Le dimanche 18 décembre 2011, dans le cadre de notre chantier sur la mise à mal des services publics, nous écoutons et débattons avec Suzanne Rosenberg sur la question de l’intérêt général. Suzanne Rosenberg est « consultée », participante du chantier et mène nombre d’interventions avec NAJE.
INTRODUCTION
On commencera ici par approcher la notion même de service public, à travers ses variations historiques.
Dans une seconde partie, on examinera les questions que pose la place du service public aujourd’hui.
Puis sera développée l’hypothèse selon laquelle les agents de terrain du service public pourraient être les acteurs essentiels d’un débat à instaurer entre l’Etat et la société.
1. LA NOTION DE SERVICE PUBLIC
1.1 – DU SUJET DU ROI AU SUJET DE DROIT A TRAVERS LES SERVICES PUBLICS DE L’ÉTAT-GENDARME
Au cours de l’ancien régime, la personnification de la France c’est le Roi. Le Roi est la personne publique ; le service du Roi devient progressivement le service de tous les sujets du Roi ou service public. Par exemple, le service postal c’est d’abord et avant tout pour fait pour le transport du courrier du Roi. Après l’organisation des relais de chevaux pour transporter le courrier de la cour et des gouverneurs, il apparaît logique de transporter aussi le courrier pour le peuple.
Pendant la révolution, la notion de citoyen remplace définitivement celle de sujet. Si le terme « service public » ne figure pas dans la déclaration des droits de l’homme, il y est stipulé que « tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique » (Article 14) et surtout que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » (Article 15). La puissance publique se traduit, sur le plan juridique, par l’octroi à l’usager de garanties qui, non seulement le protègent, mais surtout lui donnent un droit de regard, une capacité d’emprise sur le fonctionnement de l’administration.
“L’usager apparaît ainsi, à la différence de l’assujetti, comme un “sujet de droits”, capable de discuter avec l’administration et de la contraindre à offrir certaines prestations.”
Mais il y a une recherche constante de la limitation de l’intervention de l’Etat pour protéger les libertés, jusqu’à la fin du XIXème siècle, où des transformations économiques, politiques et sociales rendent nécessaires un service public beaucoup plus étendu.
1.2 – DOCTRINE DU SERVICE PUBLIC ET ÉTAT DE DROIT
Pour des raisons économiques, d’abord, l’Etat se doit d’être plus interventionniste. En effet, l’industrialisation et la concentration des moyens de production exigent que l’Etat régule certains secteurs pour préserver les équilibres sociaux. Au plan politique, la construction d’un véritable État de droit est réclamée, qui limite la puissance étatique et la soumette au droit.
Une théorie du service public est élaborée, qui postule le droit comme la figure de la rationalité globale des sociétés et pose que la norme de l’homme c’est la solidarité sociale. Dans ce cadre, « le service public apparaît comme l’explication de la place du politique dans le social, » (…) « réalisation de la solidarité sociale. » Dans la théorie de DUGUIT, le système du service public est construit et fonctionne comme une machine à produire l’Etat légitime. En effet, le pouvoir du roi était de droit divin, mais qu’est-ce qui légitime le pouvoir de l’Etat ?
L’Etat ne possède plus une volonté supérieure par essence à celle des individus comme dans l’idée de puissance publique, mais il apparaît comme le lien qui unit les hommes en société. Son rôle est donc d’exprimer et d’intensifier cette solidarité sociale. “Le service public, destiné à fournir des prestations sociales, à rendre des services au public, devient l’activité essentielle de l’administration.” Il y a alors substitution de la notion d’utilité publique, puis celle d’intérêt général, à celle de puissance publique.
1.3 – HÉGÉMONIE DU SERVICE PUBLIC ET ÉTAT-PROVIDENCE
A partir des années 50, le service public devient un soubassement de l’Etat. Son idéologie a influé sur la conception du pouvoir et de la déontologie administrative : les gouvernants comme les fonctionnaires veulent apparaître comme uniquement soucieux de satisfaire le mieux possible les aspirations du public.
Dans le même temps, la prospérité économique de l’Etat permet de prétendre à la réduction des inégalités sociales par le service public. D’où une extension de la sphère publique, dont témoignent à la fois les nationalisations et l’institutionnalisation de tous les compartiments de la sphère privée : c’est l’Etat-providence qui prend tout en charge.
Avec les années 60, il y a reconnaissance de l’existence des besoins et intérêts de groupes sociaux, disjoints de l’intérêt général.
1.4 – CRISE ET APPARITION DES SERVICES À ÉCONOMIE MIXTE
La crise économique actuelle et ses prolongements sociaux remettent en cause le “tout service public” du double point de vue de son efficacité économique et sociale.
Les partisans de l’Etat minimal s’appuient sur les faibles performances économiques des services publics pour en demander la réduction aux fonctions essentielles, celles qui n’entrent pas en concurrence avec l’initiative privée. Ils préconisent l’arrêt des fournitures de prestations et le redéploiement des fonctions de régulation et d’aide.
Dès 1983, le gouvernement à majorité socialiste abandonne le projet d’une gestion publique perçue comme seule capable de satisfaire le développement collectif. Le principe dominant devient celui d’une économie mixte fondée sur la coexistence durable du secteur privé et du secteur public.
Pour d’autres, c’est l’efficacité sociale des services publics qui est à remettre en cause. “Le service public a pour fonction essentielle de mettre les biens sociaux, culturels ou économiques qu’il propose à la portée de tous : il apparaît comme un agent de redistribution, qui doit contribuer par son fonctionnement à réduire l’ampleur des inégalités sociales ; son action s’adresse de manière préférentielle aux plus démunis, à ceux qui sont exclus des mécanismes de répartition et de distribution résultant du marché. Or, l’égalité que font miroiter les services publics ne serait en réalité qu’une égalité de façade, une fiction qui dissimulerait des inégalités réelles : le service public est aux prises avec des usagers socialement situés et les inégalités sociales et culturelles se traduisent par d’importantes disparités dans la fréquentation des équipements collectifs. Plus encore, la consommation des biens publics tendrait à amplifier ces inégalités et non à les réduire : fréquentés ou au contraire désertés par les catégories sociales privilégiées selon la nature et la qualité des prestations offertes, les services publics aboutiraient, par une spirale “diabolique”, à creuser les écarts sociaux, en provoquant une “contre-redistribution sociale” (P. Bénéton).”
1.5 – SUPRA-NATIONALISATION ET DÉCENTRALISATION
Ce double procès du service public s’est trouvé renforcé par le double mouvement d’abandon de certaines de ses prérogatives par l’Etat : décentralisation et “européanisation”.
Soumis à l’économie mixte qui le privatise partiellement, à l’européanisation qui le déréglemente et à la décentralisation qui accentue pressions locales et inégalités, le service public ne répond plus aux principes fondamentaux qui le caractérisaient : continuité et adaptation aux usagers d’une part, égalité et neutralité d’autre part.
2. LES USAGERS DES SERVICES PUBLICS SONT-ILS ENCORE SUJETS DE DROITS ?
Les principes de continuité et d’égalité auxquels les services publics doivent obéir fondent l’Etat de droit et instituent les citoyens en sujets de droit. Or nous prétendons que, dans certaines zones du territoire, ces principes ne sont plus appliqués.
2.1 – DES PRINCIPES MIS EN CAUSE : CONTINUITÉ ET ÉGALITÉ
Parmi les exemples cités, nous privilégierons La Poste puisque celle-ci, « exploitant autonome de droit public « , “s’est fixée pour objectif de devenir un service public de référence avec des exigences de développement, de compétitivité, de responsabilité sociale et de qualité de service.” Autonome dans sa gestion depuis le 1er janvier 1991, elle est contractuellement liée à l’Etat et se doit de remplir une mission de service public, ce qui en fait une “entreprise de service public”.
Continuité
Le principe de continuité du service correspond à la nécessité d’éviter le désordre social : toute interruption du service signifierait que l’Etat est devenu intermittent.
Sur ce thème, la Poste est un exemple particulièrement intéressant : les nombreuses fermetures de bureaux de poste ruraux et leurs conséquences sont bien connues. On a même rencontré un cas où le bureau a été maintenu, parce que la condition posée par La Poste, que tous les habitants ouvrent un compte chèque postal ou un livret de caisse d’épargne, avait été remplie ! Mais, dans certaines banlieues, la continuité du service postal est également prise en défaut : parce que des boites aux lettres sont manquantes, parce que des facteurs ont été attaqués, certains habitants sont privés de courrier ou de mandats. Et les projets de remplacement des bureaux non rentables par une batterie “d’automates” ne manquent pas. Or, dans aucun de ces cas, l’arrêt des prestations n’est fondé sur une plus grande satisfaction des usagers ou ne peut être justifié par une transformation de leurs demandes.
Pour ce qui concerne la Police, plusieurs rapports concordent avec les points de vue que nous avons recueilli localement. En 1982, le rapport Belorgey propose de “replacer l’action de la police sous le signe du service public”. En 1992 , le rapport présenté par Julien DRAY à l’Assemblée Nationale rapporte que, “bien qu’il n’y ait apparemment pas de cités totalement et durablement interdites à la police, l’existence des zones de non-droit relatif que constituent les cités dans lesquelles la police ne pénètre que rarement et à condition d’être en nombre, provoque un sentiment d’amertume et d’incompréhension chez de nombreux policiers « .
Ainsi donc, le service public chargé d’assurer l’ordre républicain est intermittent sur certaines portions du territoire !
Égalité
Le principe de l’égalité signifie que tous ceux qui sont en rapport avec le service doivent être placés dans une position égale face à celui-ci : aucune discrimination ou aucun avantage particuliers ne peuvent être institués.
Pour la Poste, l’égalité est mise à mal de manière croissante dans les “zones suburbaines”. Il n’est respecté ni quant au bénéfice des prestations au public, ni quant à la rémunération de l’agent.
En effet, selon que la clientèle est composée d’une plus ou moins grande proportion de personnes en difficulté, les droits et obligations de celle-ci ne sont pas les mêmes : certaines opérations, qui sont permises dans tous les bureaux, sont interdites dans ceux des cités, ou alors soumises à des conditions spécifiques. Par exemple, un montant minimum de mouvement de fonds a été exigé dans certains quartiers, pour éviter que la même personne revienne tous les jours, voire plusieurs fois par jour, retirer ou déposer de petites sommes. De la même manière, pour éviter les fraudes, des documents supplémentaires d’identité sont parfois exigés pour des paiements de “lettres-chèques” plus facilement falsifiables. Lorsqu’elles ne font pas partie de l’arsenal réglementaire de La Poste, ces mesures sont annoncées au public par des petits papiers écrits à la main, apposés sur les “vitres anti-franchissement”… Inégalité de traitement, donc, qui frise parfois l’illégalité.
Moins connue parce que plus difficilement repérable et quantifiable est la discrimination dont sont l’objet les agents travaillant dans les quartiers pauvres. D’abord, leur nombre par bureau est directement proportionnel au temps attribué pour chacune des opérations faites dans le bureau, selon un mode de calcul qui ne prend pas en compte la difficulté de compréhension du client. Ainsi, un retrait de liquide “à vue” est comptabilisé de la même manière que le client soit lettré ou non, de langue française ou non. Il est évident que ce mécanisme pénalise les agents travaillant dans les bureaux où dominent les populations en difficulté : ils doivent fournir plus de travail… pour une rémunération moindre ! En effet, les primes de ces agents varient en fonction des produits financiers placés. Non négligeables dans leur montant, elles constituent réellement un complément de salaire. Les agents qui travaillent avec des populations dans le besoin sont alors forcément pénalisés !
De telles inégalités, qui touchent également public et agents, se rencontrent pour de nombreux services publics. Nous avions déjà conclu, à propos du RMI : “Il apparaît utile de se poser la question de ce que signifie l’égalité devant la loi pour un droit qui, à quelques kilomètres de distance ou selon le professionnel rencontré, peut se traduire par des mises en application aussi dissemblables « .
On peut dès lors se demander si le “service public” ne serait pas en voie de disparition, au profit de services pour des publics. Nous allons tenter de répondre à cette question à travers l’examen d’une notion qui a fait florès au cours des années 80, celle de la discrimination positive.
2.2-UNE TENTATIVE DE CONTRE-FEU : LA DISCRIMINATION POSITIVE
Prônant l’inégalité de droit au profit de l’égalité de fait, la politique de développement social des quartiers a promu le principe d’une “discrimination positive”.
Hubert DUBEDOUT, dans son rapport de 1981, qui a donné naissance à cette politique, proposait de mener des expérimentations, pour compenser la discrimination dont étaient victimes les populations de certains quartiers populaires, notamment en matière de services offerts. Selon des procédures dérogatoires et avec des financements spécifiques, les services publics devaient tenter de mettre en oeuvre cette “discrimination positive”, qui consiste à faire plus, mieux ou autrement pour atteindre le même résultat, à partir d’une situation de départ plus difficile.
Cette proposition active le principe de l’égalité devant le service public en revendication d’égalité par le service public. Égalité signifie ici équité, et non pas uniformité de la prestation, ainsi que le précise la Charte des services publics : “Le principe d’égalité d’accès et de traitement n’interdit pas de différencier les modes d’action du service public afin de lutter contre les inégalités économiques et sociales. Les réponses aux besoins peuvent être différenciées dans l’espace et dans le temps et doivent l’être en fonction de la diversité des situations des usagers.” [9]
Les bilans et évaluations de plus de 10 années de politique de la ville ont surtout mis en valeur « en creux » les échecs de cette politique de discrimination positive, en signalant l’immobilisme dont ont fait preuve un grand nombre de services publics.[10]
Mais certains travaux ont montré qu’à travers la différenciation du service rendu selon les publics, c’est bien la légitimité d’un État unitaire, face à une société plurielle, qui est remise en cause.
En examinant “la justice et la police dans la politique de la ville « , l’équipe du CERPE14 s’est posé la question de savoir si ces politiques spécifiques de redéploiement spatial – îlotage et médiation notamment – relevaient de la mise en oeuvre d’une discrimination positive. Son rapport démontre le contraire : il s’agit d’une transformation des missions traditionnelles de ces services publics. Dans le cas de la police, il apparaît que, dans les cités étudiées, le droit à la sécurité n’est plus assuré. Il est même avancé que, dans ces quartiers, la police a changé de mission : elle est passée d’une mission de maintien de l’ordre à une logique réactive de gestion du désordre. Plus généralement, dans ces quartiers, les services publics auraient une nouvelle fonction, celle de “maintenance sociale” [11].
Christine DOURLENS et Pierre VIDAL-NAQUET présentent d’ailleurs ainsi les conclusions de leur travail : il y a déplacement de la légitimité du service public avec passage de l’intérêt général à la satisfaction de la demande des usagers.
Peut-on alors encore parler de police nationale ? N’assiste-t-on pas plutôt à la mise en place de réponses ponctuelles et locales, soumises à des individus et non plus à des politiques, répondant à des groupes de pression et non plus à une demande sociale ?
Si les demandes satisfaites correspondent à des groupes de pression dont la représentativité est plus ou moins contestable, celles qui ne le sont pas se transforment en particularismes qui remettent eux-mêmes en cause l’unicité de l’Etat. “Tout cela alimente un national-populisme réactif et réactionnaire, fermé, xénophobe et vaguement raciste. Ainsi est favorisée une dialectique des identités : à chaque affirmation identitaire du groupe majoritaire répondent d’autres affirmations identitaires, relevant de groupes minoritaires enfermés dans un particularisme qui n’est au départ que le fantasme du groupe dominant, et vice-versa” [12]
Comment, dans ce cadre, le service public peut-il encore jouer son rôle de représentant de la légitimité de l’Etat ? Comment s’étonner qu’il apparaisse à beaucoup d’habitants des quartiers défavorisés comme normatif, punitif et discriminant ? Comment ne pas lire, dans la perte des repères et des règles qui touchent beaucoup des jeunes de ces cités, et la promotion de la violence comme mode d’expression, le contrecoup de leur disparition progressive comme sujets de droits ?
2 . 3 – LA TROISIÈME VOIE
Cette question de savoir si tous les usagers des services publics sont encore sujets de droits, et, partant, si l’Etat de droit existe toujours, se pose quotidiennement de manière beaucoup plus pragmatique qu’il ne peut paraître au premier abord. En effet, toute l’évolution que nous venons de retracer à grands traits, et qui se traduit par des changements concrets dans le service rendu, n’a pas donné lieu à débat véritablement public et démocratique, même si, formellement, les lois ont été évidemment discutées par le Parlement.
Pour la majorité des personnes vivant en France, les nouvelles compétences des différentes institutions, issues des lois de décentralisation et des traités européens, ne sont pas repérées. Pour elles, à travers les services publics, c’est toujours l’Etat qui est représenté. Et si les services publics ne constituent plus l’interface entre l’Etat et la société, que sont-ils ? Corrélativement, par quels canaux passent aujourd’hui les rapports entre l’Etat et la société ?
Dans le cadre de la Commission “État, administration et services publics de l’an 2000” pour la préparation du XIème Plan, deux scénarios sont éliminés pour l’évolution du rôle et de la position de l’Etat par rapport à la société :
– la réduction progressive de l’Etat à un rôle marginal, la société trouvant elle-même les voies de son autorégulation et l’essentiel des compétences étatiques étant abandonnées, d’une part à l’Union européenne, d’autre part aux collectivités décentralisées ;
– la restauration d’un État tutélaire et centralisé, qui intervient massivement, à la fois dans les champs économique et social, quitte à récupérer tout ou partie de ses compétences transférées, tant à la Communauté européenne qu’aux collectivités décentralisées.
La Commission s’est efforcée d’esquisser un troisième scénario, celui d’une nouvelle légitimité et d’un nouveau positionnement de l’Etat. “l’Etat ne saurait ni administrer l’économie, ni placer la société sous tutelle. Les défis de la compétition économique internationale et les menaces qui pèsent sur la cohésion sociale de la nation exigent cependant qu’il joue pleinement son rôle de régulateur de la vie économique et sociale et de fournisseur ou maître d’oeuvre des services publics.” [13]
3. POUR QUE LE LIEN ENTRE SERVICE PUBLIC ET INTÉRÊT GÉNÉRAL SOIT RETROUVÉ, IL FAUT ASSOCIER LES CITOYENS
Il apparaît clairement que toute tentative de “renouveau du service public » ne peut qu’être vouée à l’échec, si elle n’est pas précédée d’une redéfinition du rôle du service public, après qu’ait été mis en cause celui qu’il avait, d’interface entre un État unitaire et une société plurielle.
En reprenant la définition juridique du service public, on se trouve en face d’un mythe qui, lui-même renvoie à une fiction, l’intérêt général : “une activité devient un service public lorsque les pouvoirs publics décident de l’assumer pour donner satisfaction à un besoin dont ils estiment qu’il serait, sans cette prise en main, insatisfait ou insuffisamment satisfait » (A. De Laubadère) ; et cette activité n’est considérée comme étant d’”intérêt général” que parce que, et dans la seule mesure où, les pouvoirs publics en ont décidé ainsi.” [14]
Ainsi, tout comme l’hégémonie des services publics traduisait un moment des rapports entre l’Etat et la société, celui de l’Etat-providence, la crise des relations entre le public et les services publics ne révèle-t-elle pas la fin d’une fiction : celle d’une unanimité possible des citoyens autour d’un intérêt général national ? Quel est alors le contrat social entre les citoyens de notre nation (voir Rousseau) ?
L’intérêt général est une expression abstraite de l’unité nationale, constituée lors de la Révolution française qui se voulait universaliste. Pour préserver l’idée de la nation comme unicité, toutes ses composantes hétérogènes et leurs intérêts divergents ont été réunifiés autour de cette notion unanimiste. Il s’agit là de l’affirmation d’un idéal démocratique qui transcende les données concrètes. Or, c’est de cette construction théorique de l’intérêt général que découle la plus grande partie de la réglementation administrative française, notamment la conception du service public et ses principes de continuité et d’égalité.
Si cette conception de l’intérêt général pouvait encore faire recette pendant les trente glorieuses, malgré des intérêts de classe évidemment divergents, c’est qu’une certaine convergence pouvait exister autour d’un accroissement des richesses nationales : plus il y a à se partager, plus chacun a à y gagner, même si les perspectives de promotion ou de réussite sociales étaient faibles.
Aujourd’hui où l’existence d’une crise durable, d’une “croissance négative” (!), est sans cesse répétée, où l’affirmation d’une société à deux voire à trois vitesses est passée dans le langage commun, un intérêt général autour duquel se retrouveraient tous les citoyens peut-il encore faire recette ? On est passé de la vision classique d’intérêt des populations à une appréhension opportuniste des besoins des individus.[15]
« De la même façon que les salaires versés vont être dépensés pour acheter les biens marchands, le paiement de l’impôt vient, après que les services collectifs sont produits, exprimer l’accord de la population pour que soient assurées l’éducation, la protection sociale, la sécurité et la justice. (…) Mais la pérennité de la production de services collectifs se heurte à une contradiction que seul le débat démocratique peut aider à dépasser : la demande de services collectifs par la société n’est qu’implicite car il existe un écart entre le consentement collectif à leur existence et les réticences individuelles au paiement de l’impôt qui sont nourries à la fois par les profondes inégalités devant celui-ci et par la croyance, entretenue par l’idéologie libérale, que le paiement de l’impôt est contre-productif et spoliateur. »[16]
C’est pourquoi il est impératif d’associer les citoyens au choix et à l’organisation du fonctionnement des services publics.
Le bruit de la majorité silencieuse constitue une mine d’enseignements. « Pour les services publics, tout d’abord, ce que disent les usagers au cours des interactions peut être source d’amélioration des services rendus. Certes, la logique très managériale de la « qualité totale » a déjà largement intégré la relation client-fournisseur. Mais considérer les interactions comme ressources potentielles d’opportunités nouvelles, et non plus comme zone d’incertitudes, suppose deux choses : d’une part la reconnaissance du contact avec les usagers comme enjeu collectif, d’autre part la mise en place d’apprentissages collectifs susceptibles d’intégrer les expériences des interactions, devenues informations stratégiques, tout au long de la ligne hiérarchique. »