moments historiques. Ses travaux sur l’histoire économique montrent que, dans la période féodale, l’État était bien là mais prenait une autre forme, et notamment qu’il se “déchargeait” sur d’autres acteurs pour exercer son pouvoir. C’est ce qu’on voyait aussi dans l’Ancien régime avec les fermiers généraux qui achetaient leur charge et récoltaient les impôts de l’État et pour l’État.
Dans notre histoire française, on a l’idée que c’est l’État qui se charge de tout cela. Mais lorsqu’on regarde à travers le monde, mais aussi dans notre histoire française, on se rend compte que cette intervention de l’État correspond à une période très déterminée. C’est la fin du 19e siècle et le 20e siècle, jusque dans les années 1980, mais à l’aune de l’histoire, c’est une période très courte. Dans l’histoire longue, ces fonctions, y compris la sécurité, la justice ou les impôts, pouvaient être réalisées par des acteurs sur lesquels l’État se déchargeait. Pour les impôts par exemple, l’État avait besoin d’une somme, il vendait la charge de l’impôt à des riches, commerçants, banquiers ou aristocrates. À charge pour ces personnes de récolter l’impôt et de reverser à l’État les sommes ou de se rembourser de l’achat de la charge. C’est pour cela que je dit, de façon ironique, que c’est une sorte de privatisation de l’État. Au lieu d’intervenir directement par les institutions publiques, l’État passe par ces formes déléguées.
Ensuite, en travaillant sur mes terrains, mais aussi dans ma vie quotidienne, je me suis rendue compte que parler de “privé” de façon trop large était problématique. Qu’est-ce que c’est, ce “privé” ? C’est tout un pan de mes recherches ultérieures sur les transformations de l’État à l’heure du néolibéralisme, sur lesquelles je vais revenir tout à l’heure.
• L’exercice de la domination. Ce sont mes terrains africains et maghrébins, et notamment à travers un livre que j’ai publié en 2006 “La force de l’obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie”. J’essayais de comprendre sur quoi reposait le régime de Ben Ali. À l’époque, avant la révolution, on disait que la Tunisie était un miracle économique et une répression policière. Après dix années de recherches, j’ai constaté que ce n’était ni complètement l’un, ni complètement l’autre. Notamment, la répression policière ne touchait qu’un nombre extrêmement restreint de personnes. C’était les militants les plus engagés, notamment de Ennhada, le parti islamiste, et quelques opposants laïcs.
L’exercice de la domination passait par l’insertion des mécanismes de pouvoir dans les rouages sociaux et économiques quotidiens. L’exercice de la domination passait moins par l’appareil policier que par ces jeux au sein des programmes sociaux, dans les relations entre les entreprises ou les citoyens et l’administration, dans les relations de crédit et d’endettement, dans la relation fiscale. Le pouvoir jouait sur les dépendances mutuelles entre acteurs.
Par exemple, pour avoir accès aux programmes sociaux, il fallait être désigné comme “apte” par l’omda (le représentant le plus bas de l’administration, qui était aussi membre du parti unique). Tout le pays était quadrillé par des cellules du parti (au niveau professionnel et territorial) et par l’administration. Pour avoir accès aux programmes sociaux, il fallait que l’omda dise que tel ou tel était un “bon citoyen”, les “mauvais” évidemment en étant exclus. Et pour se faire bien voir, mieux valait adhérer au RCD, le parti de Ben Ali, participer à des réunions, aux journées de solidarité, être présent aux visites officielles de Ben Ali, etc. On retrouvait ce mécanisme aussi aux niveaux les plus élevés : pour les grands entrepreneurs, par exemple, il fallait montrer patte blanche, par exemple en adhérant au parti, en versant des sommes pour telle ou telle œuvre sociale, en répondant aux demandes du politique… Il fallait faire des gestes mais cela laissait aussi des marges de manœuvre, de jeu. On pouvait très bien donner et ne pas être d’accord, donner et être d’accord, ou donner être distant, sans vraiment prendre position. Cela dit, peu importait la signification qu’il donnait à l’acte de “donner”, cela alimentait, d’une certaine manière, le fonctionnement du politique. On peut être participant consciemment ou inconsciemment d’un système de domination. Tel est le cas du 26.26, le fonds institué par Ben Ali : les gens étaient obligés de donner, mais cette obligation ne passait pas par Ben Ali en personne bien sûr, ni même par les gouvernants, mais par les hiérarchies au sein du monde professionnel, par les sociabilités et les relations de voisinage. A travers cet exemple, je voulais montrer que la domination ne s’exerçait pas seulement, pas principalement d’en haut, par le haut, mais passait par les relations sociales les plus banales, les plus quotidiennes. C’est ce que dit La Boétie lorsqu’il parle de “servitude volontaire” : ce n’est pas le fait de se soumettre volontairement, mais le fait que “le tyran asservit les uns par les autres”. L’exercice de la domination passe par ces relations de dépendance mutuelle entre acteurs.
Les normes
C’est une réflexion sur notre propre société, sur nos conditions de travail et de vie en société quotidiennes, à commencer par les miennes. Étant chercheuse au CNRS, je suis extrêmement privilégiée, beaucoup moins touchée que d’autres par ce système de contraintes. Tout de même, je suis de plus en plus contrainte par la bureaucratie, des choses qui ne sont pas le cœur de mon métier. Mon métier est de faire de la recherche à travers du “terrain” (des entretiens, de l’observation participante, de la vie quotidienne pour mieux connaître les sociétés que j’analyse), de la recherche de documents, de la lecture, puis d’écrire. Mais ce travail est peu à peu “mangé” par ce que j’appelle un processus de bureaucratisation néolibérale, qui prend plusieurs formes.
– La recherche de financements. Avant, les recherches étaient dans un système de financements publics. Mais comme les budgets alloués aux recherches diminuent, comme aussi “l’esprit du temps” veut que la recherche soit utile et qu’elle réponde aux besoins de l’économie, à la “demande sociale”, les chercheurs sont poussés à chercher des financements ailleurs, et notamment auprès des privés, via le fundraising. Cela prend du temps et cela contraint car, pour faire de la recherche de financement, il faut faire des projets qui doivent suivre certaines normes, certains formats, certaines rubriques, ceux du financeur potentiel : de l’entreprise, de l’organisation, de la fondation, de l’ONG, etc.
– L’évaluation. Auparavant, l’évaluation se faisait selon les canons de chaque discipline scientifique, de façon peu formalisée, à travers l’appréciation scientifique des écrits. Aujourd’hui, on est entré dans une ère de “fièvre de l’évaluation” comme certains l’ont dit, et on évalue tout. Surtout, on évalue de façon de plus en plus formalisée, normalisée. On évalue le “coût” d’un chercheur, d’un laboratoire ; on évalue les articles mais aussi la capacité à communiquer, à valoriser, à être visible ; on évalue ses propres travaux et les travaux de ses collègues ; on évalue les étudiants et les étudiants évaluent les professeurs ; on évalue les activités d’un laboratoire, les revues ; on évalue aussi les projets de colloque et de recherche, dont les communications sont évaluées, puis les actes et les publications. On pourrait continuer… Au nom de l’efficacité, cette évaluation est en outre de plus en plus quantitative. Comme c’est de l’argent public, l’évaluation sert à vérifier l’utilisation qui en est faite, à montrer que l’on ne “gâche” pas l’argent public. Cette évaluation se traduit par des rapports : je dois faire des rapports d’activités sur mes publications, sur ma valorisation de la recherche. Il faut remplir toute une série de formulaires.
En fait, vous pouvez passer votre vie à faire de la bureaucratie en perdant tout le sens de votre travail. Chacun réagit différemment face à cette bureaucratie. Mais de plus en plus, les gens se plaignent : “Je ne fais plus mon métier comme j’aimerais le faire, je perds le sens de mon métier, de la vie en société…”.
J’ai conceptualisé cela en terme de “bureaucratisation”.
Dans le discours néolibéral, en effet, l’un des messages principaux est de dire que la crise vient de la bureaucratie étatique, de la paperasserie de l’administration. Et c’est l’une des justifications de la promotion de la privatisation, des partenariats avec le privé, de la rationalité entrepreneuriale : le privé, exempt de bureaucratie, serait plus efficace car il n’a pas toute cette pesanteur de la fonction publique. Or, les contraintes nées notamment de réformes dites néolibérales (le New Public Management, l’exportation de la logique de l’entreprise en dehors du monde des entreprises…) se concrétisent, dans la vie quotidienne, par de plus de plus de bureaucratie, sous forme de rapports à remplir, de normes à suivre, de règles à respecter, de mise en nombre, en tableau, en graphiques, etc. Il y a là comme une contradiction entre une revendication à débureaucratiser et l’émergence d’une autre forme de bureaucratisation.
Quand on lit les travaux de Max Weber, l’un des penseurs de la bureaucratie, et quand on revient aux penseurs marxistes, on remarque qu’ils n’analysaient pas seulement la bureaucratie d’État mais aussi les processus de bureaucratisation dans la société toute entière. Max Weber parlait de “bureaucratie universelle” et analysait ce phénomène dans les grandes entreprises capitalistes, au sein des églises, des partis politiques, des associations. Il note : “Le capitalisme et la bureaucratie se sont rencontrés et ne se sont jamais quittés”. J’ai donc repris cette tradition intellectuelle, dépassé à la fois le langage courant (quand on dit “bureaucratie” dans la vie quotidienne, on pense tout de suite à l’administration étatique) et les analyses scientifiques dominantes des décennies plus récentes (qui, d’inspirations libérales, se sont principalement attardées sur la bureaucratie d’État pour la critiquer) pour comprendre la bureaucratie et le processus de bureaucratisation non comme une institution, un organisme, une entité, non comme un fonctionnement propre à l’État, mais comme l’expression d’un processus de rationalisation lié, entre autres, au capitalisme. Le processus de rationalisation cherche la calculabilité, la neutralité, l’objectivité, et il prend la forme de normes, de procédures, de règles, de la mise en nombre et dans le calcul.
Le néolibéralisme qui prétend combattre la bureaucratie d’État n’est-il pas en train d’en promouvoir une autre à travers des normes, des procédures, la quantification ?
Ces processus de rationalisation ne date pas d’aujourd’hui. C’est un processus qui accompagne le capitalisme. Ce qui fait la spécificité du monde actuel, c’est que les normes, les catégories qui deviennent dominantes, sont issues du monde de l’entreprise, du privé. Par exemple, quand on parle d’efficacité, elle peut être appréhendée de différentes manières. Ainsi, dans le secteur de la santé, à l’hôpital, on peut apprécier l’efficacité à travers la capacité à guérir un patient, comme on l’a fait pendant des années ; mais on peut aussi apprécier l’efficacité, comme on demande à le faire aujourd’hui, par le temps de présence des patients à l’hôpital ou par le coût d’un patient. Ce qui est nouveau, ce n’est pas l’importance de l’efficacité dans le raisonnement, mais la façon dont celle-ci est évaluée : à partir de techniques de quantification, dans une logique qui vient du secteur privé. C’est le cas avec le New Public Management : des pratiques du privé importées dans la fonction publique.
L’importation de la science de l’entreprise dans l’ensemble de la société (comme le révèle la diffusion du mot “gérer” dans la vie quotidienne, en dehors même du monde de l’entreprise et de la vie professionnelle, y compris dans les relations sociales les plus intimes) est un élément fondamental, parfois corrélé à la mise en concurrence, parfois à la logique du contrat (privé), parfois à la logique de l’organisation complexe. Les normes permettent d’être conformes aux règles de la gestion d’entreprise, de calcul de la rentabilité, de l’efficacité, d’évaluation des objectifs…
Normes au quotidien
Mais qu’invente t-on avec ces normes ? Quelles sont-elles au quotidien ? On a perçu l’aspect “contrainte”, “imposition”, mais ce n’est qu’une dimension. Quelle est la palette qui explique la diffusion de ces normes ? Il y a bien une dimension de domination/contrainte, née de la confrontation entre logique de métier et logique bureaucratique par exemple. Mais tout le monde est-il soumis à ces normes, à ces formalités ? Tout le monde les perçoit-il de la même manière ? Ne peut-on y échapper ? Et surtout comment expliquer que ces normes se soient ainsi diffusées, aient envahi nos vies ?
En posant ces questions, il n’est pas question de nier un constat partagé : que ces normes, ces règles, ces calculs, ces formalités vont parfois à l’encontre des logiques de métier, on l’a dit ; et aussi que le respect de ces normes, règles, mises en nombre, formalités prennent du temps, beaucoup de temps. Cette dimension chronophage est fondamentale. Les procédures de reporting et d’audit dans le privé, tout comme celles de l’évaluation dans le public, tout cela prend du temps. La dimension de contrôle également : le contrôle ne passe plus forcément par un lien personnel hiérarchique (bien que celui-ci soit toujours aussi une réalité) mais par le respect de critères, de normes, et l’atteinte d’objectifs et de cibles définis par les indicateurs de performance.
La production de l’indifférence
Pour comprendre ce point, on peut prendre l’exemple des politiques migratoires : que se passe-t-il quand on réduit ces politiques à un chiffre dans le budget ? La politique actuelle peut se définir comme : “On ne veut plus d’immigration nouvelle, on ne veut plus de regroupements familiaux.” Mais cela serait encore trop bavard, trop éloquent. Alors, on dit, comme l’a montré un collègue, Albert Ogien : “La politique migratoire se résume à des objectifs comme : un programme annuel de performance, relatif au programme 303 (immigration et asile), dont l’action 3 (lutter contre l’immigration irrégulière) contient l’objectif 4 – renforcer la mobilisation des services de police dans la lutte contre l’immigration irrégulière – lequel est mesuré par 4 indicateurs de performance, dont le nombre de mesures de reconduite à la frontière (26 000 en 2009, objectif de 30 000 à l’horizon 2011).”
Ce genre de réécriture d’une politique publique en termes de codage, qui passe par des indicateurs, des ratios, des abstractions, fait oublier ce que l’on est en train de faire, ce que la politique publique suivie signifie réellement : une indifférence par rapport à des hommes et des femmes qui fuient des conflits ou la misère, qui cherchent à mieux vivre, qui entendent retrouver leur famille, etc. On est dans un processus de production bureaucratique de l’indifférence. La domination néolibérale passe davantage encore par la production, de multiples manières, de l’indifférence que par le contrôle direct.
Ces normes, ces principes abstraits, ces codages et autres formalités sont souvent vécues, présentées comme extérieures, imposées. Or, si ces normes sont devenues dominantes, hégémoniques, c’est à travers un processus dans lequel nous sommes partie prenante. Il y a différentes logiques, il y a une série de normes qui sont alimentées par des demandes.
– Demande de sécurité : à l’aéroport, dans les loisirs, le travail.
– Demande de contrôle : dans la consommation, on demande à savoir ce qu’on mange. Contrôler la vie en société.
– Principe de précaution : grippe aviaire, vache folle…
– Etre rassuré, la demande de quiétude (les normes au travail, cela peut être ressenti comme une contrainte, mais en même temps, grâce à ces normes, on n’a pas à se demander tous les jours ce qu’on doit faire, on a une trame).
– Demande de transparence : les revendications démocratiques ou participatives génèrent une série de nouvelles normes pour “rendre des comptes”, montrer ce qui est fait, pouvoir contrôler ses représentants, etc.
Cette diffusion des normes est donc aussi issue de revendications politiques et sociales, de la recherche de sécurité. Ca ne veut pas dire qu’on est dans un monde égalitaire pour autant et que l’on a tous le même pouvoir dans une société, que vous et moi sommes à pied d’égalité avec les dirigeants d’entreprise (qui mettent en place des normes techniques par exemple, ou des normes de management) ou avec des dirigeants publics (qui exigent, par des lois, que telle ou telle norme, critère, procédure soit respectée). Mais ce que je voudrais souligner, c’est que ce processus de normalisation n’est pas extérieur à la société, qu’il est alimenté et accepté, diffusé parce qu’il fait écho à des attentes, à des exigences, à des désirs au sein de la société. Et aussi que parfois, le processus de normalisation est alimenté par l’opposition à des normes. C’est l’exemple des normes bio, nées de l’opposition aux normes de la production industrielle.
L’exemple des normes Iso
Ce sont des normes sur la production, le management, la responsabilité sociale de l’entreprise… Quand on a une certification Iso, on a une certification sur un processus. Le respect des normes dites de qualité est considéré comme étant la qualité, alors même que ces normes ne disent rien de la qualité du produit, mais seulement du respect des procédures et de règles. En étant fondé sur un ensemble de procédures tout au long du processus de production (ou de management), tout peut être suivi, contrôlé. C’est la question de la traçabilité qui est fondamentale dans ce processus de bureaucratisation : cela permet de remonter à l’échelon ou à la personne responsable de la qualité ou de la non-qualité. Iso est une organisation internationale, composée d’acteurs publics et d’acteurs privés de différentes nationalités (institutions de normalisation nationales, organisations patronales, associations de consommateurs…). Cela ne prend du poids que lorsque c’est reconnu par les instances publiques.
Aujourd’hui ce système de normes est devenu dominant. Mais à l’origine, il y avait plusieurs institutions, publiques et privées, qui se sont mises sur ce marché de la certification. Iso est devenu dominant parce qu’il a su se positionner par rapport aux autres producteurs de normes, dans des rapports de force nationaux mais aussi entre organismes, entre acteurs professionnels. Mais ce qu’il faut aussi noter, c’est que de telles normes sont devenues dominantes parce qu’elles ont rencontré des demandes en termes de qualité, de sécurité, de transparence, de responsabilité sociale de l’entreprise, etc. Elles ont pris de l’importance, non seulement parce qu’il y avait cette logique de marché (rationalisation industrielle, développement de la sous-traitance et de la division des processus de production demandant de la coordination, recherche de distinction et de segmentation des marchés), mais aussi des préoccupations liées à la qualité de la vie, à l’environnement, à la sécurité, à l’égalité de traitement… Par exemple, les normes Iso de responsabilité sociale de l’entreprise se sont imposées à partir du moment où il y a eu prise en compte et structuration de la société civile en termes de responsabilité sociale.
Contraintes incontournables
Ces normes, ces formalités sont également diffusées, et le processus de bureaucratisation alimenté par le fait qu’elles apparaissent souvent, dans la vie quotidienne, comme contraignantes certainement, mais finalement pas si néfastes, ou du moins incontournables et acceptables. Par exemple, pour arriver à son but, un avocat qui va défendre un demandeur d’asile va entrer dans la logique de la bureaucratisation néolibérale, de la procédure, de la norme. Il souhaite que la personne qu’il défend ait ses papiers. Et pour cela, face aux modalités de fonctionnement de la justice, de l’administration, etc. il sait qu’il ne faut pas que le demandeur d’asile raconte son histoire, les violences et douleurs qu’il a vécues, mais qu’il produise un certificat médical, qu’il fasse un récit (y compris en partie inventé, en tout cas, “normalisé”, et pas le “sien”, pas avec ses propres termes, mais avec les “bonnes” expressions) de façon à ce que ce dernier soit considéré comme crédible. Il va donc entrer dans cette logique de bureaucratisation avec un tout autre objectif : non pas parce qu’il veut consolider cette logique, parce qu’il y croit, mais parce qu’il sait que c’est en suivant cette logique qu’il peut arriver à son but. Mais il alimente et donne une légitimité à ce processus. Il n’adhère pas à ces normes qui peuvent aussi le contraindre (en termes de temps, en termes de conception de son travail, en termes moraux aussi…) mais, il sait que, s’il les respecte, elles vont lui permettre d’atteindre son objectif : que le demandeur d’asile ait ses papiers et son statut.
Dans d’autres cas, on peut critiquer ces normes, qui peuvent paraître chronophages, trop formelles, qui ne répondent pas vraiment à ce qu’exige son travail, mais on peut simultanément se dire que ces normes sont “mieux que rien”, ou mieux que ce qui existait avant. Par exemple, dans le monde universitaire, ces nouvelles règles et normes, ces procédures d’évaluation à n’en plus finir ont souvent, originellement, été conçues pour éviter le copinage, le clientélisme, le localisme… Avec cette idée que, c’est peut-être prenant, la paperasserie, mais on ne passe pas par le réseau.
L’importance de ces normes ne veut pas dire qu’elles s’imposent
On peut faire beaucoup de choses avec les normes, mais cela ne résume pas la vie en société aujourd’hui. La bureaucratisation aboutit à une certaine formalisation. Mais tout ne peut pas se résumer à ces formalités. La vie est fait autant de formalités que d’informalités. C’est l’exemple de l’infirmière à l’hôpital qui doit remplir une série de formulaires avant de commencer à soigner. Cette infirmière ne va pas forcément suivre tout ça. Il y a des infirmières qui se disent : “Je donne la priorité aux soins et je ne remplis que les papiers que j’estime importants”.
Conclusion
Penser les normes, c’est tout à la fois penser les contraintes, les contrôles, la production de l’indifférence. Penser les logiques, les comportements, les compréhensions qui alimentent les normes, les rendent acceptables. Penser ce que l’on fait de ces normes, comment on peut jouer avec elles. Penser aussi les limites des normes, comment elles ne résument pas à elles seules la vie en société et comment ces formalités sont indissociables d’informalités.
Pierre Alphandéry et Barberine d’Ornano : introduction aux normes
Pierre Alphandéry est chercheur à l’INRA (Institut national de la recherche agronomique) sur les questions de biodiversité et d’environnement. Il a écrit dernièrement un livre sur les normes environnementales. Barberine d’Ornano est consultante auprès d’entreprises, tribunaux, mairies, etc. Son métier consiste à permettre à des salariés d’avoir des temps de recul pour observer, parler de leur manière de faire et apporter des améliorations – pour les usagers et pour eux également. Tous deux ont introduit, le samedi 9 novembre 2013 après-midi, notre chantier de l’année sur la question des normes.
Barberine nous propose d’énoncer tous les mots qui nous viennent à l’esprit autour de « norme » : règle, droit, uniformisation, stéréotype, critère, standard, discrimination, contrainte, hors norme, valeur chiffrée, sécurité, marges, limité, garantie, moule, certification, classement, expérimentation, exclusion, stéréotype, codification, harmonisation, définition, taylorisme, paradigme, mobilisation, sexisme, déviance, commun…
Pierre explique que les normes sont produites au niveau local, national, et de plus en plus international. Il est donc de plus en plus difficile de les penser et les articuler. Elles concernent la partie de notre vie proche (relations de personne à personne) mais aussi la partie de notre vie gérée par des institutions plus globales (école, hôpital, nation, etc.) La question de savoir comment articuler ce proche et ce lointain est le boulot de la sociologie.
Les normes impliquent beaucoup de contraintes, de discipline, mais sont également une protection. C’est à la fois le lien social et la contrainte sociale.
Pierre nous lit un extrait du livre « La construction de la réalité sociale », de Berger et Luckman : on a toute une réserve de connaissances acquises par l’école, la lecture et les diverses activités qui nous permettent d’appréhender les gens et de les classer. Le langage (l’échange) nous fait appréhender le monde pas tout seul, avec les autres. Quant à l’inconnu, nous avons une réserve d’imagination pour l’appréhender.
Le livre « L’imagination sociologique », de Charles Wright Mills, propose un mode d’articulation. Il envisage le rôle du sociologue pour aider les individus à se repérer dans le maquis de la vie – les épreuves (heureuses ou malheureuses) traversées au boulot, dans la famille, dans ce global dans lequel ils sont plongés. Les épreuves traversées par chacun dépendent aussi de situations globales, les individus-seuls ne sont pas en cause.
Manuel Castells, sociologue américain, pense que ce qui domine les relations, c’est l’espace des flux : on est au courant des événements en temps réel – l’efficacité du capitalisme repose là-dessus. Depuis que ces flux existent, nous vivons une dissociation de l’espace-temps. Dans le même espace peuvent se côtoyer des temps différents, et vice-versa.
Les expériences fondamentales de la vie se déroulent dans l’espace des lieux proches.
La norme énonce ce qui doit être, ce qui doit être fait. Les mots les plus proches sont : règle – norme – valeur. On va du plus concret au plus abstrait.
Barberine donne un exemple à travers les tribunaux. Chacun peut penser : je vais être jugé de façon équitable, conformément à une loi. Mais à Lille, Clermont ou Marseille, les procédures ne sont pas toujours appliquées de la même façon, or chacun a ses petits écarts. Ce n’est pas facile de se tenir à des normes, même si on en comprend l’intérêt. Et pourtant, les personnels des tribunaux ont des valeurs très fortes. Certaines valeurs sont intériorisées et partagées par tous : «Je n’ai jamais entendu quelqu’un me parler des détails d’un dossier » ; ou encore : « Il n’y a jamais un mot plus haut que l’autre » (chez les éboueurs de Paris, en revanche, on se dit « haut » les choses. A situation égale de relation, le « comment » est différent dans les deux univers).
Réactions du groupe et réponse des intervenants
– Une norme peut être implicite, pas écrite. Il y a ce qu’on dit et ce qu’on ne dit pas. Des codes sociaux ne sont pas écrits. Entre ce qui est dit et pratiqué, des choses se sont constituées de façon implicite au fil du travail. Entre ce qui est écrit et le réel, il y a parfois un grand écart, il faut faire avec les deux.
– Y avait-il des normes naturelles chez les hommes préhistoriques ? Qu’est-ce qui fait que l’humain construit des normes ? Les animaux sont capables de beaucoup de choses, mais seul l’humain a la faculté de se poser des questions – les normes sont du lot.
– Tout part de la division sociale et de la division du travail : plus ça s’organise en divisions fines, plus il faut des normes pour organiser le global.
– Difficulté entre règle et norme. Prenons l’exemple du mariage pour tous : on a vu que la norme du mariage, c’est pas si simple. L’idée que chacun se fait du mariage est une norme pour lui. Autre exemple : bien manger, partager un gâteau, c’est important pour moi, c’est une valeur. Si je veux faire plaisir à quelqu’un, je vais mettre de beaux couverts – la norme est alors différente.
– Une règle énoncée implique-t-elle une norme en amont ? Une norme énoncée n’implique pas forcément des règles énoncées…
Barberine d’Ornano nous propose que, par petits groupes, nous nous mettions d’accord sur une valeur et une règle auxquelles on attache de l’importance, et qui font que le groupe Naje avance. Ce qui donne le tableau ci-dessous.
On observe que les frontières sont difficiles à établir. Elles sont plus faciles à établir pour le réchauffement climatique, par exemple.
Reprise de l’exposé par Pierre Alphandéry
La norme, c’est de la permanence et du changement.
À la fin du 19e siècle, l’Ancien régime (la monarchie) s’effondre sous les coups du marché, de l’industrialisation, de l’émergence conjointe de la question sociale et de l’individualisme. La société ne peut plus fonctionner comme avant. Naissent alors les sciences sociales, dont les pères fondateurs qui se prononcent contre l’Ancien régime. Mais se pose la question de ce qui va prendre la place de toutes ces corporations issues de la tradition, de la religion et du roi pour asseoir de nouveaux liens sociaux. Arrive la notion de modernité : la société trouve ses règles en elle-même (autorité de l’État, consultation, débat, etc.). Durkheim imagine la « société » qui prendrait la place d’un ordre social très contraignant (un paysan restait à vie dans sa campagne). On peut désormais tenter de changer de condition sociale et de vie. Sa société est un peu calquée sur ce qui existait, avec beaucoup d’obligations et de contraintes intégrées dès l’école. Ce dispositif nous imprègne encore aujourd’hui comme modèle.
En 1945, à la Libération, la politique devient plus importante. S’y ajoutent les dimensions sociales et culturelles.
Le rapport de Pierre à l’INRA a été difficile : « Je m’intéressais aux formes de production agricole alternatives à l’agriculture industrielle. C’était peu après l’époque du Larzac. L’INRA s’était coupé du monde agricole dans la mesure où près des trois quarts des paysans français ne souhaitaient veulent pas prendre les recettes de l’industrie agro-alimentaire. » Pierre soutient les paysans intermédiaires (qui ne sont ni productivistes ni traditionnels). Ils ont besoin de moins de subventions. Pourtant, son supérieur hiérarchique refuse le dossier. L’INRA ne s’intéressait qu’aux agriculteurs susceptibles d’appliquer le modèle de développement industriel et productiviste.
On voit bien que cette question des normes est politique. C’est une vision de la société, de l’agriculture. Qui dit normes dit donc aussi contestation sur les normes. Mais la dimension politique s’efface de plus en plus au profit d’une société de marché, d’information, de flux. L’État se retire de plus en plus de cette discussion sur les normes. Apparaissent les normes qui encadrent au nom des principes du développement durable.
Les ONG débattent entre elles et avec les industriels (sans les États) pour déterminer des normes qui encadrent les productions. Aujourd’hui, l’État n’a plus de point de vue. Ce sont aux acteurs concernés de dégager les points importants. Ils sont les plus influents, les plus à même d’amener un discours qui entre dans les normes. Ils tirent leur épingle du jeu.
Les années 70 ont été celles de la critique des normes.
Aujourd’hui, le monde est de plus en plus complexe, le public délègue au privé le soin d’organiser les normes, les règles. Des choses fondamentales passent sans qu’on s’en rende compte.
Le politique est la manière dont une société se représente son avenir. Actuellement l’intérêt privé passe avant l’intérêt général.
Questions-réponses
– La production de soja implique toute la planète alors que ce sont les producteurs privés qui en décident. Si le privé demande des subventions, il ne doit pas être le seul à décider.
– « Les moissons du futur », film de Marie-Monique Robin sur la bonne bouffe : nouveau modèle de production.
– La question des normes est déléguée aux « experts ». Ils savent, et donc ont du pouvoir. Mais certaines dimensions (ce qu’on appelle le « care », par exemple) ne peuvent pas se mesurer en termes d’experts. Le pouvoir préfère les chiffres, plus faciles à acquérir et à brandir, et il est, de ce fait, très lié à la science.
– Les normes Iso sont internationales. NF et Afnor sont des normes françaises, créées par des groupes de travail où vient qui veut.
– On observe une prolifération des normes. Il y en a qui s’appliquent à tous et d’autres qui sont « d’application volontaire » (lois douces) : les respecte qui veut.
Barberine d’Ornano présente les valeurs de son travail :
– Que chacun trouve sa place dans le monde du travail.
– La somme des intelligences est supérieure à l’intelligence individuelle.
– Efficacité et qualité de vie au travail sont à rechercher conjointement.
Elle nous propose trois histoires.
1. Sur le parvis d’un monument parisien. Samedi, file d’attente, contrôles sécurité, caisses, agents qui orientent… Pluie, une visiteuse tombe, blessure, ça saigne. Tous les agents se précipitent, installent une zone pour protéger autour d’elle, une employée fait un malaise, tous appellent avec leur radio le responsable pour qu’il appelle les pompiers, mais appeler tous ensemble fait bloquer le système. Le responsable finit par avoir l’info (sans autre détail que « La blessée porte une robe bleue » !) et appelle les pompiers. Samu arrive, évacue, chacun reprend sa place.
– Local de repos quelques jours plus tard, café : 4 animateurs d’équipe qui ne se voient pas souvent. Julien a piloté l’histoire de la blessure et dit : « On s’est débrouillés mais on n’a pas été très bons ! Faut qu’on se mette d’accord. On est un Établissement qui Reçoit du Public (ERP), on n’est pas dans les clous côté respect des normes. » Martine : « On s’est pas trop mal démerdés, par contre, au sujet des sacs oubliés, l’autre jour il y a eu une alerte à la bombe dans un autre monument, et c’était une vraie ! » Gérard : « À la clôture, à 17 h, y’en a tous les jours un qui râle parce qu’il vient de Bogota ou d’ailleurs et qu’on lui gâche sa visite ! » Quant à leur supérieur, il partage son temps entre trois monuments ! Comment se mettre d’accord sur ce qui est prioritaire ?
2. À l’hôpital. Le personnel – infirmières, aides-soignantes, anesthésistes, médecin… – doit suivre une formation sur « les outils et techniques de la qualité, ou comment mobiliser les personnels ». En plus du travail, l’hôpital a l’obligation d’organiser des réunions pour s’interroger sur les bonnes façons de faire, et des groupes de travail pour revisiter les procédures (en conformité avec des conclusions d’experts) et créer de la traçabilité à travers des écrits. Le personnel est ultra fatigué. Ses valeurs sont : « On est là pour accompagner la personne » et : « Il faut évoluer avec l’évolution des techniques ». Mais de là à s’arrêter quand on a peu de temps, se réunir, et tracer…. c’est une autre histoire !
– Service des urgences : des flots de gens, des passages dans le couloir encombré par des cartons d’archives qu’on ne sait où mettre. Depuis un an et demi, Julien veut mettre tout ça dans un placard, mais on attend la serrure !
– Salle de réunion des cadres : un supérieur annonce le passage de la commission de sécurité. Julien répond qu’il n’est pas possible de ranger les cartons. Le supérieur : « Débrouille-toi, si on se fait retoquer ça peut être grave pour la suite (au niveau du financement par exemple)… »
– La commission passe, couloir impeccable. Quelques jours plus tard, les cartons de dossiers sont à nouveau là, la vie continue…
– Quelques jours plus tard, Julien est à son bureau et voit trois mails arriver : « résultat du contrôle de la commission satisfaisant », « la serrure va être posée », « convocation à la formation » (décrite au début).
3. Dans un jardin parisien. Un quart de la superficie de Paris est en jardins. 9 à 10 millions d’usagers. Depuis 2001 les pelouses sont accessibles.
Un label QualiParis a été créé, il oblige à se mettre en conformité avec 15 engagements (entre autres : informer des modalités d’accès, informer le public sur la biodiversité, les agents doivent être courtois et reconnaissables, etc.).
L’équipe est composée de jardiniers (métier choisi), de cantonniers (qui réparent un peu tout) et d’agents d’accueil et de surveillance. Tous sont obligés de ramasser les crottes de chien, les seringues, etc. Ils sont confrontés à des gens qui leur demandent tout un tas de choses sur les immeubles environnants, l’architecture, à l’incivilité des enfants en vélo, aux mères qui laissent leurs enfants sans surveillance, etc.
Leur supérieur, Denis, doit les convaincre de l’intérêt de la démarche QualiParis. D’abord parce qu’ils n’ont pas le choix, et parce qu’il croit vraiment que cette démarche est une occasion que tous les employés du jardin se parlent et se mettent d’accord sur des améliorations profitables à tous, usagers comme personnels. Les agents pensent qu’il n’est pas sur le terrain, qu’il ne se rend pas compte. Denis va devoir animer la réunion pour lancer QualiParis.