Rencontres avec nos intervenants

Suzanne Rosenberg

Le dimanche 18 décembre 2011, dans le cadre de notre chantier sur la mise à mal des services publics, nous écoutons et débattons avec Suzanne Rosenberg sur la question de l’intérêt général. Suzanne Rosenberg est « consultée », participante du chantier et mène nombre d’interventions avec NAJE.

            INTRODUCTION

On commencera ici par approcher la notion même de service public, à tra­vers ses variations historiques.

Dans une seconde partie, on examinera les questions que pose la place du service public aujourd’hui.

Puis sera développée l’hypothèse selon laquelle les agents de terrain du service public pourraient être les acteurs essentiels d’un débat à instaurer entre l’Etat et la société.

 

            1.  LA NOTION DE  SERVICE PUBLIC

 1.1 – DU SUJET DU ROI AU SUJET DE DROIT A TRAVERS LES SERVICES PUBLICS DE  L’ÉTAT-GENDARME

Au cours de l’ancien régime, la personnification de la France c’est le Roi. Le Roi est la personne publique ; le service du Roi devient progressivement le service de tous les sujets du Roi ou service public. Par exemple, le service postal c’est d’abord et avant tout pour fait pour le transport du courrier du Roi. Après l’organisation des relais de chevaux pour transporter le courrier de la cour et des gouverneurs, il apparaît logique de transporter aussi le courrier pour le peuple.

Pendant la révolution,  la notion de citoyen remplace définitivement celle de sujet. Si le terme « service public » ne figure pas dans la déclaration des droits de l’homme, il y est stipulé que « tous les citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique » (Article 14) et surtout que « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » (Article 15). La puissance publique se traduit, sur le plan juridique, par l’octroi à l’usager de garanties qui, non seulement le protègent, mais surtout lui donnent un droit de regard, une capacité d’emprise sur le fonctionnement de l’administration.

L’usager apparaît ainsi, à la différence de l’assujetti, comme un “sujet de droits”, capable de discuter avec l’administration et de la contraindre à offrir certaines prestations.

Mais il y a une recherche constante de la limitation de l’intervention de l’Etat pour protéger les libertés, jusqu’à la fin du XIXème siècle, où des transformations économiques, politiques et sociales rendent nécessaires un service public beaucoup plus étendu.

 1.2 – DOCTRINE DU SERVICE PUBLIC ET ÉTAT DE DROIT

Pour des raisons économiques, d’abord, l’Etat se doit d’être plus interven­tionniste. En effet, l’industrialisation et la concentration des moyens de pro­duction exigent que l’Etat régule certains secteurs pour préserver les équilibres sociaux.  Au plan politique, la construction d’un véritable État de droit est réclamée, qui limite la puissance étatique et la soumette au droit.

Une théorie du service public est élaborée, qui postule le droit comme la figure de la rationalité globale des sociétés et pose que la norme de l’homme c’est la solidarité sociale. Dans ce cadre, « le service public apparaît comme l’explication de la place du politique dans le social, » (…) « réalisation de la solidarité sociale. »  Dans la théorie de DUGUIT, le système du service public est construit et fonctionne comme une machine à produire l’Etat légitime. En effet, le pouvoir du roi était de droit divin, mais qu’est-ce qui légitime le pouvoir de l’Etat ?

L’Etat ne possède plus une volonté supérieure par essence à celle des individus comme dans l’idée de puissance publique, mais il apparaît comme le lien qui unit les hommes en société. Son rôle est donc d’exprimer et d’intensifier cette solidarité sociale. “Le service public, destiné à fournir des prestations sociales, à rendre des services au public, devient l’ac­tivité essentielle de l’administration.”   Il y a alors substitution de la notion d’utilité publique, puis celle d’intérêt général, à celle de puissance publique.

 1.3 – HÉGÉMONIE DU SERVICE PUBLIC ET ÉTAT-PROVIDENCE

A partir des années 50, le service public devient un soubassement de l’Etat. Son idéologie a influé sur la conception du pouvoir et de la déontologie administrative : les gouvernants comme les fonctionnaires veulent apparaître comme uniquement soucieux de satisfaire le mieux possible les aspirations du public.

Dans le même temps, la prospérité économique de l’Etat permet de pré­tendre à  la réduction des inégalités sociales par le service public. D’où  une extension de la sphère publique, dont témoignent à la fois les nationalisations et l’institutionnalisation de tous les compartiments de la sphère privée : c’est l’Etat-providence qui prend tout en charge.

Avec les années 60, il y a reconnaissance de l’existence des besoins et intérêts de groupes sociaux, disjoints de l’intérêt général.

 1.4 – CRISE ET APPARITION DES SERVICES À ÉCONOMIE MIXTE

La crise économique actuelle et ses prolongements sociaux remettent en cause le “tout service public” du double point de vue de son efficacité économique et sociale.

Les partisans de l’Etat minimal s’appuient sur les faibles performances économiques des services publics  pour en demander la réduction aux fonc­tions essentielles, celles qui n’entrent pas en concurrence avec l’initiative privée. Ils préconisent l’arrêt des fournitures de prestations et le redéploiement des fonctions de régulation et d’aide.

Dès 1983, le gouvernement à majorité socialiste abandonne le projet d’une gestion publique perçue comme seule capable de satisfaire le développement collectif. Le principe dominant devient celui d’une économie mixte fondée sur la coexistence durable du secteur privé et du secteur public.

Pour d’autres, c’est l’efficacité sociale des services publics qui est à remettre en cause. “Le service public a pour fonction essentielle de mettre les biens sociaux, culturels ou économiques qu’il propose à la portée de tous : il apparaît comme un agent de redistribution, qui doit contribuer par son fonc­tionnement à réduire l’ampleur des inégalités sociales ; son action s’adresse de manière préférentielle aux plus démunis, à ceux qui sont exclus des mé­canismes de répartition et de distribution résultant du marché. Or, l’égalité que font miroiter les services publics ne serait en réalité qu’une égalité de fa­çade, une fiction qui dissimulerait des inégalités réelles  : le service public est aux prises avec des usagers socialement situés et les inégalités sociales et culturelles se traduisent par d’importantes disparités dans la fréquentation des équipements collectifs. Plus encore, la  consommation des biens publics tendrait à amplifier ces inégalités et non à les réduire : fréquentés ou au contraire désertés par les catégories sociales privilégiées selon la nature et la qualité des prestations offertes, les services publics aboutiraient, par une spirale “diabolique”, à creuser les écarts sociaux, en provoquant une “contre-redistribution sociale” (P. Bénéton).

1.5 – SUPRA-NATIONALISATION ET DÉCENTRALISATION

Ce double procès du service public s’est trouvé renforcé par le double mou­vement d’abandon de certaines de ses prérogatives par l’Etat :  décentralisation  et “européanisation”.

Soumis à l’économie mixte qui le privatise partiellement, à l’européanisation qui le déréglemente et à la décentralisation qui accentue pressions locales et inégalités,  le service public ne répond plus aux principes fondamentaux qui le caractérisaient : continuité et adaptation aux usagers d’une part, égalité et neutralité d’autre part.

            2. LES USAGERS DES SERVICES PUBLICS SONT-ILS ENCORE SUJETS DE DROITS ?

Les principes de continuité et d’égalité auxquels les services publics  doivent obéir fondent l’Etat de droit et instituent les citoyens en sujets de droit. Or nous prétendons que, dans certaines zones du territoire, ces principes ne sont plus appliqués.

 2.1 – DES PRINCIPES MIS EN CAUSE : CONTINUITÉ ET ÉGALITÉ

Parmi les exemples cités, nous privilégierons La Poste  puisque celle-ci, « exploitant auto­nome de droit public « , “s’est fixée pour objectif de devenir un service public de référence avec des exigences de développement, de compétitivité, de res­ponsabilité sociale et de qualité de service.” Autonome dans sa gestion de­puis le 1er janvier 1991, elle est contractuellement liée à l’Etat et se doit de remplir une mission de service public, ce qui en fait une  “entreprise de ser­vice public”.

       Continuité

Le principe de continuité du service correspond à la nécessité d’éviter le désordre social : toute interruption du service signifierait que l’Etat est de­venu intermittent.

Sur ce thème, la Poste est un exemple particulièrement intéressant :  les nombreuses fermetures de bureaux de poste ruraux et leurs conséquences sont bien connues. On a même rencontré un cas où le bureau a été main­tenu, parce que la condition posée par La Poste, que tous les habitants ou­vrent un compte chèque postal ou un livret de caisse d’épargne, avait été remplie ! Mais, dans certaines banlieues, la continuité du service postal est également prise en défaut : parce que des boites aux lettres sont manquantes, parce que des facteurs ont été attaqués, certains habitants sont privés de courrier ou de mandats. Et les projets de remplacement des bureaux non rentables par une batterie “d’automates” ne manquent pas. Or, dans aucun de ces cas, l’arrêt des prestations n’est fondé sur une plus grande satisfaction des usagers ou ne peut être justifié par une transformation de leurs de­mandes.

Pour ce qui concerne la Police, plusieurs rapports concordent avec les points de vue que nous avons recueilli localement. En 1982, le rapport Belorgey propose de “replacer l’action de la police sous le signe du service public”. En 1992 , le rapport présenté par Julien DRAY à l’Assemblée Nationale rapporte que, “bien qu’il n’y ait apparemment pas de cités totalement et durablement interdites à la police, l’existence des zones de non-droit relatif que constituent les cités dans lesquelles la police ne pénètre que rarement et à condition d’être en nombre, provoque un sentiment d’amertume et d’incompréhen­sion chez de nombreux policiers « .

Ainsi donc, le service public chargé d’assurer l’ordre républicain est intermittent sur certaines portions du territoire !

       Égalité

Le principe de l’égalité signifie que tous ceux qui sont en rapport avec le ser­vice doivent être placés dans une position égale face à celui-ci : aucune dis­crimination ou aucun avantage particuliers ne peuvent être institués.

Pour la Poste, l’égalité est mise à mal de manière croissante dans les “zones suburbaines”. Il n’est respecté ni quant au bénéfice des prestations au public, ni quant à la rémunération de l’agent.

En effet, selon que la clientèle est  composée d’une plus ou moins grande proportion de personnes en difficulté, les droits et obligations de celle-ci ne sont pas les mêmes :  certaines opérations, qui sont permises dans tous les bureaux, sont interdites dans ceux des cités, ou alors soumises à des condi­tions spécifiques. Par exemple, un montant minimum de mouvement de fonds a été  exigé dans certains quartiers, pour éviter que la même personne revienne tous les jours, voire plusieurs fois par jour, retirer ou déposer de petites sommes. De la même manière, pour éviter les fraudes, des docu­ments supplémentaires d’identité sont parfois exigés pour des paiements de “lettres-chèques” plus facilement falsifiables. Lorsqu’elles ne font pas partie de l’arsenal réglementaire de La Poste, ces mesures sont annoncées au public par des petits papiers écrits à la main, apposés sur les “vitres anti-franchis­sement”… Inégalité de traitement, donc, qui frise parfois l’illégalité.

Moins connue parce que plus difficilement repérable et quantifiable est la  discrimination dont sont l’objet les agents travaillant dans les quartiers pauvres.  D’abord, leur nombre par bureau est directement proportionnel au temps attribué pour chacune des opérations faites dans le bureau, selon un mode de calcul qui ne prend pas en compte la difficulté de compréhension du client. Ainsi, un retrait de liquide “à vue” est comptabilisé de la même manière que le client soit lettré ou non, de langue française ou non. Il est évident que ce mécanisme pénalise les agents travaillant dans les bureaux où dominent les populations  en  difficulté : ils doivent fournir plus de tra­vail… pour une rémunération moindre ! En effet, les primes de ces agents varient en fonction des produits financiers placés. Non négligeables dans leur montant, elles constituent réellement un complément de salaire. Les agents qui travaillent avec des populations dans le besoin sont alors forcé­ment pénalisés !

De telles inégalités, qui touchent également public et agents, se rencontrent pour de nombreux services publics. Nous avions déjà conclu, à propos du RMI : “Il apparaît utile de se poser la question de ce que signifie l’égalité de­vant la loi pour un droit qui, à quelques kilomètres de distance ou selon le professionnel rencontré, peut se traduire par des mises en application aussi dissemblables « .

 

On peut dès lors se demander si le “service public” ne serait pas en voie de disparition, au profit de services pour des publics.  Nous allons tenter de répondre à cette question à travers l’examen d’une notion qui a fait florès au cours des années 80, celle de la discrimination positive.

 

2.2-UNE TENTATIVE DE CONTRE-FEU : LA DISCRIMINATION POSITIVE

 

Prônant l’inégalité de droit au profit de l’égalité de fait, la politique de développement social des quartiers a promu le principe d’une “discrimination positive”.

 

Hubert DUBEDOUT, dans son rapport de 1981, qui a donné naissance à cette  politique, proposait de mener des expé­rimentations, pour compenser  la discrimination dont étaient victimes les po­pulations de certains quartiers populaires, notamment en matière de ser­vices offerts. Selon des procédures dérogatoires et avec des financements spécifiques, les services publics devaient tenter de mettre en oeuvre cette “discrimination positive”, qui consiste à faire plus, mieux ou autrement pour atteindre le même résultat, à partir d’une situation de départ plus difficile.

 

Cette proposition active le principe de l’égalité devant le service public en revendication d’égalité par le service public. Égalité signifie ici équité, et non pas uniformité de la prestation, ainsi que le précise la Charte des ser­vices publics : “Le principe d’éga­lité d’accès et de traitement n’interdit pas de différencier les modes d’action du service public afin de lutter contre les inégalités économiques et sociales. Les réponses aux besoins peuvent être différenciées dans l’espace et dans le temps et doivent l’être en fonction de la diversité des situations des usagers.” [9]

 

Les bilans et évaluations de plus de 10 années de politique de la ville ont  surtout mis en valeur « en creux » les échecs de cette politique de discrimination positive, en signalant l’immobilisme dont ont fait preuve un grand nombre de  services publics.[10]

 

Mais certains travaux ont montré qu’à travers la différenciation du service rendu selon les publics, c’est bien la légitimité d’un État unitaire, face à une société plurielle, qui est remise en cause.

 

En examinant “la justice et la police dans la politique de la ville « , l’équipe du CERPE14 s’est posé la question de savoir si ces politiques spécifiques de redéploiement spatial – îlotage et médiation notamment – relevaient de la mise en oeuvre d’une discrimination po­sitive. Son rapport démontre le contraire : il s’agit d’une transformation des missions traditionnelles de ces services publics. Dans le cas de la police, il apparaît que, dans les cités étudiées, le droit à la sécurité n’est plus assuré. Il est même avancé que, dans ces quartiers, la police a changé de mission : elle est passée d’une mission de maintien de l’ordre à une logique réactive de gestion du désordre. Plus généralement, dans ces quartiers, les services publics auraient une nouvelle fonc­tion, celle  de “maintenance sociale[11].

 

Christine DOURLENS et Pierre VIDAL-NAQUET présentent d’ailleurs ainsi les conclusions de leur travail : il y a déplacement de la légitimité du service public avec passage de l’intérêt général à la satisfaction de la demande des usagers.

 

Peut-on alors encore parler de police nationale ? N’assiste-t-on pas plutôt à la mise en place de réponses ponctuelles et locales, soumises à des individus et non plus à des politiques,  répondant à des groupes de pression et non plus à une demande sociale ?

 

Si les demandes satisfaites correspondent à des groupes de pression dont la représentativité est plus ou moins contestable, celles qui ne le sont pas se transforment en particularismes qui remettent eux-mêmes en cause l’uni­cité de l’Etat.  “Tout cela alimente un national-populisme réactif et réac­tionnaire, fermé, xénophobe et vaguement raciste. Ainsi est favorisée une dialectique des identités : à chaque affirmation identitaire du groupe majori­taire répondent d’autres affirmations identitaires, relevant de groupes mi­noritaires enfermés dans un particularisme qui n’est au départ que le fan­tasme du groupe dominant, et vice-versa[12]

 

Comment, dans ce cadre, le service public peut-il encore jouer son rôle de représentant de la légitimité de l’Etat ?  Comment s’étonner qu’il apparaisse  à beaucoup d’habitants des quartiers défavorisés comme normatif, punitif et discriminant ? Comment ne pas lire, dans la perte des repères et des règles qui touchent beaucoup des jeunes de ces cités, et la promotion de la violence comme mode d’expression, le contrecoup de leur disparition progressive comme sujets de droits ?

2 . 3 – LA TROISIÈME VOIE

 

 

Cette question de savoir si tous les usagers des services publics sont encore sujets de droits, et, partant, si l’Etat de droit existe toujours, se pose quotidiennement de manière beaucoup plus pragmatique qu’il ne peut paraître au premier abord. En effet, toute l’évolution que nous venons de retracer à grands traits, et qui se traduit par des changements concrets dans le service rendu, n’a pas donné lieu à débat véritablement public et démocratique, même si, formellement, les lois ont été évidemment discutées par le Parlement.

 

Pour la majorité des personnes vivant en France, les nouvelles compétences des différentes institutions, issues des lois de décentralisation et des traités européens, ne sont pas repérées. Pour elles, à travers les services pu­blics, c’est toujours l’Etat qui est représenté. Et si les services publics ne constituent plus l’interface entre l’Etat et la société, que sont-ils ? Corrélativement, par quels canaux passent aujourd’hui les rapports entre l’E­tat et la société ?

 

Dans le cadre de la Commission “État, administration et services publics de l’an 2000” pour la préparation du XIème Plan, deux scénarios sont éliminés pour l’évolution du rôle et de la position de l’Etat par rapport à la société :

 

– la réduction progressive de l’Etat à un rôle marginal, la société trou­vant elle-même les voies de son autorégulation et l’essentiel des compé­tences étatiques étant abandonnées, d’une part à l’Union européenne, d’autre part aux collectivités décentralisées ;

 

– la restauration d’un État tutélaire et centralisé, qui intervient massi­vement, à la fois dans les champs économique et social, quitte à récupérer tout ou partie de ses compétences transférées, tant à la Communauté euro­péenne  qu’aux collectivités décentralisées.

La Commission s’est efforcée d’esquisser un troisième scénario, celui d’une nouvelle légitimité et d’un nouveau positionnement de l’Etat. “l’Etat ne saurait ni administrer l’économie, ni placer la société sous tutelle. Les défis de la compétition économique internationale et les menaces qui pèsent sur la cohésion sociale de la nation exigent cependant qu’il joue pleinement son rôle de régulateur de la vie économique et sociale et de fournisseur ou maître d’oeuvre des services publics.[13]

3. POUR QUE LE LIEN ENTRE SERVICE PUBLIC ET INTÉRÊT GÉNÉRAL SOIT RETROUVÉ, IL FAUT ASSOCIER LES CITOYENS

 

Il apparaît clairement que toute tentative de  “renouveau du service public  » ne peut qu’être vouée à l’échec, si elle n’est pas précédée d’une redéfinition du rôle du service public, après qu’ait été mis en cause celui qu’il avait, d’interface entre un État unitaire et une société plurielle.

 

En reprenant la définition juridique du service public, on se trouve en face d’un mythe qui, lui-même renvoie à une fiction, l’intérêt général : “une ac­tivité devient un service public lorsque les pouvoirs publics décident de l’assumer pour donner satisfaction à un besoin dont ils estiment qu’il serait, sans cette prise en main, insatisfait ou insuffisamment satisfait  » (A. De Laubadère) ; et cette activité n’est considérée comme étant d’”intérêt géné­ral” que parce que, et dans la seule mesure où, les pouvoirs publics en ont décidé ainsi.” [14]

 

Ainsi, tout comme l’hégémonie des services publics traduisait un moment des rapports entre l’Etat et la société, celui de l’Etat-providence, la crise des relations entre le public et les services publics ne révèle-t-elle pas la fin d’une  fiction : celle d’une unanimité possible des citoyens autour d’un intérêt général national ? Quel est alors le contrat social entre les citoyens de notre nation (voir Rousseau) ?

 

L’intérêt général est une expression abstraite de l’unité nationale, constituée lors de la Révolution française qui se voulait universaliste. Pour préserver l’idée de la nation comme unicité, toutes ses composantes hétérogènes et leurs intérêts divergents ont été réunifiés autour de cette notion unanimiste. Il s’agit là de l’affirmation d’un idéal démocratique qui transcende les données concrètes. Or, c’est de cette construction théorique de l’intérêt général que découle la plus grande partie de la réglementation administrative française, notamment la conception du service public et ses principes de continuité et d’égalité.

 

Si cette conception de l’intérêt général pouvait encore faire recette pendant les trente glorieuses, malgré des intérêts de classe évidemment divergents, c’est qu’une certaine convergence pouvait exister autour d’un accroissement des richesses nationales : plus il y a à se partager, plus chacun a à y gagner, même si les perspectives de promotion ou de réussite sociales étaient faibles.

 

Aujourd’hui où l’existence d’une crise durable, d’une “croissance négative” (!), est sans cesse répétée, où l’affirmation d’une société à deux voire à trois vitesses est passée dans le langage commun, un intérêt général autour duquel se retrouveraient tous les citoyens peut-il encore faire recette ? On est passé de la vision classique d’intérêt des populations à une appréhension opportuniste des besoins des individus.[15]

 

« De la même façon que les salaires versés vont être dépensés pour acheter les biens marchands, le paiement de l’impôt vient, après que les services collectifs sont produits, exprimer l’accord de la population pour que soient assurées l’éducation, la protection sociale, la sécurité et la justice. (…) Mais la pérennité de la production de services collectifs se heurte à une contradiction que seul le débat démocratique peut aider à dépasser : la demande de services collectifs par la société n’est qu’implicite car il existe un écart entre le consentement collectif à leur existence et les réticences individuelles au paiement de l’impôt qui sont nourries à la fois par les profondes inégalités devant celui-ci et par la croyance, entretenue par l’idéologie libérale, que le paiement de l’impôt est contre-productif et spoliateur. »[16]

 

C’est pourquoi il est impératif d’associer les citoyens au choix et à l’organisation du fonctionnement des services publics.

 

Le bruit de la majorité silencieuse constitue une mine d’enseignements. « Pour les services publics, tout d’abord, ce que disent les usagers au cours des interactions peut être source d’amélioration des services rendus. Certes, la logique très managériale de la « qualité totale » a déjà largement intégré la relation client-fournisseur. Mais considérer les interactions comme ressources potentielles d’opportunités nouvelles, et non plus comme zone d’incertitudes, suppose deux choses : d’une part la reconnaissance du contact avec les usagers comme enjeu collectif, d’autre part la mise en place d’apprentissages collectifs susceptibles d’intégrer les expériences des interactions, devenues informations stratégiques, tout au long de la ligne hiérarchique. »

Evelyne Perrin

En novembre 2006, dans le cadre de notre chantier « Les invisibles », nous avons rencontré Evelyne Perrin qui est socioloque et militante, notamment à Stop précarité.

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Evelyne Perrin et peut donc comporter des erreurs.

Le Compte rendu

Stop Précarité  compte une dizaine de personnes.

Un de leur mot d’ordre: « Il faudrait faire de la précarité un vrai enjeu politique »

Il y a parmi les précaires beaucoup de jeunes diplômés mais qui ne connaissent pas leurs droits (le droit du travail n’est enseigné ni en fac ni en lycée). Stop Précarité a eu l’idée de fabriquer un petit livret contenant les bases du droit du travail.

La précarité touche de plus en plus de gens. les patrons ont un intérêt à cela, ça casse la combativité et rend les gens dépendants.

Le nombre de chômeurs est officiellement de 3,5 Millions mais au moins 2 millions de personnes ne sont pas inscrites à l’ANPE car elles savent qu’elles ne toucheront rien (pas d’assedics). La moitié des

chômeurs ne touchent plus d’allocations.

6 millions de personnes dépendent des minimas sociaux

Mais il y a également les précaires plus favorisés: CDI chez Mac-Do ou Pizza Hunt par exemple, les très diplômés qui surfent d’un emploi à un autre…

Dans l’automobile il y a de plus en plus d’intérimaires, et embauchés à vie (chez Airbus on vire en ce moment tous les intérimaire, c’est pratique).

Ce sont les fins de CDD et les intérimaires qui forment le gros des entrées au chômage.

8 emplois sur 10 sont des CDD d’un mois ½ !

Les sans-papiers souvent ne sont pas payés ou très mal. Quand ils ont des problèmes de santé, un accident du travail, ils ne bénéficient d’aucune aide, aucune indemnisation

L’économie a besoin de ces travailleurs et pourtant les laisse dans la précarité car exploitables et corvéables à merci.

Les syndicats (sauf la CGT) défendent mal (ou pas) les précaires et chômeurs. C’est une masse invisible car fragmentée, chacun est chez soi, isolé. S’occuper d’un  précaire est difficile car une fois syndiqué, 3 mois plus tard, il change de boîte, de boulot.

Mac-Do et Cie:

Les « franchises » permettent aux marques (Pizza Hunt, Mac Do) de se libérer des contraintes sociales et des risques financiers qui reposent uniquement sur le gérant (qui paye pour utiliser la marque).

Action au Mac Do des Champs Elysées: blocage de l’entrée un samedi pour interpeller les gens sur le cas de  5 jeunes employés qui parce-qu’ils voulaient monter un syndicat ont été accusés de vol.

Aure grève d’un an cette fois, blocage d’entrepôts qui livrent Mac-Do, occupation de plusieurs Mac-do, confection de tee-shirt « beurk »

Ils ont gagné, Mac Do a payé les 5 employés pour qu’ils partent !

Femmes de ménage travaillant dans les hôtels du groupe Accord

Novotel, Mercure, Ibis etc appartiennent tous au groupe Accord, qui sous-traite le ménage à la société Arcade.

La sous-traittance crée de l’intermédiaire, cela dégrade forcément les conditions de travail et de rémunération des salariés.

Les femmes de ménage n’ont pas le droit de manger dans la journée, sont payées à la chambre (et non à l’heure) et signent un contrat en blanc qui est rempli ensuite.

Grève soutenue par le syndicat SUD (pas par la CGT) pour qu’elles soient payées sur la base de leurs heures de travail et pour une réduction des cadences: occupations des halls d’hôtel, pique-nique, prospectus… pendant 1 an

Blocage des péages d’autoroute, concerts de soutien, et au bout du compte, victoire : réduction des cadences, meilleure prise en charge de leurs heures de travail. Elles sont toujours à temps partiel mais avec des heures en plus, payées supplémentaires.

Le recrutement et l’exploitation de ces femmes (africaines pour la plupart) est d’autant plus facile qu’elles ne savent pas lire.

Arcade, par vengeance, a licencié une des femmes (Fati) un an après les événements, pour une histoire de quota dépassé des heures syndicales. Plusieurs recours ayant échoué, tous les vendredis, pendant un an ½, Stop précarité a occupé les hôtels Accord de Paris et la banlieue. Accord a craqué et a donné des consignes à Arcade. Arcade a dédommagé Fati

Débat avec tous:

– Aude: On peut lutter un an parce-qu’il y a rencontre, dynamique, élan autour d’un noyau.

– Yves: Hiérarchie entre permanents et intérimaires, rivalités même, encouragées souvent par les employeurs, alors qu’on est dans le même bateau… Même quand les normes de sécurité ne sont pas respectées, il vaut mieux ne pas s’opposer, le client est roi.

– Liliane: responsabilité quand même de celui qui sous-traitte, qui se décharge souvent sur l’entreprise de sous-traittance concernant les conditions de travail.

– Yvette: comment faire pour que les gens croient en la lutte, en la lutte qui dure, et croient à un résultat possible ?

Comment faire pour combattre les luttes de chapelle (des assos, des syndicats) ?

– Véronique: Y-a-t-il des luttes pour soutenir les RMIstes – problèmes des 3 mois durant lesquels ils ne touchent rien. Les minimas sociaux sont plus confortables que travailler par intermittence.

Réponse: pas d’asso pour les RMIstes, et dans les assos, membres vieillissants, pas de jeunes. c’est inquiétant pour l’avenir.

– Willy: Il y a les gens qui aiment l’argent et les gens qui aiment la vie. D’où vient cette force pour lutter ainsi ?

Réponse: sentiment de mener un combat juste et envie de ne pas lâcher l’affaire (aller jusqu’au bout). Dignité retrouvée dans la lutte. Une énergie retrouvée dans les grands combats (CPE, banlieues, marche des jeunes de Clichy…)

– Les patrons organisent le chômage

Autre action de Stop Précarité: les revendications

Une Fnac a ses employés moins bien payés que les autres fnacs, grève pour demander la possibilité de passer de CDD à CDI, de tps partiel à tps plein.

Réflexion pour bâtir une plate-forme pour des revendications communes – un statut de vie sociale et professionnelle: donner des allocations à tout le monde, des droits sociaux, un droit à la retraite. La carrière continue de se dérouler même si on a plus de travail.

Réflexion prévue à partir de mars 2007 entre le MEDEF et les syndicats concernant, entre autre, une remise à plat de l’assurance chômage, la révision du code du travail.

Allemagne: indemnisation très courte (1 an) – Schroëder

Danemark: flexibilité et sécurité: rotation sur le marché du travail et sécurité financière. Les gens sont pris en charge pendant 4 ans à 90% de leur salaire. 90% de gens sont syndiqués. Il y a un fort consensus social.

Belgique: Même si on a jamais travaillé, il existe des minimas sociaux (plus élevés qu’en France)

Reprise du débat:

– Emy: notre principale action est notre façon de consommer, consommer intelligent.

– Lilianne: se donner le droit d’ingérence sociale. C’est notre devoir de citoyen. Droit à dire: « Je veux vivre dans un autre monde »

– Fab: comment toucher les Rmistes pour les aider, les mobiliser ?

Réponse: dans les banlieues se créent des assos qui maintenant font de la politique. les jeunes découvrent grâce à elles d’autres moyens de revendiquer qu’à travers la violence.

– Les comités de soutien sont mal vus par les syndicalistes, sur le terrain. Rivalité et méfiance.

 

Marc hatzfeld

En 2006, dans le cadre de notre chantier « Les invisibles », nous avons rencontré Marc Hatzfeld, sociologue qui vient nous parler des SDF.

 Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Marc Hatzfeld et peut donc comporter des erreurs.

Le compte rendu 

Marc Hatzfeld est un Sociologue indépendant. Travaillant principalement dans les banlieues,spécialiste du mal-vivre, il est appelé par des mairies, assos etc. Egalement Chercheur, il répond à des appels d’offre sur des sujets particuliers.

Le ministère de l’équipement (parce-qu’en charge de la ville) a lancé un appel d’offre concernant les SDF. Pendant 1 an ½ Marc Hatzfeld a donc tenté de comprendre la question des SDF (de ce travail a émergé un livre: Les Dézingués, collection Autrement)

La Précarité est un univers de grande souffrance physique: maladies complexes, aiguës, récurrentes (dents, cœur, digestion, poumons…) et mentale.

Le discours politique tend à criminaliser l’errance (se souvenir qu’il n’y a pas si longtemps, on enfermait les pauvres). La rue rend fou et des fous sont dans la rue, perdus pour le soin. Si on les considère comme dangereux, ils sont à enfermer, (loi sur la mendicité qui les éloigne des centre ville). Considérés comme malades, on les soigne, à l’hôpital. Considérés comme pauvres, on les plaint, on leur donne à manger mais surtout qu’ils ne fassent pas d’histoires !…

Les SDF sont dans la rue par accident mais aussi parfois par choix. Sont développées là

Les 3 figures de l’Utopie:

1- Le voyage

Ils sont partis un jour.. ils sont en voyage.  Ils ont la culture du voyage, connaissent et se transmettent les bonnes adresses, les combines.

2- L’engagement dans la relation avec les autres (avec les stables, les sédentaires)

L’hospitalité est une figure très importante pour le voyageur – c’est un tradition très méditerranéenne:  donner à dormir, à manger. On doit donner à celui qui voyage tout ce qu’il veut, mais celui qui voyage doit respecter les règles en cours chez qui l’accueille.

Loin de cette figure de l’hospitalité, les lieux d’accueils pour les SDF ont bien souvent des conditions trop strictes pour qu’ils acceptent d’y aller.

3- Le détachement

C’est l’attitude qu’ont tous les grands sages – pas attachés aux biens matériels, à la famille, à la peur de mourir… Mais une partie de ce détachement est construite autour du « blindage » dû à la grande souffrance. Ils ont fait un pas dans un monde distant des projets, des constructions, de ce qui fait la « solidité sociale ».

Les personnes vivant dans la rue rappellent aussi quelque chose que nous voudrions être– sagesse, détachement, distance

Par ces trois figures, ils sont fiers et dignes « Je ne veux pas qu’on me dise comment vivre. Je suis libre ».  « Je veux choisir ma souffrance, pas celle d’être exploité, ou de m’enrichir ». »Je les admire, dit Marc H, car ils font ce que je ne suis pas capable de faire ».

Débat avec tous

– L’errance c’est se promener, se tromper aussi

– Nous interprétons leur départ comme une chute, eux disent: « je suis parti »

– Médecins du monde, en offrant des tentes à Paris, a respecté leur mode de vie. c’est un vrai geste d’hospitalité car au cœur de la ville. Nous pouvons à notre niveau avoir des gestes d’hospitalité: nous accroupir auprès d’eux pour parler, partager un café, du pain, écouter…

– Les humains ont le droit de vivre différemment. Dans toutes les villes il devrait y avoir un lieu pour les « voyageurs ».

– Les SDF sont les nomades d’avant, mais la misère en rajoute !

– Notre organisation sociale ne permet pas ce nomadisme. Il y a pourtant une vraie nostalgie de cette vie (il y a 40 ans il était bien plus facile de voyager, il fallait bien moins de papiers par exemple…)

– Aude: Autrefois dans certaines familles ou régions on mettait toujours un couvert de plus « pour celui qui pouvait venir » (le juif errant, le Chnok, le pèlerin)

– Les SDF camoufflent malgré tout leur souffrance derrière une certaine fierté. Ils revendiquent ce qu’ils sont et affirment ne pas avoir envie de vivre  » comme ces gens-là » (nous), pas envie qu’on leur dise ce qu’ils ont à faire.

– Fabienne: Le rapport entre la symbolique d’accueillir le voyageur et la réalité de l’accueillir… Pas si simple. Comment, en tant que sédentaire, être digne de ce « c’est pas si simple » ?

– Véronique: quand des liens sont créés avec un SDF, difficile de donner de l’argent (alors qu’au départ c’est ce qu’il demande)

– Dans la normalité sociale, il y a moins de souffrance. Et pourtant les gens de la rue ne veulent pas y retourner (statistiquement très peu de SDF reviennent à cette normalité, même les jeunes) : « Quand on a goûté à cette liberté… »

– Les SDF ont perdu leur patronyme, ils sont réduits à des prénoms ou des surnoms, mais ça donne de la proximité.

– Ils  font partie de notre univers, c’est une forme de nomadisme qui devrait être reconnu. La société devait conserver ces figures voyageuses, détachées, leur faire une place.

– Le droit à être inutile, déambulateur, gratuit, désinvolte…

– Pour s’en sortir, quelque chose d’utopique…

– Moins de femmes dans la rue. Quand elles sont en difficulté, elles ont la ressource financière de se prostituer. Le samu social ne laisse jamais une femme à la rue, c’est une règle. Malgré tout il y en a de plus en plus, et des enfants, des familles entières.

– Jp fait remarquer qu’il y a  une langue de la classe dominante : les « sans » (sans papier, sans domicile fixe, sans ceci, sans cela…

 

 

 

Pierre Lénel

En 2006, dans le cadre de notre chantier sur la démocratie, nous avons rencontré Pierre Lénel, sociologue et membre de la compagnie NAJE.

Aux sources de la démocratie

Le 6 janvier, Pierre Lénel, sociologue, a évoqué pour nous deux moments forts de l’histoire de la démocratie. Histoire de montrer que le système représentatif que nous connaissons n’est pas la seule forme de démocratie et de stimuler l’imagination pour le changer ou l’améliorer.

Selon Le Robert, la démocratie est à la fois « une doctrine politique d’après laquelle la souveraineté doit appartenir à l’ensemble des citoyens » et « une organisation politique (souvent la République) dans laquelle les citoyens exercent cette souveraineté ». Sommes-nous encore en démocratie ? Pour Pierre Lénel, la question mérite d’être posée. Car tout le monde sent bien que le droit de vote et le suffrage universel (dont il faut rappeler qu’il est fort récent) ne suffisent pas à se prétendre en démocratie. « L’individu ne se sent plus citoyen mais consommateur des « produits politiques » qui lui sont proposés, ou bien victime des autres, des marginaux, des étrangers… », affirme Pierre Lénel.

La démocratie athénienne

La première démocratie a été instituée à Athènes du VIe au IXe siècle avant Jésus-Christ. La source de l’ordre, c’est la loi, le nomos : « Le seul véritable maître que se reconnaissent les libres citoyens sont les lois de la cité ». Sur l’agora (l’espace public) s’instaure une parole libre, qui vise à donner du sens et à faire des choix. L’invention de cette démocratie ne tombe pas du ciel : aux siècles précédents, Athènes a connu de sérieuses crises (sociales, économiques, démographiques…) qui n’ont pu être résolues qu’en inventant des techniques de procédure de choix. Pour Solon, qui passe pour être l’inventeur de la démocratie, celle-ci ne consiste pas à donner le pouvoir au peuple, mais à imposer aux groupes antagoniques des concessions réciproques. Dans la démocratie grecque, il n’y a pas place pour la représentation : la communauté des citoyens est seule souveraine, décidant de ses propres lois, possédant ses juridictions et se gouvernant elle-même. Lorsqu’une délégation est inévitable, les délégués (le plus souvent tirés au sort, car chaque citoyen en vaut un autre) sont révocables à tout instant. Il n’existe pas de spécialistes politiques, et les décisions sont prises l’assemblée du peuple. Pour que les citoyens prennent pleinement leurs responsabilités, il leur faut une éducation qui fasse d’eux des êtres conscients de leurs actes. Et comme les Athéniens n’ignorent pas que le peuple peut aussi se tromper, la tragédie donne à voir à tous que l’homme est chaos, contradictions, tourments… La démocratie grecque signifie la conquête d’une liberté effective pour tous les citoyens, mais les esclaves, les femmes et les métèques en sont exclus. Et comme les activités politiques sont très prenantes et non rémunérées, seules les grandes familles peuvent les exercer. Périclès va essayer de « démocratiser la démocratie » (en atténuant les différences de fortune, en aidant les défavorisés). Mais après lui, la démocratie athénienne connaît le désordre, le déclin, puis la chute…

L’avènement de la démocratie représentative

Second moment crucial dans l’histoire de la démocratie, la Révolution française : les notions de représentation et de volonté générale sont au cœur de tous les débats. Jean-Jacques Rousseau est hostile à l’idée de représentation : pour lui, la souveraineté du peuple est inaliénable, et l’être collectif ne peut être représenté que par lui-même. La taille de l’Etat, la crainte de l’instabilité politique, la conscience des compétences limitées du citoyen, l’application à la sphère politique du principe de « division du travail » inventé par l’économie marchande vont pourtant conduire à une solution de compromis : la démocratie représentative, « régime où la volonté des citoyens s’exprime par la médiation de représentants sélectionnés au sein du peuple. » L’idée de donner à ces représentants un mandat impératif (en vertu duquel ils seraient forcés de faire ce pour quoi ils ont été élus) ou de pouvoir les révoquer est vite abandonnée : l’idée dominante est que la représentation, en permettant la délibération, favorise la formation de la volonté générale (celle-ci n’étant donc pas acquise d’avance). Depuis, aucune constitution, en France, n’est revenue sur le principe du mandat représentatif. L’extension progressive du suffrage universel a contribué à alimenter la croyance que le régime représentatif se transformait peu à peu en démocratie. Mais si nos régimes peuvent toujours être qualifiés de « démocratiques », c’est sans doute dû à la multiplication des contrepoids au pouvoir des représentants :
-  échéances électorales régulières ;
-  liberté d’expression de l’opinion publique (Pour Alain, « ce qui définit la démocratie, ce n’est pas l’origine des pouvoirs, c’est le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les gouvernants ») ;
-  séparation des pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) ;
-  défense des droits de l’homme.

Vers un troisième âge de la démocratie ?

Peut-on aujourd’hui parier sur un nouvel âge de la démocratie, assis notamment sur des outils de participation ? Une grande question reste de savoir si la démocratie est avant tout une technique ou une valeur. Dans le second cas, il ne suffit pas que l’autorité politique soit conforme aux vœux e la majorité des citoyens ; il faut aussi que les objectifs qu’elle poursuit soient conçus de telle sorte que les hommes accèdent à la maîtrise de leur destin.

 

Michel Rocard

Dans le cadre de notrre chantier sur la démocratie en 2006, nous avons rencontré Michel Rocard

Notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.

 Les difficultés dans l’art de gouverner

 Dans l’entretien qu’il a accordé à NAJE, fin janvier, Michel Rocard, ancien Premier ministre évoque les limites de la démocratie « conflictuelle » et les difficultés inhérentes à l’art de gouverner. Principaux extraits.

 « L’invention de la démocratie est liée à celle de l’économie politique et aux débuts du capitalisme. On a fait une démocratie pour l’homo economicus, avec des procédures fondées sur tout ce qui est rationnel, mesurable… On a organisé la société politique en référence au marché.

En Afrique, avec la palabre, on avait des formes de démocratie consensuelle, qui présentaient l’avantage de chercher à écouter tout le monde. Une forme de démocratie « unanimiste » n’a rien de scandaleux à mes yeux. Ça a très bien fonctionné au Rwanda, par exemple, et il y a eu la paix civile pendant des siècles avant que l’Occident ne vienne casser tout cela. Ensuite, on a tenté de leur vendre notre modèle de démocratie, la démocratie conflictuelle (pour être élus, les gens doivent se disputer et se concurrencer). Mais la greffe n’a pas pris… Plutôt que de définir la démocratie par référence à notre modèle (multipartisme, élections libres…), mieux vaut commencer par assurer l’ensemble des droits individuels et collectifs.

Le métier des politiques

On décrit sous le même terme – « politique » – deux activités fondamentalement différentes : l’une est la gestion de la cité ; l’autre, la compétition ouverte pour accéder ou se maintenir aux responsabilités publiques.

Quand il y a une angoisse sociale, on attend la réponse du côté des politiques. C’est une folie : les politiques ne sont pas là pour trouver des solutions mais plutôt pour choisir entre les solutions que proposent les experts et rendre la solution choisie acceptable par l’opinion publique. La recherche de solutions nouvelles est une tâche de la communauté intellectuelle. Elle est antagonique avec les contraintes de la représentation.

Négociations secrètes et cachées

Une négociation est toujours un échange d’avantages réciproques. Il y a donc, pour chaque partie, un prix à payer. Mais si des fuites surviennent pendant la négociation, on ne retiendra que les concessions que sa partie est prête à faire, et pas ce qu’elle peut y gagner : il y aura donc aussitôt des suspicions de trahison, qui feront capoter la négociation elle-même.

J’ai eu la chance, quand j’étais ministre de l’Agriculture, de pouvoir négocier la réforme de l’enseignement agricole sans être sous les feux des projecteurs (comme l’étaient alors les ministres de l’Education nationale). Je devais négocier avec 14 partenaires – les syndicats, l’épiscopat, la profession agricole… – et j’ai posé le principe d’une négociation par écrit : chacun recevait une version complète des projets de loi en préparation après chaque modification acceptée d’un commun accord, fut-ce avec un seul des partenaires. En 14 mois, il y a eu douze versions des textes et pas une seule fuite, ce qui a permis de déboucher sur un accord. Mais une telle discrétion est très rare.

Le processus de paix en Nouvelle-Calédonie

Comment imaginer un processus susceptible de conduire à la paix en Nouvelle-Calédonie ? J’avais eu la chance, alors que je n’exerçais plus aucune responsabilité, de rencontrer un ministre australien qui m’avait posé la question. J’avais dû me livrer à un exercice d’imagination et d’improvisation, déconnecté des contraintes du pouvoir, et je m’en suis souvenu au moment d’accéder à Matignon.

Nous étions au lendemain d’Ouvéa, et il fallait faire vite. Pour les Kanaks, le gouvernement français était devenu menteur par essence : deux engagements successifs avaient été pris par l’Etat français, qui n’avaient pas été tenus par la suite.

Une mission du dialogue pour la paix, composée de représentants des différentes philosophies et religions, judicieusement choisis, est partie six semaines sur le terrain, permettant de rouvrir le dialogue et de préparer les négociations proprement dites. J’ai convoqué Tjibaou et Lafleur une première fois à Paris, afin qu’on puisse annoncer leur venue commune pour des discussions de paix. Le contact fut rude : il y avait des comptes à régler. Mais ils m’ont donné leur accord sur l’ouverture de négociations officielles.

Quand les deux délégations sont arrivées à Matignon, quelques jours plus tard, on leur a montré des matelas et de la nourriture pour plusieurs jours, en leur expliquant qu’ils ne sortiraient qu’une fois l’accord trouvé : en une journée, c’était gagné… La confidentialité des négociations a ainsi pu être préservée.

Les « petites phrases »

Un politique débutant sait très bien qu’il ne montera pas s’il ne respecte pas les règles du jeu… Les politiques ne peuvent refuser le jeu des « petites phrases », dont le contexte est toujours gommé : les médias les retiennent parce qu’elles sont choquantes, conflictuelles, voire traumatisantes… Sur la réforme de la protection sociale, j’ai fait un discours sans la moindre petite phrase. Résultat : pas un journal n’en a parlé !

Le manque de temps

Le premier acte de l’art de gouverner est de décider chaque matin de ce que l’on va faire. Les politiques sont en permanence fatigués. Dans ce métier, les journées sont de 12 à 14 heures, il n’y a guère de soirées libres, de week-ends ou de vacances. J’ai souvent rêvé que la loi punisse tout responsable d’un exécutif important coupable de s’être montré en public un dimanche : qu’il dorme, fasse du sport, s’occupe de sa famille ou approfondisse ses dossiers… il y aurait de toute façon un gain de qualité dans l’art de gouverner.

Histoire suédoise

Voilà quelques dizaines d’années, la Suède, confrontée à un manque d’énergie électrique, était tentée de s’engager dans la construction de centrales nucléaires, qu’elle avait refusée jusque-là. A 20 heures, les téléspectateurs suédois ont vu apparaître sur leur petit écran un homme qui s’est présenté à eux – « Je suis monsieur untel, je gagne tant et je suis votre ministre de l’énergie » –, leur a expliqué le dilemme devant lequel se trouvait son gouvernement et leur a montré le petit compteur qu’il tenait en main en leur expliquant que celui-ci pouvait mesurer instantanément le total de la consommation d’électricité du pays. Il leur a demandé, dans un délai de vingt secondes, d’aller éteindre toutes les lampes ou les appareils superflus. Au bout de vingt secondes, l’appareil a enregistré une baisse importante de la consommation. Et la centrale n’a pas été construite… »

Stéphane Rozes

En 2008, dans le cadre de notre chantier intitulé Politique, nous avons rencontré Stéphan Rozès, Directeur CSA opinion.

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Stéphane Rozes et peut donc comporter des erreurs.

 Le compte rendu

J’enseigne à Sciences-Po

Je suis depuis 14 ans à CSA. Auparavant j’ai travaillé à la SOFRES, à BVA. A l’origine je voulais être professeur d’économie. Je me suis dirigé vers les sondages car les questions de société et de politique m’intéressent. Jeune, j’étais militant d’extrême gauche.

Le sondage, pour moi, est une façon d’essayer de comprendre ce que les citoyens ont en tête, leurs attentes vis-à-vis des politiques. En tant qu’interprète de sondages, mon problème n’est pas de savoir qui a tort ou qui a raison mais d’essayer de comprendre.

Evolution des sondages

Ils viennent des USA. Les journaux US inséraient des questions auxquelles répondaient les lecteurs. En 1934, un journaliste prétend donner le résultat d’une élection en interrogeant seulement 1000 citoyens. Surprise, il ne se trompe pas. Le concept est adopté car plus rapide, plus sérieux et moins cher. L’informatique arrivant, on gagne en rapidité de correction.

En France, un des 1ers sondages de l’IFOP, pendant les accords de Munich, pose la question aux français: soutenez-vous ces accords ? beaucoup sont réservés.

En 1965, lors de la présidentielle. L’IFOP avait prévu que Mitterrand serait bien au 2nd tour.

Ce qui fait vivre les instituts de sondage, ce sont les études de marché marketing. Ca coûte tellement cher de lancer un produit qu’il vaut mieux faire une étude de marché avant. Sondages également sur le packaging – rond, ovale, carré… – tout ça est testé, sondé. Les sondages politiques ne représentent que 10% de notre travail.

On fait parfois des corrections techniques lorsqu’il nous manque une catégorie professionnelle – des ouvriers par exemple – en ajoutant 2 à 3 % d’un sondé ouvrier. En ce qui concerne la présence du FN aux élections présidentielles de 2003, 4% seulement des personnes interrogées disent avoir voté FN. Beaucoup ont utilisé le vote FN pour passer un message mais ne sont pas d’accord avec l’idéologie de ce parti. Ils ont honte et ne disent pas qu’ils ont voté FN. Sachant cela on a augmenté de 4% le vote FN pour corriger, mais on était loin du compte encore 

Le panel

Environ mille personnes sont interrogées – modèle réduit de la société respectant proportionnellement le nombre d’hommes, de femmes, d’ouvriers, de cadres, de personnes de droite, de gauche, etc. On ne gagnerait pas plus à interroger 2000 personnes, et ça coûterait plus cher.

Presse, journalistes et rapport des français à la politique

Question: un journal qui demande un sondage, à travers les questions posées, manipule forcément ?…

– Je suis inséré dans un système (la démocratie est un système que se donne une société avec une logique économique, sociale, citoyenne), je ne peux donc pas être dans l’extériorité, étant moi-même citoyen à l’intérieur. Mais en tant que professionnel, ce que je contrôle, c’est la formulation des questions, c’est aussi accepter ou non de réaliser certains sondages, ou encore dire ce que je pense à travers l’interprétation de ces sondages.

– CSA refuse de réaliser un sondage quand un individu est mis en cause lors d’un procès en cours ou si l’intégrité d’une personne est mise en cause (exemple de Fabius lors de l’affaire du sang contaminé). Refuse également certaines formulations, par exemple sur le physique des femmes : un journal (féminin) voulait demander aux hommes si dans un bus ils avaient déjà pensé mettre la main aux fesses d’une femme… poser une telle question banalise le geste. Le journal a travaillé avec un autre institut de sondage.

– La publication de sondages peut avoir un impact sur la vie politique. Il faut donc que la profession ait des règles. Nous, nous demandons par exemple qu’un journal qui a commandé un sondage s’engage à le publier dans son intégralité ou pas du tout.

– CSA est parfois accusé de pervertir pour induire des comportements. C’est un questionnement interne permanent.

– Etre français c’est se disputer dans la même direction. Plaisir de discuter entre nous. Souci des gens de discuter de la même chose, peu importe qu’ils aient raison ou tort. On s’assure ainsi qu’on a des choses en commun. L’opinion est plus objet d’agitation pour une bataille qu’un objet de connaissance, comme en Grande-Bretagne ou aux USA. Les journalistes sont l’expression de ce rapport central des français à la discussion: ils interprètent sans avoir l’expérience de l’interprétation. Pour commenter un sondage, tout le monde est d’accord (il suffit de lire les chiffres). Par contre pour l’interpréter, c’est une autre histoire. L’enseignement critique des sondages devrait être au programme des écoles de journalisme.

Si un journal commande un sondage avec peut-être l’idée d’en faire ressortir ce que ses responsables veulent entendre, CSA fait son boulot, rien d’autre. Le Parisien, avec lequel nous travaillons beaucoup, fait un journal de marketing (« je fais le journal de mes lecteurs »). Les autres font un journal d’opinion. Nous avons d’autant plus l’image d’un organisme indépendant que nous travaillons avec un journal indépendant (Le Parisien).

Un autre volet de CSA, les études qualitatives:

Nous avons également créé des études qualitatives afin de mieux comprendre l’attitude des français: sont constitués dans toute la France environ 10 groupes de citoyens réunis pendant 4 heures autour d’un psychosociologue qui a pour but de faire parler les gens (selon des techniques psychosociologiques). Ensuite on analyse ce qui s’est dit et on comprend mieux le pourquoi des réponses. Exemple: à la question « est-ce que vous êtes heureux ? », 80% répond oui. « Les gens autour sont-ils heureux « ?, 50% répond oui. « L’ensemble des français est-il heureux ? », une majorité répond non.

90% de nos travaux est confidentiel. On peut nous demander de travailler sur le rapport au travail, à l’exclusion – pour un maire, sur le rapport à ma ville -, à la mondialisation, à la voiture, à la beauté, au luxe… Nos clients sont des entreprises, des syndicalistes, des politiques. Ils nous chargent, à travers des sondages, de leur expliquer le pourquoi des choses, ce qui se passe. Nous donnons des conseils mais ne sommes pas tenus par le client. Lors des présidentielles nous avons travaillé pour 7 clients de bords différents.

Qui est interrogé

– Les personnes entrant dans l‘échantillon représentatif  ne sont en fait que des gens joignables par téléphone portable. On compose les numéros de façon aléatoire. En 1994 a été réalisé le premier sondage auprès des SDF par les journaux La Croix, La Rue et la FNARS (qui s’occupe de l’hébergement des SDF). Le gouvernement, pour des raisons politiques, n’ayant jamais effectué ce travail, il n’existe aucun document statistique. C’est que compter les gens c’est les faire exister, c’est donc bien vouloir que la société accepte qu’il y a effectivement des SDF.

Le DAL mène des actions publiques. CSA propose un sondage, s’associe à la FNARS, attend les grands froids et interroge ceux qui vont dans les centres d’hébergement. Par contre nous ne touchons pas les personnes qui squattent ou qui restent dans la rue.

– Jamais nous n’interrogeons les mêmes personnes car sachant qu’elles vont être réinterrogées, elles regardent différemment la vie politique, sociale, etc. On interroge au hasard.

– Nous pratiquons 3 types de sondage: au domicile, au téléphone, par Internet (pas très fiable pour les sondages politiques).

– Nous touchons les résidents ou inscrits sur les listes électorales – pour les sondages concernant une municipalité, les personnes inscrites sur les listes. Les personnes parlant mal le français ne sont pas interrogées.

Démocratie (déontologie, éthique, impact sur la société)

– Le client est roi. Quand je dis quelque chose, mon maître c’est l’opinion – ce que je comprends de l’opinion.

– Les hommes politiques sont gouvernés par des logiques économiques, sociales et financières, non par l’opinion. Un sondage sert à savoir comment faire et comment dire mais pas à savoir quoi faire mais la pression de l’opinion imbibe quand même les gouvernements.

– Les sphères d’influence du politique sont l’économie et le pouvoir, c’est tout. les gouvernements ont des réseaux de contrainte mais:  » la société, comment elle réagit à ça ? » Le sondage répond.

– La politique c’est un compromis entre le souhaitable et le possible.

– 1997: Chirac dissout l’Assemblée Nationale. 4 mois auparavant, l’Elysée avait commandé à

CSA une étude sur  » comment ça va se passer ? » Suite à l’étude, je réponds « vous allez droit dans le mur ». Le journal Libé m’appelle et m’interroge sur cette étude… je ne réponds pas (confidentialité oblige). J’appelle l’Elysée et apprends que c’est Dominique de Villepin qui a parlé de cette étude après avoir été accusé d’être responsable de l’échec.

– Trop de sondages ? Les sondages ça coûte très cher (pour les médias). S’ils en font c’est que les français en veulent. La France s’est re-politisée depuis le référendum et à la suite: les présidentielles de 2007. De 2002 à 2007, on comptabilise 1/3 de sondages en plus. Les médias ont constaté que le pays veut de la politique – savoir qui on est.

Fragments d’analyse politique

– La gauche, en son sein, est victime d’une contradiction entre catégories sociales, contradiction encore entre conquête du pouvoir et exercice du pouvoir.

– Fabius dit : il faut recoller avec les couches populaires et après, on verra – au risque de l’irréalisme. DSK dit: ne pas faire planer d’illusion, au risque d’apparaître comme acceptant le cours des choses. Royal dit: je n’ai pas peur du pouvoir. Je n’intègre pas des contradictions qui ne sont pas les vôtres (au PS). Son rapport à la gauche n’est pas structural, il est culturel (comme Mitterrand). Elle propose d’être co-propriétaire de ce souhaitable et du possible. Mais la gauche a du mal à comprendre ce discours.

– La gauche cultive la dispute sociale, la droite est dans la communion.

– Bayrou a dit: ceux qui se déterminent au dernier moment attendent le dernier élément de campagne qui va les confirmer dans ce qu’ils pensent entre le souhaitable et le possible. Ils attendent le dernier message pour le meilleur choix. 18% des gens disent effectivement s’être déterminés le jour même d’une élection.

– La personne, c’est l’incarnation. La personne a plus d’importance que le programme. C’est ce qui fait notre identité. c’est ce que la gauche n’a pas compris.

– Dans l’histoire, l’identité se crée au travers d’un dépassement. Tous les moteurs étaient arrivés à la crise au moment de l’élection: pour la gauche, le moteur c’est le progrès social – en panne !

– La gauche dit qu’on est passé du catholicisme à la providentialité des marchés – ce qui crée de la cohérence entre l’intérêt de chacun et le ça ira pour tout le monde.

– Il n’y a plus de possibilité de croire en un surmoi, ce qui crée un besoin de figure nationaliste, néo-Bonapartiste.

– La démocratie participative est pour ceux qui savent parler. Les classes sociales défavorisées préfèrent faire confiance à ceux qui gouvernent (c’est encore du Bonapartisme).

– Elections présidentielles : j’ai écrit un article dans la revue Débats: « ce ne sera pas un affrontement de contenu, ni gauche-droite. L’élection se jouera sur l’incarnation des personnes – l’image. Les sondages révélaient que les français considéraient DSK comme étant plus compétent mais ils voulaient voir Ségolène Royal. Il y a l’investissement symbolique et la réalité du contenu, ce qui crée du contradictoire parfois.

– Ce sont les français qui ont fait cette présidentielle et ils l’ont eux-mêmes bien compris. Qu’importe si Royal et Sarkozy n’avaient pas tout à fait la stature.

 

Anne Rambach

En 2006, dans le cadre de notre chantier « Les invisibles », nous avons rencontré Anne Rambach, auteure de  « Les intellos précaires ».

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Anne rambach et peut donc comporter des erreurs.

Le compte rendu

Anne Rambach écrit des livres, elle est auteur précaire.

L’idée d’écrire un livre sur le sujet – « Les intellos précaires » – a pour origine le besoin absolu d’argent survenu à la suite d’un livre refusé par un éditeur. Comptant sur l’édition de ce livre, Anne s’est trouvée sans le sou. Elle a, avec son compagnon, décidé d’écrire sur cette précarité et s’est rendue compte qu’elle concernait énormément de personnes autour d’eux. Le projet a été proposé à une maison d’édition: « cela n’intéressera pas car n’est  concernée qu’une cinquantaine de personne sur Paris »… Après enquête il s’agit bien de milliers d’individus ! Trouver un éditeur n’a pas été chose facile.

Pour les auteurs il y a très peu d’aide – une assurance santé existe mais il n’y a pas d’allocations chômage. Certains écrivains s’en sortent très bien mais ce n’est pas la majorité. Un projet imagine de financer leur retraite par les prêts en bibliothèques…  A Paris la moitié des RMIstes sont des intellectuels et des artistes.

Les écrivains ne sont pas salariés, ont de petits revenus et peinent à trouver de quoi se loger – elle-même (Anne Rambach) a mis 9 mois à trouver un appartement et « a eu de la chance car son propriétaire est très content de loger des écrivains »…

Au cours de leurs interviews, par rencontre ou par internet, ils se sont rapidement rendu compte que les intellectuels ne se considèrent pas comme précaires (il faut préciser ici que par intellectuels sont désignées les personnes – artistes, architectes, sociologues, écrivains, enseignants, etc –  dont c’est le métier et qui sont employées comme tels). Ils vivent souvent avec 1000€ par mois. Dans les métiers du journalisme, les pigistes sont les précaires les plus courants. Ils travaillent à la commande et sont payés en salaire, mais on peut arrêter leur travail du jour au lendemain… Dans une maison d’édition, on peut compter jusqu’à 20 ou 30 stagiaires qui restent là  3 à 4 ans. Ce sont des correcteurs par exemple, ou ceux qui font les couvertures de livres. Dans l’enseignement supérieur, certains intervenants ne sont jamais déclarés. Le salaire passe par un professeur qui reverse sa partie à l’intervenant non officiel.

L’Etat est le plus gros des employeurs précaires. Il emploie au noir, et des clandestins. La législation du travail veut qu’on propose un CDD pas plus de 2 ou 3 fois de suite mais l’état n’a pas cette obligation.

Souvent, dans les milieux de la science, les chercheurs sont rémunérés en matériel – ordinateurs, livres, cartouches d’encre… – sans être déclarés. Ces pratiques sont totalement banalisées et viennent compenser des salaires bas. les Associations sont les plus mauvais payeurs, elles payent au noir alors que les patrons proposent un CDD. Elles fonctionnent avec le bénévolat ou avec des employés qui font des heures supplémentaires. Les associations humanitaires proposent des conditions inacceptables. Au sein du journal L’Equipe, une catégorie de personnes paye pour travailler car ils ont accès à tous les événements sportifs.

Portraits d’intellos précaires:

Les précarisés se considèrent coupables de leur situation: On les entend dire : « c’est de ma faute car j’avais le choix », ou : « moi j’ai fait un choix », ou : »je savais que ça allait être difficile mais je l’ai choisi ». Mais on pourrait dire autrement: « J’ai choisi mon métier mais pas les conditions dans lesquelles je le pratique » ! Des auteurs acceptent des conditions inadmissibles: « tu comprends je fais pas ça pour l’argent, j’aime écrire… » Dans la chaîne du livre il y a les auteurs, les correcteurs, les imprimeurs, les commerciaux … ils sont tous rémunérés au moins au SMIG. L’auteur est le seul qui accepte de faire son travail éventuellement sans être rémunéré.

Cette population d’intellectuels est plutôt heureuse car contente de ne pas être dans le monde du travail où se développent harcèlement, mépris, exploitation, et un paternalisme odieux. Contente de ne pas être assujettie à un emploi du temps imposé et d’être libre de choisir ses sujets (pour un journaliste par exemple). Il y a comme un sentiment d’euphorie dans cette liberté. Les intellos précaires ne cherchent pas de travail mieux rémunéré, par contre ils revendiquent une meilleure couverture sociale. N’étant pas de grands consommateurs ils vivent leur situation matérielle de façon moins douloureuse que d’autres précaires. Ils disent avoir des activités satisfaisantes (bibliothèque, spectacles, engagement, temps libre…) et qu’être mieux payé rime souvent avec avoir moins de temps. Ils revendiquent leur liberté de temps et d’espace. Ils sont porteurs de valeur dans un tout autre domaine que celui du travail et paradoxalement sont très soumis dans leur propre travail – sont prêts à se mobiliser pour des causes mais pour la leur !

Certains intellos sont contents de l’image de réussite qu’ils donnent et ne veulent surtout pas, ou réaliser qu’ils sont dans la précarité, ou ternir leur image aux yeux des autres. La première étape pour monter un mouvement serait de se percevoir comme précaire. Et puis la trouille des patrons fait qu’on préfère profiter du système, donc le fragiliser, plutôt que de les affronter (exemple, chez les intermittents, des déclarations de faux cachets pour toucher les assedic).

Un mouvement d’auteur a créé la Charte des 700 signataires. Parmi les engagements, il y a celui de ne pas accepter moins de 10% de droits d’auteur.

Quand Anne Rambach et son compagnon ont commencé de collecter des informations auprès d’intellos, ils ont rencontré des gens plutôt dans la culpabilité et l’isolement. Le livre a provoqué une prise de conscience et une identification plus collective. La plupart des gens n’avaient aucun lien avec un syndicat ou des associations d’auteurs. De nombreux pigistes sont venus collecter des infos concernant leurs droits et la légalité de leur travail.

Exemples de vie d’intellos précaires:

– Un architecte, pour être compétitif, est obligé de baisser ses tarifs. Résultat, il paye tous ses ouvriers au SMIG et lui-même quand il peut… autour de 1500 €.

– Les traducteurs de séries TV : dans ce secteur, le prix du travail a été divisé par 3 depuis 10 ans. Quand on les interroge sur leur salaire, ils répondent qu’ils sont rémunérés au tarif standard, mais on se rend compte que pour chacun le tarif standard est différent ! Les employeurs exploitent d’autant plus facilement cette population que, chacun travaillant seul de son côté, personne ne se rencontre et n’échange d’information.

– Les pigistes de la nouvelle presse ou de médias alternatifs (sympas, jeunes, de gauche), entrés là avec enthousiasme en acceptant des tarifs au ¼ du tarif syndical, ont mis des années à comprendre qu’ils étaient exploités, avec le sourire certes, avec une grande camaraderie, mais exploités ! Obligés souvent, pour compléter leur salaire, de travailler également dans des journaux plus connus, ils ont ordre de ne pas faire connaître cette nouvelle presse de peur de la concurrence ! Ces idées nouvelles ne peuvent donc émerger et les jeunes restent pigistes.

– Une femme-écrivain connue, beaucoup traduite à l’étranger, collectionne les prix. Ces derniers sont décernés lors de soirées fastueuses, elle est hébergée dans de grands hôtels où on vient la chercher en limousine, mais elle a très peu de revenus. Elle bénéficie d’une grande reconnaissance sociale mais n’a pas les revenus qui vont avec. Anne elle-même, lors d’une remise de prix littéraire à Monaco, était terrorisée car n’avait même pas de quoi se payer un petit-déjeuner dans l’hôtel de luxe où elle était logée. Maintenant lorsqu’elle est invitée à un colloque, au début de ses interventions, elle précise les conditions dans lesquelles elle n’est pas rémunérée ! Ca jette un froid. En fait ils sont payés en « tapis rouge ». Et le nombre de fois où une revue lui demande d’écrire un article sur une cause quelconque, sans rémunération car « c’est pour faire avancer la cause  » !

– Un pigiste de Vogue touche 100€ par mois pour faire une chronique sur la mode. On lui dit : » tu es payé en prestige » – sur sa carte de visite est inscrit « Vogue », ce qui lui permet de démarcher ailleurs. Il est habillé gratuitement et mange dans les cocktails, mais est logé piteusement au milieu de cafards et mange des pâtes à tous les repas.

– Un sociologue est employé depuis 10 ans dans la même boîte, précaire. Son employeur lui annonce que la boîte n’a pas de sous, il sera payé plus tard ! Invité à New York pour un colloque, ses collègues sont défrayés de l’hôtel et des repas, car ils sont titulaires, lui a trouvé à se loger dans un hôtel pas cher parce-qu’en construction (10€ par jour) – sorte de squat ouvert et sans chauffage. Le matin il est épuisé pour faire sa communication mais est  en costume cravate comme si de rien était.

– Un architecte est obligé de se faire des fausses fiches de paye pour trouver un logement.

Il y a heureusement quelques exemples de mouvements où un collectif  a pu se mobiliser:

– 1000 maîtres-auxilliaires (qui sont les précaires de l’enseignement) ont vu leur contrat non renouvelé l’année dernière. Des grèves très dures ont abouti à la création de concours pour devenir titulaires.

– Des pigistes précaires de France 3 ont pu se mobiliser car ils étaient employés là depuis longtemps et se connaissaient. Ils ont créé une coordination.

On observe beaucoup de tricherie dans ces milieux précaires: fausses garanties, fausses fiches de salaire, on ne se déclare pas, on déclare de faux cambriolages pour toucher de l’argent, beaucoup volent leurs employeurs en cartouches d’encre et ramettes de papier… certains employeurs comptent même sur ces petits larcins car ça compense les faibles revenus… Et puis, on ne peut cotiser à un organisme de santé, c’est trop cher.

A la suite de ce travail les auteurs pensaient être contactés par des syndicats – avec lesquels ils étaient prêts à collaborer. Seule la CFDT (section culture) s’est manifestée mais pour leur signaler une erreur les concernant ! En discutant avec ce syndicat, Anne et son compagnons se sont rendu compte que ces derniers ne connaissaient rien à cette population qu’ils ne prennent d’ailleurs pas en charge. Les précaires souffrent de cette non culture syndicale et de cette jonction qui ne parvient pas à se faire.

Débat

 – Au sein d’une entreprise, on comptait en moyenne 90% de salariés. Aujourd’hui quand une entreprise crée des emplois, ce sont des emplois précaires, ils sont désormais majoritaires. On observe que le pouvoir est aux mains d’une tranche d’âge embauchée il y a longtemps, donc avec des contrats corrects et bien plus avantageux.

– Le multi-travail est de plus en plus fréquent – ce sont des gens qui bossent pour un journal, sur le Web, et qui  n’ont pas de statut précis.

Fab: Ce sentiment de ne pas se reconnaître précaire vient sans doute aussi du fait que les intellos se sentent  appartenir à l’élite… Il y a comme un mépris des intellos pour les autres et une haine du populaire pour les intellos.

Clara: Qui décide  pour qui qu’il est précaire ? La notion de précarité est très subjective. Elle interroge l’image que chacun a de lui-même

Réponse: Après lecture du livre, un rédacteur en chef (qui a un bon salaire et exploite plus ou moins lui aussi ses employés) est venu nous voir et nous a dit qu’il se reconnaissait tout à fait dans l’histoire du pigiste… En fait c’était son journal, qui pouvait s’arrêter du jour au lendemain, qu’il identifiait à ce pigiste !

Le prix du travail s’est effondrée depuis 10-20-30 ans. On ne peut plus voir venir et préparer sa retraite. Payer le loyer et manger sont les seuls soucis. Les gens ne connaissent pas le droit du travail – l’existence des tickets repas, le droit à la formation continue. Tout cela est lié au prix du travail. On parle toujours de statut mais pas du prix du travail…

MF: On a été lessivé par cette histoire d’individualisme où chacun se positionne comme dans une compétition. Ca a coupé tous les liens entre les gens et créé des situations désespérées. On est plus capables de lutter, on a tué notre capacité à lutter.

JP: Est-ce que les gens qui ont des emplois intellectuels font partie de la classe ouvrière ? Est-ce qu’un médecin ou un prof qui meurent de faim font partie de la classe des pauvres ? Les intermittents sont victimes du MEDEF qui promulgue la production culturelle.

Réponse: Exemple de l’architecte qui, parce-qu’il est en logement social, dit: « je m’accepte parmi les pauvres ».

 

 

 

Annie Pourre

En décembre 2006, dans le cadre de notre chantier « Les invisibles », nous avons rencontré Annie Pourre du DAL
Annie Pourre c’est une vraie militante, son

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Annie Pourre et peut donc comporter des erreurs.

Le compte rendu

Intervention sur le DAL puis sur NO VOX.

1 300 000 familles sont demandeuses d’un logement social. 8 millions de gens vivent en dessous du seuil de pauvreté.

LE DAL

Au DAL (Droit au Logement), on est avant tout des désobéissants qui considèrent que quand ça ne va pas bien il faut désobéir. Il n’y a pas de hiérarchisation, nous fonctionnons en collégiale. Nos avons un porte-parole mas qui n’et pas un leader. Au début, on était une bande de 10 ou 15 copains et nous avons lancé  des actions d’abord dans un quartier de Paris où les marchands de sommeil incendiaient des immeubles pour que les promoteurs puissent y faire des logements bourgeois. Avec les familles délogées nous avons occupé un square appartenant à la ville de Paris (et non une occupation d’un lieu privé car les institutions ont plus de scrupules à nous déloger). Nous avons obtenu une première victoire donc nous avons ouvert une permanence pour tous ceux qui voulaient entrer en lutte collective (le DAL organise la lutte collective et refuse le caritatif). Ensuite, nous avons organisé un campement de 400 familles du mois de mars au mois de novembre. Les familles décidaient tout en AG. Nous avons gagné cette fois encore grâce au reportage fait par une télé japonaise sur notre action et qu’un ministre, par hasard, a vu dans un avion. Il n’a pas supporté qu’une telle image de la France soit diffusée alors il a donné des consignes…

Puis, des architectes, des urbanistes et avocats se sont joints à nous. Nous nous sommes alors aperçus qu’il y avait beaucoup d’immeubles vides. Alors, on a inversé la lutte : il s’agissait dorénavant de convaincre l’opinion publique au lieu de s’épuiser dans la lutte institutionnelle (si l’opinion publique est contre une action, l’action ne peut aboutir). A cette époque, seulement 20% de l’opinion publique était avec nous, il y avait donc beaucoup de travail à faire. Avec les familles déterminées depuis nos deux premières victoires (il faut des victoires pour être crédible), on a fait une marche pour dénoncer les appartements vides. Et puis un an après on a décidé d’occuper un immeuble. Là, on s’est aperçu que l’opinion publique avait basculé en notre faveur. Les flics nous ont mis dehors… jusqu’au jour où on a réussi a garder un immeuble avenue Coty. Lors de cette occupation-réquisition, les flics nous ont encerclés pendant 48 heures sans possibilité de faire rentrer de la nourriture ou de l’eau… C’est comme cela presque toujours il faut donc bien prévoir son coup – l’amateurisme n’est pas possible. Le délai de 48 heures est très important car la loi dit que si on tient 48 heures, la police ne peut plus nous déloger et doit attendre le résultat du procès. Pour l’immeuble avenue Coty, nous avons tenu ces 48 heures, ce qui en fait nous a laissé un an, jusqu’au procès où nous avons été, accompagnés par des personnalités du spectacle et du monde politique qui ont déclaré que c’était eux qui occupaient et hébergeaient les familles. Le tribunal nous a donné la possibilité de rester là pendant un an encore et a imposé à la ville de reloger tous les occupants d’ici là. Mais quelques heures avant la décision du tribunal, le GIGN est entré dans l’immeuble et a tout cassé pour qu’on ne puisse pas y rester (ils savent faire cela, ils cassent même les escaliers bloquant ainsi tout accès). Nous, pendant ce temps on était dehors et on chantait, alors ils nous sont tombés dessus et nous ont amochés. Mais le jugement de la rue Coty était en notre faveur et il a fait jurisprudence. Nous avons obtenu une très grande victoire : le droit au logement a été reconnu là. Le droit au logement n’est pas inscrit dans la constitution alors que le droit à la propriété l’est. Le tribunal a reconnu là qu’une famille a le droit de se protéger en occupant un logement vide. Un droit ça se conquière.                                                                                   Par la suite, on s’est dit qu’il n’y a pas que le logement comme problème. Chaque personne a droit à sa réalisation de vie et il y a plein d’autres droits qui ne sont pas respectés. On a donc cherché à créer des ponts avec d’autres mouvements de Sans pour réfléchir sur toutes les conséquences de la pauvreté sur la personne et agir.

On a occupé les bureaux de la rue du Dragon avec des familles (94% de l’opinion publique était maintenant avec nous) et on a inventé : un étage solidarité occupé par des assos, un étage création où des artistes animent des ateliers vidéo, peinture, théâtre, poésie, un étage pour l’université d’échange des savoirs où se mêlent sociologues et mécaniciens, philosophes et cuisiniers et un lieu pour héberger les célibataires. Les pauvres sont les plus imaginatifs et ils incitent à la création, à l’invention de nouvelles solutions. Mais il faut aussi savoir se remettre en question et être prudent car une fois l’action terminée, les familles de la rue du dragon ont été ou relogées ou sont reparties dans des taudis, loin du centre, loin de toutes les activités proposées rue du dragon et certains enfants ont été énormément déstabilisés. L’état a ensuite voté une loi de réquisition et a réquisitionné 23 immeubles vides… Une autre loi a encore été faite mais elle est tellement compliquée et restrictive qu’on ne peut pas l’utiliser.                                                                   En ce moment, nous avons organisé un campement de 28 tentes le long du canal St Martin. La police ne peut nous virer car nous menaçons tous de nous jeter à l’eau s’ils avancent. Les occupants des tentes seront tous relogés d’ici fin janvier. C’est une stratégie que de trouver un lieu où l’environnement protège un minimum – là, le canal St Martin, ailleurs  une population très solidaire – en tout cas il faut être groupé et revendiquer le relogement pour toutes les familles présentes.

La société pense : tant d’argent pour tel type d’habitat, tant pour tel autre… elle a ainsi construit des systèmes de ghettoïsation : lieu pour les femmes battues, autre lieu pour les personnes âgées, pour les étudiants…. Nous, au DAL, on pense que les pauvres doivent rester au centre ville, pour conserver les solidarités et le vivre ensemble. Il ne faut cependant pas croire que tout est simple dans l’occupation. Cohabiter entre jeunes dépendants de la drogue et familles avec enfant en bas âge n’est pas simple. Mais ce lien entre des gens différents nous semble très important. Pour lutter il faut un minimum de 15 familles et surtout un noyau très soudé et prêt à se prendre de vrais coups.

NO VOX

Au départ, il y a eu les Forums sociaux mondiaux et les forums sociaux européens où l’on parle beaucoup de la précarité mais sans les précaires. On a donc décidé d’agir là. A Porto Alegre, on a occupé un immeuble en centre ville avec un mouvement de là-bas composé de 340 000 familles. Aux fenêtres, on a mis les drapeaux de No Vox pour attirer les participants du FSM venant d’autres pays. Aujourd’hui 30 familles vivent légalement dans cet immeuble. En Inde, on a marché avec les Dalites pendant 15 jours et ils sont entrés dans le mouvement No Vox. Puis on a occupé un immeuble avec des indiens. Là, on a créé un contact avec des japonais (ils sont très actifs au japon et aujourd’hui il faut savoir que certains sont en taule depuis 60 jours). Au Mali, on a manifesté contre les expulsions de migrants…                                                                                                          On ira aussi au forum des bidonvilles à Naïrobi pour échanger nos savoir-faire car certains par exemple ont conçu des bidonvilles très viables, avec des constructions correctes (ils ont inventé une machine à faire les briques permettant de construire une maison en 4 jours), où les gens travaillent de manière informelle et ont inventé d’autres modes de vivre. (Nous pensons qu’il ne faut pas s’occuper que du logement car il y a de plus en plus de gens qui revendiquent de vivre autrement : en caravane, en rural, en autoproduction, etc. et qu’il faut que soit reconnu ce choix d’avoir d’autres modes de vie).

Dans notre système, personne n’est obligé à rien dans le domaine du travail et du logement.  No vox évoque « le droit au logement opposable » à savoir que le droit au logement pour tous devienne opposable devant un juge. Pour cela a été mis en place un collectif de travail afin de sensibiliser les partis politiques et les candidats.

Le mouvement a fini par prendre une ampleur internationale très rapidement (trop ?). Nous sommes allés en Guyane où les gens dans la forêt ont inventé des formes collectives pour construire ensemble des villages entiers. L’Etat allait tout détruire au buldozer, avec les moyens de l’armée, pour reconstruire ensuite. On a gagné et les villages sont toujours debout.

Débat

– Annie Pourre : Il n’y a pas de grande et de petite militance, pas non plus de modèle de militance. C’est à chacun d’agir où il peut et à la mesure de ce qu’il peut. Et c’est très bien.

– Si on passe par les voies autorisées pour demander un logement, l’état dit qu’il n’y en a pas.  Quand on passe à l’action, l’état trouve des logements. C’est un paradoxe !

– Annie Poure : La question du logement social, c’est comme le mouvement pour les congés payés : il faut embêter les pouvoirs politiques pour qu’ils fassent évoluer les choses. C’est en luttant qu’on révèle un problème.

– Annie Pourre : Dans la lutte beaucoup de choses sont possibles mais il faut bien connaître son adversaire ou son ennemi et être très bien organisé (les adversaires, ce sont les institutions avec lesquelles on négocie. Les ennemis, ces sont les crapules marchands de sommeil qui exploitent la misère des gens. Ceux-là il faut les combattre). A savoir : lors de chaque transaction immobilière, la  commune concernée touche un pourcentage… ces fruits de la spéculation immobilière sont-ils redistribués ? Le logement social, à travers ces pratiques, rapporte plus à l’état qu’il ne lui en coûte.

Joel de Rosnay

Dans le cadre de notrre chantier sur la démocratie en 2006, nous avons rencontré Joël de Rosnay

Notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.

 Les nouvelles technologies menacent-elles les droits de l’homme

Selon Joël de Rosnay, directeur de la prospective à la Cité des Sciences et de l’Industrie (Paris-La Villette), cinq risques majeurs sont liés au développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Principaux extraits d’un entretien avec lui.

Premier risque, celui de la « traçabilité ».

Internet permet d’accumuler énormément de données sur la vie des gens. Tout ceci s’est accentué depuis les attentats du 11 septembre : aujourd’hui, des logiciels permettent d’identifier un individu à partir de la reconnaissance de dix points de son visage ; d’autres permettent de repérer les mouvements inhabituels, donc suspects, d’une personne dans une foule.

« Carnivore » est le nom d’un logiciel, utilisé par la CIA et le FBI, qui a la capacité de pénétrer le disque dur de n’importe quel ordinateur pour le rendre, ensuite, totalement « transparent » aux yeux d’un informateur. Un autre logiciel permet de remonter à la source pour identifier précisément l’auteur d’un piratage ou d’une contamination par virus : on voit ce que ça peut donner appliqué à des opposants politiques… Le système de surveillance américain Echelon n’est rien d’autre que le rassemblement au niveau global de tous les « Carnivore »…

Second risque, celui inhérent à la constitution de « bases de données ».

Les grandes entreprises sont en quête de « profils », regroupés dans de grandes bases de données, permettent de connaître les goûts des consommateurs. Ceci commence dès l’école : il paraît que les services secrets des grandes puissances peuvent, à partir des résultats scolaires, identifier les personnes susceptibles de devenir de bons agents, et les recruter à partir de là.

Le problème, c’est que ces profils peuvent ensuite être manipulés. Le numérique, de plus en plus, permet de manipuler ce qui fait l’identité d’un individu : son image, sa voix, ses dossiers, les enregistrements de ce qu’il a dit, ce que l’on a accumulé sur lui quand il a acheté ou vendu… On peut modifier les dates dans la vie d’une personne, lui faire rencontrer quelqu’un qu’elle n’a jamais connu, intervertir des données entre plusieurs individus… sans que personne ne s’en rende compte. Ceux qui ont accès à de grandes bases de données acquièrent ainsi la possibilité de manipuler l’information de façon à réécrire l’histoire sans que l’on puisse même vérifier qui que ce soit.

Troisième risque, celui de la surveillance généralisée, notamment par les entreprises.

De plus en plus, les employeurs surveillent les e-mails reçus et envoyés par leurs salariés : aux Etats-Unis, on estime que près des deux tiers des courriers électroniques sont surveillés par les entreprises.

Quatrième risque, celui du « clonage virtuel ».

A partir de trois informations sur quelqu’un (l’image, la voix, l’endroit où la personne évolue), on peut reconstituer un personnage. Donc « cloner » virtuellement un être vivant, puis le replacer dans des endroits où il ne souhaiterait pas être (une manifestation politique, par exemple) et lui faire dire, avec sa propre voix, des paroles qu’il n’a jamais prononcées… Certains films illustrent déjà ce principe (cf. Tom Hawks dans Forrest Gump), qui ouvre la voie à toutes les manipulations possibles. A partir du moment où des gens pourront témoigner qu’ils ont vu telle personne dire telle chose à tel endroit, comment vérifierons-nous que ce n’est pas une personne réelle, mais une personne virtuelle ? C’est un danger colossal ! C’est du super-révisionnisme…

 Cinquième risque, celui de l' »info-pollution ».

L’un des principaux dangers qui guette le cerveau humain réside dans la pollution par excès d’informations. La pollution par l’information est très insidieuse parce que, s’il n’a pas appris très tôt à trier, à valoriser l’information, à la rendre pertinente dans le cadre de son travail ou de sa vie personnelle, l’individu est submergé et perd l’organisation de sa vie.

Que faire face à ces risques ?

Une question épineuse, à ce sujet, est celle de la frontière entre espace public et espace privé. Par exemple, il est clair que si TF1, sur son site Internet, émet des informations que la loi condamne, ses responsables sont passibles de sanctions. A l’autre extrémité, si moi, avec mon e-mail, j’envoie à une personne avec qui je suis en correspondance des photos ou des textes que la morale réprouve, cela ne regarde que moi. Mais que se passe-t-il si cet e-mail est envoyé à une liste de diffusion, qui touche alors plusieurs centaines de personnes ? Est-ce que cet espace privé de l’e-mail devient alors un espace public, passible de sanctions juridiques ? On ne sait plus où est la frontière…

Pour traiter ces questions d’info-éthique, la meilleure voie réside sans doute dans une articulation entre la régulation par le bas (les citoyens eux-mêmes et les producteurs d’informations) et les règlements par le haut (les pouvoirs publics). On arrivera ainsi à une « co-régulation démocratique et citoyenne », qui respectera la liberté de chacun tout en mettant un peu d’ordre dans un système très anarchique. Mais cela ne peut se faire qu’au niveau international (les lois nationales n’ont aucun effet sur l’Internet, par exemple).

Enfin, je suis favorable à la mise en place de « conférences de citoyens » sur ces questions d’info-éthique. Et pourquoi pas en les couplant avec du théâtre-forum ?

Marie-Françoise Ferrand

En 2006, dans le cadre de notre chantier « Les invisibles », nous avons rencontré Marie-Françoise Ferrand d’ATD Quart-Monde.

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Marie-Françoise Ferrand ; il peut donc comporter des erreurs.

Le compte rendu
Naissance du mouvement

Marie-Françoise Ferrand est volontaire permanente d’ATD Quart-Monde (Aide à Toute Détresse dans le Quart-Monde). Ce mouvement, né aux portes de Paris dans le bidonville du château de France à Noisy le Grand, a cinquante ans cette année. C’est l’Abbé Pierre, qui en 1954. de colère après la mort d’un enfant, a  lancé un appel sur des radios pour sensibiliser les gens et le politique et créé ce bidonville. A l’époque il était député.

Les gens étaient abrités dans des tentes et des igloos en fibrociment, en tôle et terre battue. Il y faisait froid l’hiver et chaud l’été ! Ces abris qui devaient n’être que d’urgence ont duré… Il y avait 3 fontaines pour 350 familles, beaucoup d’associations venaient « donner des choses aux pauvres ».

Arrive le père Joseph Vrezinsky, venu juste faire un tout, il reste finalement et crée le mouvement ATD Quart-Monde. La préfecture, refuse d’abord l’association car dans le Conseil d’Administration il y a des gens qui ont fait de la prison. Ils font donc appel à des extérieurs au camp pour avoir plus de crédit.

Emigré mélange d’espagnol et de portugais par ses parents, le père Joseph a vécu la misère dans son enfance et raconte qu' »il devait toujours dire merci et rien d’autre ». Il déclare donc qu »ici on ne sera pas un mouvement d’assistance, on ne donnera rien de matériel. On se mettra ensemble, pauvres et riches pour mener le combat contre la misère ».

Ce n’est pas l’assistance qui règlera le problème de la misère. L’assistance aide à vivre mais ne règle pas la misère.

Si le monde de la misère pouvait se mettre ensemble, il n’y aurait plus de misère dans le monde. Mais il est difficile de se mettre avec les plus pauvres que soi – « Moi ça va, par rapport à lui, à elle… »

Des gens extérieurs à la misère sont venus, des amis qui sont devenus ou non des volontaires permanents, comme Marie-Françoise. Elle, elle a d’abord pris une année sabbatique (était enseignante) désirant donner une année à une association ou un mouvement. Deux associations lui ont répondu dont ATD Quart-Monde. Puis elle a pris une deuxième année de congé, puis une 3ème puis a démissionné de son poste d’enseignante.

Les volontaires bénévoles

Sur tous les continents, les volontaires, quel que soit leur métier, leur classe sociale ou leur fonction, ont tous le même salaire. « ça me plaît bien » dit Marie-Françoise, « on vit un peu ce qu’on dit, ce partage des richesses qui a à voir avec la lutte contre la misère ». On trouve parmi les volontaires toutes  les confessions, des célibataires, des mariés avec enfants etc. Chaque volontaire bénévole touche le revenu minimum de son pays d’origine (en France le SMIG) mais pour des français en mission au Burkina par exemple, ça représente beaucoup d’argent. La question de l’argent est mise sur la table, on en discute. Dans cet exemple, les 2 français ont décidé qu’avec leurs deux SMIG ils pouvaient payer un salaire à deux burkinabé de l’association… Les volontaires ont des fiches de salaires et sont libres de quitter l’association s’ils le désirent – ce n’est pas le salaire qui les retient ! Ils ne restent pas au même endroit, ils bougent selon les besoins. Les plus anciens décident un peu plus de là où ils veulent aller.

Une famille était en Côte d’Ivoire mais avec les événements et la violence, ont été rapatriés.

Ils sont 400 sur le terrain et chaque année une trentaine de jeunes arrivent de tous pays. A l’origine les volontaires bénévoles étaient dans la démarche : changer le monde parce-qu’il est trop injuste. Il semble que les jeunes arrivants soient plus portés par le côté convivial-familial du mouvement…

Le mouvement est financé à 50% par des subventions, 50% par des dons, ce qui permet une entière liberté.

Il est en lien avec d’autres associations dans des pays où lui-même n’intervient pas, pour les encourager, être solidaire. C’est ainsi que Jean Vannier (de l’Arche), a demandé des volontaires d’ATD pour l’aider à Ouagadougou. Là-bas ils ont découvert un hangar où on entassait les vieux qui allaient mourir. ATD a décidé d’entamer une action là. Le but, dans tous les cas, c’est que le pays soit gagnant et reconnaisse que les gens très pauvres ça vaut le coup !

Actions

« Ce qui me passionne le plus c’est de mettre ensemble des gens qui vivent des situations de grande précarité et des professionnels qui travaillent avec de l’humain (médecins, enseignants, travailleurs sociaux, juges…) ».

On reste ce qu’on est profondément: Marie-Françoise vient d’un monde ouvrier où elle a toujours entendu ses parents taper sur les patrons, utiliser les mots « lutte », « combattre »… Or un jour en réunion, la femme d’un patron, bénévole comme elle, ne comprend pas pourquoi Marie-Françoise emploie ces mots… Elle réalise là qu’elles ne viennent pas du même milieu. Il faut se rencontrer, se confronter mais comme le but est de travailler ensemble, il faut savoir prendre des chemins, il faut du temps.

Le père Vrezinsky dit « la lutte contre la misère doit obligatoirement rassembler les gens. Si on n’y arrive pas, quelque part les gens très pauvres vont y perdre. Ca concerne plus que les convaincus de l’âme ».

Avec Claude, son mari, ils sont passionnés par le fait de créer les conditions pour que ce soit les gens de la misère eux-mêmes qui prennent en charge leurs luttes, se mettent debout, parlent etc. (Marie-Françoise donne l’exemple du directeur d’école disant à une mère d’élève « Mme, si je me mets à votre place, je pense que pour vos enfants… » – mais comment peut-on oser se mettre à la place de quelqu’un ?…)

Les institutions appellent  parfois ATD pour un projet. Exemple dans le Nord, le conseil général décide de faire travailler ensemble des bénéficiaires du RMI et des référents RMI pendant 3 ans. Les institutions sont ensuite invitées à venir entendre ce qui est ressorti de ces échanges. Une femme du conseil général s’est exclamée: « Quelle leçon d’humilité on a reçu aujourd’hui ! »

 Les universités populaires

A Reims, à la suite de mai 68 et dans la continuité d’actions déjà existantes sur Paris, ils ont créé les Universités Populaires: Une fois par mois, sur un sujet et avec un invité qui écoute et réagit ensuite, on met en commun des réflexions travaillées dans les quartiers auparavant (par exemple concernant le sujet des médecins qui refusent de prendre en charge les personnes bénéficiant de la CMU ou de l’AME, l’invité était un chef de service d’une CPAM –Caisse primaire d’Assurance Maladie). Une femme, présente à chaque université populaire, parle toujours d’un certain Monsieur René qui participe aux préparations dans un quartier mais n’est jamais venu à la mise en commun. Elle en parle, le décrit, tellement bien que le jour où il se présente, seul, Marie-Françoise le reconnaît et lui dit »: vous, vous êtes Monsieur René  » Ce jour là, René dit s’être senti non seulement reconnu mais attendu.

A la gare centrale de Bruxelles, des sans-abri participent régulièrement à l’université populaire, dans le hall, aimée par un avocat et un chauffeur de bus. Quand on mélange les compétences ça donne des choses merveilleuses.

« Mais il faut aller plus loin ! » dit Marie-Françoise, « les gens sont capables si on leur donne les moyens ».

 Le Livre, 1

Ils décident de réunir des chercheurs, professeurs d’université et des gens d’ATD Quart-Monde pour un projet fou qu’ils ont mis deux ans à élaborer – il a fallu trouver de l’argent, convaincre les universitaires etc.

Les gens de la misère qui restent à ATD c’est parce-qu’ils en ont envie, et envie de s’engager pour défendre leurs droits et lutter pour les autres. Ce projet qui sera un vrai apport, un vrai travail sérieux doit être reconnu financièrement. Claude s’en charge et démarche en France et en Belgique.

« Quart-Monde Université » a duré 2 ans – soient 10 fois 3 jours en séminaires résidentiels à Gentilly, plus une journée intermédiaire de travail à chaque fois. L’objectif est de produire un livre afin que leur travail soit reconnu par les universitaires. Tous les militants engagés dans l’aventure (35) sont allés jusqu’au bout du projet. Les universitaires ont pris sur leur temps de travail, en accord avec les présidents d’universités, et sur leur temps personnel.

Ils choisissent ensemble les sujets:

1-     l’histoire de : comment on passe de la honte à la fierté ? (tout le monde est concerné. En tant que chercheur, par exemple, on n’a pas à être fier de la situation du monde. C’est une prise de conscience)

2-     La famille: le projet familial et le temps

Exemple de réflexion qui remet en question les idées admises: Il y a 2 sortes de temps, le temps linéaire (on avance dans la vie) et le temps circulaire (on tourne en rond, saisons, journée, c’est aussi le cercle vicieux de la misère, ça se reproduit. Or, après travail, les militants d’ATD réalisent qu’il suffit qu’il y ait une naissance dans la famille, que le père retrouve du boulot pour que tout reparte. Ils ont donc créé le concept de  » temps en boucle ». Les universitaires ont eu du mal à recevoir cette nouvelle conception du temps. Mais, disent les militants, ce temps circulaire montre trop la fatalité où rien ne peut changer. Si on pense comme ça, on meurt !

3-     Les savoirs pluriels: à quelles conditions un savoir est libérateur ? (savoir de la vie, des sciences etc.)

4-     le travail et l’activité humaine: les savoir-faire que les pauvres ont (« les talents cachés »).

Pour les militants, la reconnaissance c’est avant tout se reconnaître semblables, reconnaître ses points communs. Pour les universitaires au contraire la reconnaissance c’est reconnaître les différences ! Pendant toute une journée, il y a eu une bataille sur ce mot « reconnaissance ». On mesure combien ce qu’on met derrière les mots est différent, et combien on ne s’en parle pas ! Ce travail sur les mots est fondamental à ATD. Des mots comme SDF, insertion, handicapé social sont à bannir.

5-     La citoyenneté et la représentation: qui a le droit de parler au nom des pauvres ?

Tout le monde a trouvé sa place: les militants d’ATD ont réalisé des interviews autour d’eux, les universitaires ont cherché dans les bouquins ! Les réunions sont enregistrées, puis retranscrites sur papier, retravaillées avec les militants et validées par les gens et les universitaires. Au bout de la route, un livre: « Le croisement des savoirs », ou « quand le quart-monde et l’université se rencontrent ». C’est quelque chose de très beau au niveau intellectuel car personne ne savait ce que ça allait produire, c’était un questionnement permanent, et au bout du compte une aventure exceptionnelle.

Puis est venu le temps de rendre public ce travail. Ce fut lors d’un grand colloque à la Sorbonne. Proposition leur est faite alors de poursuivre cette action avec des professionnels du terrain cette fois pour faire bouger les choses au niveau de la formation de ces personnels (médecins, travailleurs sociaux, magistrats envoyés par leurs institutions – CCAS, éducation nationale, HLM, ministère de la justice etc.).

Le Livre, 2

L’aventure a continué mais à un autre rythme, pas toujours facile car ces professionnels connaissaient déjà le milieu et avaient de ce fait plus de mal à accepter un autre point de vue que le leur. Cinq directions de travail ont été décidées:

1-     Les connaissances réciproques entre professionnels et monde de la pauvreté: les représentations des uns et des autres

2-     Les logiques personnelles (selon qu’on est juge, policier, éducateurs ou autre)

les logiques d’action des professionnels

les logiques d’action des institutions

3-     La nature de la relation entre personnels et personnes en situation de pauvreté

4-     Initiatives et prises de risque

5-     La condition pour être acteur ensemble, pour participer ensemble (éviter les situations de pouvoir)

Est né un deuxième livre: « Le croisement des pratiques » ou « Quand le Quart-Monde et les professionnels se forment ensemble ».

Exemple de discussion animée: un professionnel a cité la pyramide de Maslow comme étant une évidence (le plus important pour un être est: 1- les besoins primaires vitaux – manger, boire, dormir 2- besoin de sécurité 3-besoins affectifs, relationnels 4- besoins culturels 5- besoins spirituels). Le groupe réagit de façon très vive »: moi je vis dans un taudis et quand je ne vais pas bien, je mets de la musique classique à fond. Je devrais pas car mes enfants n’ont pas mangé ce matin ? » Tout le groupe refait la pyramide qui devient… un cercle ! En fait avec cette pyramide (encore enseignée de nos jours) on continue à développer les circuits d’assistance. La lutte contre la misère est globale : nourriture et culture. On ne demande pas leur avis aux gens qui sont dans la misère, on ne leur demande rien, on ne prend pas le temps de réfléchir ensemble.

Il faut d’abord faire tout un travail sur les représentations, sur qu’est-ce qu’on met derrière les mots. Exemple : à la question « quel mot prioritaire associez-vous au mot pauvreté ? »  3 groupes sur 4 ont répondu MANQUE. Le groupe des parents a répondu: REGARD. On expérimente en permanence que les gens ont une intelligence. Si on va au bout de tout ça, quelque chose change évidemment.

Dans un groupe de travail une femme ne comprenait rien au mot citoyenneté, elle pose donc des tas de questions. Un professionnel cite la phrase d’Hannah Harrendt: « On est jamais citoyen tout seul. Il faut être reconnu par une communauté ». Une femme réagit: « j’ai été à la rue, j’avais droit à rien, je suis allée en prison, à ma sortie, j’ai eu un logement et un travail ». Ce professionnel ne voulait pas entendre cette logique qu’une  prison pouvait être cette communauté qui l’a reconnue comme citoyenne !