Rencontres avec nos intervenants

Christophe Noisette

Dans le cadre de notrre chantier sur la démocratie en 2006, nous avons rencontré Christophe Noisette

Notre compte rendu n’a pas été relu par Christophe Noisette, il peut donc comporter des erreurs.

 

« Donner les clefs pour construire le débat citoyen »

 

Le 20 janvier, Christophe Noisette est venu nous parler des organismes génétiquement modifiés (OGM). Christophe fait partie de l’association Inf’OGM, créée en juillet 1999, pour diffuser une information dans un langage compréhensible par tous.

 

Le gouvernement français a récemment mis en place un Comité des sages chargé de réfléchir aux OGM et, en particulier, aux expérimentations en champ (à l’extérieur). Mais pour l’heure, les citoyens sont totalement exclus du débat. Comment organiser un débat démocratique sur ces questions fondamentales liées à notre environnement, notre alimentation et notre santé ? En s’informant pour disposer des clefs permettant de saisir les enjeux.

 

Qu’est-ce qu’un OGM ?

 

Le génie génétique permet d’intervenir directement sur la molécule d’ADN (acide désoxyribonucléique). Cette molécule contient toute l’information héréditaire pour l’ensemble des êtres vivants, c’est-à-dire le programme des cellules. La capacité de modifier et transférer du matériel génétique d’une espèce à une autre permet de produire des organismes vivants avec des caractères nouveaux qui n’existent pas naturellement. Les OGM peuvent être des plantes, des animaux ou des micro-organismes.

 

Pourquoi des OGM en agriculture ?

 

Pour être plus « efficace », pardi ! L’application du génie génétique en agriculture est opérationnelle depuis les années 1980 avec les premières autorisations d’essai en champ de tomate transgénique résistante à un herbicide. En 1994, les premiers aliments issus d’OGM sont commercialisés (tomate à mûrissement ralenti, lait produit grâce à une hormone de croissance forçant la lactation des vaches).

– La tolérance aux herbicides ou la résistance aux insectes sont devenues les priorités de l’agriculture génétiquement modifiée.

– La transgénèse en agriculture se concentre sur quelques cultures (soja, maïs, coton et colza). 75 % des cultures se trouvent en Amérique du Nord.

 

Quels sont les risques ?

 

Pour les biologistes moléculaires et les laboratoires qui les produisent, les OGM ne sont pas des organismes fondamentalement nouveaux, les techniques moléculaires n’étant selon eux que l’extension des techniques conventionnelles. Pour d’autres spécialistes (écologues, biologistes des populations, médecins, agronomes…), des risques peuvent survenir : pollution irréversible, perte de la biodiversité, toxicité, allergies, résistance aux antibiotiques, etc. D’après eux, les résultats des tests confinés en laboratoire et en champs expérimentaux ne sont pas suffisants pour évaluer les risques encourus.

– On ne connaît pas les conséquences de l’intégration d’un transgène dans un processus d’évolution à moyen terme. Les morceaux d’ADN transférés ne contiennent pas seulement le gène cible (celui qui permet la résistance aux insectes, par exemple) mais aussi de l’ADN « poubelle ».

– A force de transférer des gènes d’une espèce à l’autre, on transgresse les barrières entre elles. Comment évoluera la diversité biologique ? Comment se feront les équilibres entre espèces (dont l’espèce humaine) ? Nul  n’a la réponse…

 

Le droit chamboulé

 

– Les OGM ont un statut particulier. Ce sont des êtres vivants brevetés car ils existent grâce à des procédés techniques spécifiques.

– Quelques multinationales récupèrent des droits exclusifs sur une espèce. On a évoqué le cas de cet agriculteur canadien contraint de payer une amende de 15 000 dollars à Monsanto car on avait retrouvé des OGM dans son champ alors qu’il n’en avait jamais planté. Monsanto l’a accusé d’utiliser « ses » semences alors que ce sont les champs d’OGM environnants qui avaient contaminé ses cultures.

– Citons aussi le cas de cet agriculteur bio qui produit du maïs, normalement garanti avec 0 % d’OGM. Mais les champs environnants ont contaminé le sien. Lorsque l’on a analysé l’ADN de son maïs, il est apparu qu’il contenait un gène étranger. Le paysan n’a pas pu vendre sa récolte en bio et il a dû assumer seul toutes les conséquences, notamment financières, de cette contamination. Qui est responsable ? En matière d’OGM, rien n’est encore bien établi.

 

Exiger plus de transparence

 

– Les avancées technologiques sont si rapides que nous perdons vite le fil et le contrôle des choses. Il y a à l’heure actuel un moratoire en France sur la commercialisation des OGM.

– On attend un minimum de transparence. Les choix opérés par la recherche scientifique, la nature des OGM produits, les lieux d’expérimentation en champ, le fonctionnement des commissions d’experts, l’identification des responsabilités, la traçabilité des aliments et l’étiquetage des produits… tout cela nous échappe encore.

 

Contact : www.infogm.org

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Pourquoi arracher des OGM ?

 

Carole est une militante anti-OGM, qui a participé à deux opérations d’arrachage dans des champs. Le samedi 19 janvier, elle est venue nous expliquer le sens de telles actions.

 

« La communauté scientifique cherche… mais sans les citoyens. Nous, citoyens, on dit non. » Pour Carole, les choses sont claires : même si les cinq ou six grands laboratoires qui contrôlent le marché mondial s’efforcent de verrouiller tout accès à l’information, quinze années d’expérimentation des OGM, aux Etats-Unis et au Canada, permettent de se faire une première idée, peu reluisante, de leurs effets : si les premières années ont été jugées rentables, depuis, l’épuisement des sols a fait chuter les rendements ; certaines mauvaises herbes sont contaminées et deviennent, elles aussi, résistantes aux herbicides. Et n’allez pas faire croire à Carole que le transgénique va permettre d’éradiquer la famine : « Nous, on sait que le seul moyen d’y parvenir, c’est donner aux gens du Sud les moyens d’une production autonome pour eux-mêmes… »

C’est ce constat qui a conduit des ariégeois à se réunir pour mener une action sur le terrain. « Dans notre département, il y a plein de cultures biologiques que les OGM mettent en danger », explique Carole. Un membre du groupe ayant eu connaissance qu’une parcelle agricole servait de cadre à des expérimentations sur les OGM, tous les « copains-copines » (militants verts et écolos, membres de la Confédération paysanne, simples citoyens…) se sont mobilisés pour essayer de trouver la parcelle en question. « Avant, elles étaient signalées par des fanions. Comme il y a eu des destructions, les fanions ont été enlevés », explique Carole. Elle nous a d’ailleurs expliqué que la mairie du lieu était forcée d’accepter tout comme l’agriculteur : mais celui-ci bénéficie d’un dédommagement financier qui le pousse à se taire…

Deux actions successives ont été menées. « En 1999, nous étions 300. Bien sûr, les gendarmes étaient là, car nous avions fait appel à la presse pour qu’on parle des OGM… Il y a eu un procès, mais nous l’avons utilisé pour porter le débat publiquement. » D’ailleurs seuls les représentants associatifs comparaissaient car le tribunal ne pouvait juger 300 personnes, c’était trop. Et les prévenus n’ont eu qu’un franc symbolique à régler.

« En 2000, un autre champ a été identifié, et nous avons recommencé ! Cette fois, nous avons décidé de nous déguiser en « demoiselles » : une coutume locale, où les hommes se déguisent en femmes, tout en blanc et masqués… Une centaine de véhicules étaient au rendez-vous. Nous avons arraché le champ d’OGM dans une ambiance de fête champêtre, en se donnant des nouvelles des enfants, des amis… Le maire a appelé la gendarmerie. Les gendarmes sont arrivés débonnaires, affables… Ils prenaient des photos de nous et de nos plaques d’immatriculation. Nous les avons laissé faire, nous avons même plaisanté ensemble. »

Comme en 1999, une plainte a été déposée par le CETIOM mais, cette fois-ci, on pense que le tribunal mettra des amendes et de la prison parce que le débat s’est durci partout et qu’il y a eu d’autres jugements… Et voilà Carole avec un vrai dilemme : « Je veux être citoyenne et revendiquer cet acte de résistance et de désobéissance civile car l’arrachage est aujourd’hui un des seuls moyens d’action de ceux qui se battent contre les OGM… Mais voilà : je suis entrée dans la fonction publique et, pour cela, il faut un dossier judiciaire vierge. Alors : je revendique mon acte ou je laisse aller les copains sans moi au tribunal pour protéger mon avenir professionnel ? » Vivre en accord avec ses convictions ou vivre selon la loi ?

Philippe Merlant

Dans le cadre de notrre chantier sur la démocratie en 2006, nous avons rencontré Philippe Merlant, journaliste et membre de la compagnie NAJE.

Vers quelle démocratie allons-nous ?

 Alors que les mutations actuelles rendent la démocratie de plus en plus nécessaire et possible, celle-ci apparaît de plus en plus en difficulté. Cette contradiction permet de mettre en lumière quatre leviers principaux pour revivifier la démocratie.

 

La démocratie est de plus en plus nécessaire

 

Les grands changements que nous vivons (révolution informatique et révolution biologique notamment) imposent de placer la démocratie au centre de nos sociétés. Elles en rendent en même temps possible le développement.

– Parce qu’elles font de la mobilisation de l’intelligence et du partage de l’information la première de nos ressources. Y compris dans le champ de l’activité économique : la révolution informatique se traduit par le rôle grandissant de la « matière grise ».

– Parce qu’elles génèrent de lourdes menaces pour l’humanité (manipulations génétiques, manipulations de l’information, etc.). Les trois questions cruciales qui sont aujourd’hui posées à l’espèce humaine sont : « Que voulons-nous faire de notre planète ? » ; « Que voulons-nous faire de notre biosphère ? » ; « Que voulons-nous faire de notre espèce ? ». Comment imaginer que ces questions puissent être débattues sans la participation active de tous ?

– Parce qu’elles rendent possible une mondialisation sans précédent. Ce sont les systèmes d’information et d’échanges qui créent la possibilité d’un « village mondial » où l’on sait instantanément ce qui se passe à l’autre bout de la planète.

– Parce que la complexité grandissante du monde ne peut trouver de réponse satisfaisante que dans la multiplicité des sources d’expertise, donc dans la participation du plus grand nombre aux prises de décision. Logiquement, face à cette complexité croissante, le rôle des experts devrait se transformer : il s’agit moins pour eux de « dire le vrai, le bon, le juste » que d’éclairer la formation du jugement des citoyens.

 

En même temps, elle est de plus en plus en difficulté

 

– Malgré tous les discours sur l’importance des « ressources humaines », le capitalisme actuel vise à asservir totalement l’homme à la finance. Il s’efforce même de pénétrer les intelligences et les émotions pour former les « collaborateurs » dont il a besoin à tous les niveaux (formatage des esprits).

– La question des nouvelles menaces pour l’humanité n’est traitée qu’à la marge (sous forme, notamment, de « comités d’éthique ») au lieu de faire l’objet de débats publics. Les instances éthiques servent souvent à justifier des reculs successifs. Et les droits liés aux mutations technologiques ont du mal à être mentionnés dans les textes de référence.

– La globalisation, dictée par le mouvement de libre circulation des capitaux, aboutit à un monde unifié mais sans règle. Un monde dans lequel l’aggravation des inégalités exclut de plus en plus d’humains. Un monde dans lequel le primat de l’économie aboutit à mettre en péril les conditions de survie de la planète (cf. les conséquences désastreuses de l’effet de serre).

– Le pouvoir politique semble de plus en plus confisqué par des « professionnels » et experts. Sur la plupart des grandes questions, on dit aux citoyens : « C’est trop compliqué pour vous ». En même temps, ces experts et professionnels s’avouent impuissants face aux grands problèmes mondiaux.

 

Quelle démocratie voulons-nous ?

 

Quatre leviers sont indispensables pour relever les défis posés à la démocratie.

– Soumettre l’économie au politique.

La domination de l’économique est fort récente dans l’histoire humaine, mais elle a pris un essor considérable en l’espace de deux décennies. Aujourd’hui, après des années de libéralisme intégral, la nécessité de réguler l’économie (c’est-à-dire de l’encadrer par des règles) commence à être admise par beaucoup. Toute la question est de savoir si ces régulations seront démocratiques ou autoritaires.

– Mettre en place des outils de gouvernance mondiale.

D’après le philosophe allemand Hans Jonas, la règle de toute société consiste à faire correspondre les effets et les responsabilités. Aujourd’hui, les effets sont de plus en plus mondiaux sans que l’on puisse trouver en face de responsabilité mondialisée. Face à cela, deux voies sont possibles : restaurer des zones de souveraineté locales, régionales, nationales, continentales… ; mettre en place une « gouvernance mondiale ». Pour cela, il faut à la fois réformer les Nations unies et développer le mouvement civique mondial façon Porto Alegre (et, sans doute, essayer de jeter des ponts entre les deux).

– Pratiquer une démocratie « plurielle », ajoutant à sa forme représentative les formes participative et délibérative.

Le système représentatif représente la forme la plus « compétitive » de la démocratie. Et l’élection n’est pas le nec plus ultra de la démocratie. Les figures de la souveraineté du peuple étant multiples, il faut accepter l’idée d’une démocratie « plurielle ».

– Transformer le rapport au pouvoir et ses représentations.

Selon Patrick Viveret, le thème du pouvoir est aujourd’hui l’objet d’un paradoxe : « D’un côté, les citoyens reprochent aux politiques d’avoir trop de pouvoir et de le confisquer ; de l’autre, ils les accusent d’être impuissants (face à l’économie mondialisée, notamment), donc de ne pas en avoir assez. Il s’agit, en fait, de deux formes différentes de pouvoir. Il faut nous désintoxiquer du pouvoir comme domination pour apprendre à le vivre comme création. »

Michel Bourgain

Dans le cadre de notrre chantier sur la démocratie en 2006, nous avons rencontré Michel Bourgain

Notre compte rendu n’a pas été relu parMichel Bourgain, il peut donc comporter des erreurs.

Le compte rendu

 Depuis les dernières municipales, Michel Bourgain est maire de l’Ile-Saint-Denis, commune de 7 000 habitants. Une victoire due à la mobilisation de citoyens, depuis plusieurs années, autour d’enjeux très concrets. Le 19 janvier, il est venu raconter au groupe son expérience.

Membres des Verts et maire de l’Ile-Saint-Denis depuis l’an passé, Michel Bougain, 54 ans, est issu de milieu ouvrier. Maoïste en 1968, il décide de se mobiliser vingt ans plus tard face à l’ascension des idées lepénistes dans sa petite ville de l’Ile-Saint-Denis (93). « Le Pen faisait 20 % de voix dans la commune. On a décidé de quitter le combat idéologique pour s’occuper de la vie concrète des habitants, au jour le jour. »

Partir des besoins du terrain

Michel Bourgain et son petit groupe d’amis militants décident de commencer par ce qui fait le quotidien des gens. L’un des gros problèmes, dans le 93, c’est l’échec scolaire : le département a les résultats scolaires les plus mauvais de France. Michel et ses proches décident donc de créer une association d’entraide scolaire, Ebullition. En se rapprochant des associations de parents d’élèves, ils finiront par monter un dossier pour demander le passage en ZEP (zone d’éducation prioritaire), que la mairie a refusé jusque-là pour ne pas stigmatiser la population. « Les gens se sont tellement mobilisés que la municipalité a fini par soutenir le dossier », se souvient Michel Bourgain.

Un enfant fauché par une voiture, et les voilà en train de réclamer un nouveau feu rouge à la Ville. Un autre qui tombe à la Seine, ils se mobilisent pour demander la mise en place de bastingages de protection… Dans les deux cas, les revendications sont acceptées, ce qui donne confiance au groupe pour aller plus loin.

Du foisonnement associatif à la victoire politique

Bientôt, d’autres associations voient le jour : l’une d’insertion économique afin d’embaucher des chômeurs pour s’occuper des berges de la Seine ; une autre pour mener un travail de sensibilisation à l’environnement ; une troisième s’occupe de commerce équitable ; un potager bio a permis de ressusciter le marché de la commune… Tout ceci suscite la création de 35 emplois au sein des différentes associations créées. Et un restaurant inter-associatif finit par voir le jour.

Au centre de toutes ces initiatives, une poignée d’anciens soixante-huitards, auxquels se sont joints des militants issus de l’immigration. Ce même groupe formera l’ossature de la liste « citoyenne » qui, en 2001, à la surprise générale, reprend la mairie au Parti communiste.

Depuis, Michel Bourgain et ses proches font le difficile apprentissage de la gestion municipale. Difficile, car ils n’ont pas de culture gestionnaire. Et que les personnes compétentes – services techniques et administratifs de la Ville –, elles, n’ont pas la culture de la démocratie participative. « Les techniciens considèrent toute volonté de faire participer les habitants comme une marque de défiance à leur égard », estime le maire. Ainsi, lors des vœux de la municipalité, le personnel, mécontent que tous les habitants – et non pas, comme c’est l’usage, les seuls institutionnels – aient été invités, a refusé de faire le service… Tant mieux : ce sont les élus qui l’ont fait !

Un tramway nommé attente…

Michel Bourgain nous a parlé du projet de tramway, qui doit traverser l’Ile-Saint-Denis sur 300 mètres. Comme la voie est très étroite, il faut choisir entre élargir la rue et démolir les façades, ou limiter la circulation des voitures (ce dernier choix ayant la préférence de la Ville).

La RATP, chargée de réaliser la ligne, organise une première séance de concertation. Un technicien assène qu’il faut deux voies pour le tram, deux voies pour les voitures, et que la seule solution consiste donc à casser les façades pour élargir. « Nous avons demandé une deuxième expertise, au service de la population et que la RATP paierait », raconte le maire. La RATP commence par refuser, arguant qu’une première expertise a déjà été faite, que ce sont eux les experts compétents et qu’elle est un service public, qui, par conséquent, défend les intérêts des habitants.

La municipalité décide de monter un atelier d’urbanisme sur cette question, avec de vrais spécialistes. Mais qui va payer ? « Le tram est financé par la Région et par l’Etat : nous estimons que c’est à eux de payer l’atelier », résume Michel Bourgain. Comme la mairie a le pouvoir de faire prendre du retard au projet, ils finissent par dire oui à l’atelier d’urbanisme. « Mais ils voulaient que ce soit moins cher et que nous prenions des experts de la DDE. On leur a répondu que nous ferions nos propres esquisses et que nous négocierions ensuite avec leurs experts. »

Suivent des mois de discussion, alors que l’horizon est la mise en circulation du tram en 2006. « On nous demande de donner notre avis en juin 2002. On leur dit qu’on n’aura jamais fini l’atelier d’urbanisme à cette date-là. Et ils répondent : mais si, mais si… »

La Ville avait prévu de commencer l’atelier en septembre dernier. Mais il faut 2 millions de francs pour le mettre en place. Et le dossier traîne… « En décembre, nous n’avons toujours pas l’accord sur ce budget. C’est le bras de fer, car le délai se raccourcit. Nos experts travaillent sans savoir s’ils seront payés ! », poursuit Michel Bourgain

Et pendant ce temps, la pression monte : « On nous reproche de risquer de tout faire capoter pour 300 mètres alors qu’il s’agit de l’intérêt général ! Un jour, le maire de Gennevilliers m’a appelé pour me dire que nous foutons la merde : ils attendent ce tram avec d’autant plus d’impatience que 2007 est une année d’élection. » Et qu’il ne faudrait pas les perdre pour une histoire de tram…

Un simple citoyen de Pièces et Main d’Oeuvre

Dans le cadre de notrre chantier sur la démocratie en 2006, nous avons rencontré Un simple citoyen de « Pièces et Main d’œuvre »

Notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.

 

Rencontre avec un « simple citoyen »

 

Comme nous, Christian est un simple citoyen. Sauf que lui ne se contente pas de le dire et de le penser, il agit et vit en tant que tel. Le 19 janvier, il est venu partager avec nous son expérience d’activiste, dérangeant et dérangé par le système, et qui réactualise la tradition du pamphlet. Il vit à Grenoble, « technopole de la neige », dont il a démonté le mythe pour nous.

 

Simple citoyen travaille ses dossiers comme un investigateur (qu’il a été puisqu’il fut journaliste). Entêté, il bosse à fond les dossiers qui concernent la vie de tous les citoyens grenoblois (les projets, leurs montages financiers, les décisions politiques, etc.), se documente, s’invite à des réunions de décideurs…

Sa spécialité, c’est le tract dérangeant, qu’il refuse de signer. Comme si mettre un nom sur ses textes risquait d’affaiblir leur crédibilité. « Je veux qu’ils soient jugés sur leur mérite. » Et après tout, signer « Simple citoyen », c’est signer.

Simple citoyen agit seul. « Je refuse d’appartenir à un groupe ou d’en fonder un car toutes les actions sont alors décidées selon le plus petit dénominateur commun. » Il considère que les gens sont interpellés lorsqu’il y a du sens sinon, cela ne sert à rien… et fait cette délicieuse référence au syndicalisme ou au militantisme politique : « On entre au parti pour changer la vie et, à la fin, on passe sa vie à changer le parti. »

 

Quelques exemples d’actions

 

Pour l’inauguration de la place François-Mitterrand, il écrit un pamphlet qu’il distribue lors de l’inauguration pince-fesses où se retrouve la crème des dirigeants, élus ou notables, de la ville. Lors du vernissage des Soldes du Magasin (un centre d’art contemporain très coté), il distribue des dizaines de tracts sur lesquels s’inscrit quelque chose comme « le seul art possible, c’est celui de la révolte ».

La presse est présente, tout le monde lit le papier. Personne ne le fiche dehors mais beaucoup de personnes viennent lui demander qui il est, pour qui il agit. « Par qui êtes-vous payé ? Pour qui travaillez-vous ? », lui demande-t-on… « J’agis comme un simple citoyen et ça les rend fous ! Ils ne comprennent pas qu’on ne me paie pas pour ça… »

Autre exemple : l’inauguration du multiplex de la ville, construit en lieu et place d’un parking très pratique pour les habitants. La mairie a bradé un lieu public pour laisser pousser ce bâtiment, où sont programmés les plus gros films du moment : un symbole de l’uniformisation rampante de la culture.

Simple citoyen se pointe avec sa petite bande de copains pour distribuer d’autres tracts. « Avons-nous envie de cette culture-là ? », demandent-ils. Ils signalent aussi une petite info croustillante qui semble avoir échappé à pas mal de monde : les propriétaires du multiplex ont fait fortune dans les salles de cinéma porno. Non pas que ce soit répréhensible, loin de là, mais cette information semble gêner les propriétaires. Le soir de l’événement, en voyant les tracts, le propriétaire est entré dans une colère noire et s’est mis à insulter les gêneurs devant le gratin grenoblois. La presse locale a relayé l’affaire. Objectif atteint !

 

Le mythe grenoblois

 

Le mécanisme grenoblois est un mélange savamment dosé entre l’université, les entreprises et le domaine public. Au XIXe siècle, l’industrie locale s’est greffée sur la « houille blanche », puis l’électrochimie ou l’électro-mécanique. Et Grenoble a une longue histoire avec les contrats militaires. Pendant la guerre de 14-18, on fabriquait du gaz pour les combats. Pendant la guerre du Vietnam, la ville a fourni l’armée américaine en défoliants. En 1947, Paul-Louis Merlin, grand industriel de la région, a créé l’association des amis de l’université avec la classe dirigeante de Grenoble : les ingénieurs, le commissariat à l’énergie atomique (CEA, dont l’antenne grenobloise s’appelle le CENG)… Grenoble en est à sa troisième génération de maires issus du CENG (en tant que chercheurs ou chargés de communication).

Dans les années 60, l’appareil politique s’essouffle. Il apparaît bien vétuste face aux dynamiques chercheurs en blouse blanche. Pour dépoussiérer tout cela, il faudrait une relève. Suite à un problème de distribution d’eau, Hubert Dubedout, alors adjoint à la mairie de Louis Néel, fonde un Groupe d’action municipale (GAM). L’élection de Dubedout, en 1965, débouche sur une première action concrète : la première maison de la culture est implantée à Grenoble.

 

Biopolis, un projet venu d’en haut

 

Aujourd’hui, la période nucléaire s’est doucement fanée pour laisser place aux biotechnologies et à l’informatique. Grenoble se spécialise dans ces technologies du futur.

Biopolis incarne le projet qui se décide d’en haut, sans consultation de la population. Ce centre, censé devenir un grand ensemble spécialisé dans les biotechnologies et les nanotechnologies, a été purement et simplement imposé à la population.

Une annonce de Claude Allègre, quand il est ministre de la Recherche, déclenche tout. Il dit : « La France est en retard dans les biotechnologies. » L’Etat vient de récupérer beaucoup d’argent grâce aux privatisations (France Telecom, entre autres). Et le ministère de la Recherche pousse pour créer des pôles « biotech ». A Grenoble, on affirme être le lieu idéal : l’infrastructure et le tissu local sont parés pour accueillir de tels projets…

Qui a décidé d’accueillir ce pôle ? 120 personnes regroupant le conseil général, la mairie, l’agglomération, la Région, l’Etat les présidents d’université, les chefs d’entreprise, les chefs de labos… Mais aucun citoyen n’a été convié.

Simple citoyen s’est invité tout seul à une réunion d’appels d’offre réservée à des étudiants ou chercheurs souhaitant développer un projet « biotech ». On leur promet un financement. Lui, il a interrogé les participants sur la présence du labo de recherche des armées au sein de Biopolis…

 

François Villeroy

En 2008, dans le cadre de notre chantier intitulé Politique, nous avons rencontré François Villeroy, alors PDG de Cetelem.

Attention notre compte rendu de son intervention n’a pas été relu par François Villeroy et peut donc comporter des erreurs d’interprétation de notre part.

 Le compte rendu

Quelques informations préalables sur le parcours de notre intervenant : François Villeroy fait l’ENA. Puis pendant 20 ans au ministère des finances – a notamment participé aux négociations sur l’€uro en tant que conseiller Europe de Pierre Bérégovoy. Ensuite, en poste à Bruxelles. A été directeur de cabinet de DSK pendant 3 ans et Directeur Général des impôts pendant 3 ans  (qui représente 80 000 personnes dans toute la France).

En 2003 on lui propose d’entrer dans le monde de l’entreprise – BNP Paris-Bas. Il dirige donc

15 000 personnes dans 20 pays (France: 6000 personnes). Cetelem vend du crédit pour aider les gens à réaliser des projets. Le surendettement dû au crédit représente 1 à 2% de leurs clients. N°1 du crédit en Europe, très présent en Amérique latine.

Cetelem participe à l’opération « Nos jeunes ont du talent » en recrutant des jeunes dans les quartiers dits difficiles. Existe aussi un système de parrainage des jeunes pendant leurs études, ils sont également suivis lors de leurs 1ers pas dans le monde du travail.

– Question: Les intérêts Cetelem et l’intérêt général: Il faut veiller à ce que l’intérêt de développement ne soit pas contradictoire avec l’intérêt général. Il est normal de payer beaucoup d’impôts quand on gagne beaucoup d’argent mais si l’entreprise paye trop d’impôt elle ira produire ailleurs ! Il faut donc un impôt mesuré.

– Je reconnais que notre organisme a lui aussi  une part de  responsabilité dans le surendettement. J’ai donc poussé au crédit responsable pour lutter contre et donne des indications très claires à mes collaborateurs pour lutter limiter au maximum les crédits qui reisquent de participer au surendettement des gens.

 Le pouvoir politique 

Je n’ai pas été un politique, je n’ai pas été élu mais j’ai travaillé avec des élus. Un élu passe du temps dans sa circonscription, rencontre les gens partout, est très pris. Il a une légitimité car il a été choisi par le peuple. Il a une fonction d’une grande honorabilité et, en ce qui me concerne, je n’ai pas rencontré d’élus qui ne soient pas des hommes intègres.

L’agenda d’un homme politique est très lourd – déplacements, réunions, travail tard sur les dossiers… environ 80 h de travail par semaine. Reste peu de temps pour soi et sa famille. Une certaine excitation peut s’ensuivre car peu de temps de sommeil et sommeil médiocre à cause du stress. On peut alors avoir la tentation de décider sans écouter – c’est plus facile, ça va plus vite !

Lorsqu’on est au pouvoir, on doit rendre service, on est au service de la décision, on doit écouter tout le monde, c’est aussi une excitation, positive celle-là.

Un homme politique est un personnage public. A ce titre, il est sans cesse sous les feux de la rampe, soumis au jugement public tous les matins dans la presse – ce n’est pas du tout facile de faire avec cela, d’être soumis au jugement  public tous les matins.

– Expérience : Fin 96 à Dublin, 15 ministres des finances autour de la table pour voter le pacte de stabilité. Tension entre la France et l’Allemagne. Travail de 16h à 1h du matin. Echec dans les négociations. Les ministres décident d’annoncer l’échec à la presse qui attend dehors. Le ministre anglais (pourtant moins concerné que les autres) prend la parole :  » on n’a pas le droit de faire ça en tant qu’homme politique. On est fatigués mais on a encore quelques heures devant nous ». Du coup tout le monde s’est remis au boulot ! C’est aussi cela le travail des élus, penser d’abord à l’intérêt général.

– De tous les hommes politiques avec qui j’ai travaillé, j’ai constaté quelques « manquements ou erreurs humaines » mais pas de franchissement d’une ligne rouge.

Négociations droit du travail

En 1997, Jospin et Martine Aubry ont décidé des 35h, ce qui a été une modification très importante pour les entreprises. Les négociations se sont déroulées avec notamment Nicole Nota (CFDT) et Jean Gandois (CNPF – ancien MEDEF). En 4 mois l’affaire a été réglée – les syndicats étant pour, les patrons contre. Une 1ère loi est créée pour une période d’expérimentation, une 2nde pour imposer les 35h dans les entreprises de plus de 20 employés en 1999. Personne n’est content. Gandois s’attendait à autre chose et en tout pas pas à cette annonce faite par les politiques alors qu’il n’avait pas été préalablement informé,  il se sent trompé, sort livide e la réunion et « entre en opposition avec les 35h » – c’est sa déclaration aux journalistes.

 Rapport entre le pouvoir politique et l’entreprise

Beaucoup de changements depuis 30 ans. Avant, les 2 mondes étaient plus proches. Le rôle de l’Etat était plus important car:

– il y avait plus d’entreprises publiques: 1/4-1/3, alors qu’aujourd’hui: 10-15%

– beaucoup de choses de l’entreprise dépendaient de règles publiques (par exemple fixer les prix alors qu’aujourd’hui la concurrence prévaut)

Je ne passais, quand j’étais au ministère, que 10% de mon temps avec les chefs d’entreprise.et aujourd’hui, je ne passe quasiment pas de temps avec les politiques (un chef d’entreprise passe son temps à gérer son entreprise, à faire face à la concurrence, le temps qu’il passe avec les représentants du gouvernement est très faible car ses enjeux majeurs sont ailleurs. A Cetelem, 95% des sujets de la réalité de l’entreprise n’ont rien à voir avec la relation au politique).

– Question: Avez-vous été « acheté » par l’entreprise pour votre réseau politique ?

Non. Les élites politiques et économiques ne sont pas les mêmes. Mon parcours est atypique de nos jours. Plus fréquent il y a 20 ans.

Les règles de déontologie ont été renforcées, par exemple pour passer du monde politique au monde du privé, je suis passé devant une commission de déontologie (composée de 5-6 membres, hauts fonctionnaires, nommés pour plusieurs années) qui m’a interdit de contact professionnel avec la Direction générale des impôts pendant 5 ans.

Cette commission a beaucoup de pouvoir. Si elle dit non à un fonctionnaire, la loi empêche le fonctionnaire de passer dans le privé.

– Question: y a t-il des « aides » de l’Etat aux grandes entreprises ?

Beaucoup moins d’aides qu’avant. Plus d’aide générale appliquée sur des critères connus de tous.

Moins d’aide discrétionnaire, ou au cas par cas. C’est une évolution saine.

Volet négatif: certains élus, pour attirer les entreprises (qui créent des emplois dans leur région), proposent effectivement des passe-droits, ce qui crée de la concurrence entre les régions, les pays. Certaines entreprises sont expertes pour ça. Il y a aussi les chasseurs de prime (patrons-voyous), qui empochent la prime d’installation d’une entreprise bidon et disparaissent.

– Des entreprises puissantes, c’est une bonne chose pour l’emploi, l’économie, la France, mais il y a des limites. Le pouvoir ne doit pas être qu’économique. L’entreprise crée de la richesse, le politique (par l’impôt) la redistribue.

– Aujourd’hui la droite est plus proche des entreprises  mais il n’y a pas d’automatisme pour autant.

– Il est normal que  M. Sarkozy soit accompagné de chefs d’entreprise lors d’un voyage (en  Chine par exemple). Ça aide les entreprises françaises à signer des contrats dans le monde – l’Airbus, le TGV et le nucléaire sont fabriqués par des entreprises qui ont une part publique importante.

Il y a une limite morale quand même pour ce qui concerne l’armement par exemple – la France a vendu des rafales en Libye, mais concernant les ventes d’armes, c’est un problème auquel il faudrait s’attaquer au niveau mondial. La France ne peut pas cesser seule de vendre des armes, ça ne servirait à rien. Limite de favoritisme aussi: un Président pourrait amener un patron ami en Chine pour l’aider à vendre son produit…Selon mon point de vue, cela ne se passe pas en ce moment.

– L’Europe a amené la paix, la représentation des pays d’Europe centrale qu’auparavant on ne voyait pas. Grâce à la mondialisation, les denrées sont moins chères. Plusieurs défis s’offrent à l’Europe:  celui du plein-emploi, celui de la recherche et celui de l’enseignement supérieur. Un autre est d’exporter la paix autour: au Maghreb, au Proche-Orient et en Afrique noire.

– L’introduction de l’€uro n’a pas provoqué de hausse des prix – ou très peu (2-3%). C’est une combinaison de facteurs – les 35h et la hausse du prix du pétrole, entre autres, ont participé indirectement de cette hausse.

Avant l’€uro, l’Europe a connu de grosses crises financières, des récessions. L’€uro permet, entre autres, d’amortir la hausse du prix du baril de pétrole.

  • – Concernant l’affaire Messier – il a « pété les plombs ».  L’époque a changé: l’immense majorité des rapports politique-entreprise est saine, transparente. C’est complexe mais pas malsain. Pas d’arrangement, pas de complot. Je veux vous dire ma conviction intime que les élus sont des personnes intègres dans la grande majorité des cas et que nous pouvons les respecter pour le service qu’ils rendent.

Philippe Merlant

Dans le cadre de notre chantier sur la presse et les médias, nous avons travaillé avec Philippe Merlant sur la question des médias. Le texte ci dessous n’est pas un compte rendu de son intervention car il a été écrit ultérieurement, mais il s’approche néanmoins du contenu de l’intervention orale de Philippe.

Médias et citoyenneté : un cocktail impossible ?

Peut-on imaginer que les médias deviennent des vecteurs actifs de la citoyenneté, c’est-à-dire qu’ils favorisent la capacité des personnes de participer au plus près à l’élaboration des décisions qui les concernent, à tous les niveaux et dans tous les domaines de la vie en société ? A première vue, cela semble une utopie : la grande majorité des journaux et magazines, radios, télés ou sites Internet semblent se soucier de bien autre chose que de cultiver l’esprit critique, d’inciter à l’action ou de contribuer au débat public démocratique. Trois ingrédients qui sont pourtant trois conditions indispensables à l’exercice d’une citoyenneté active.

 Pensée unique, passivité, absence du débat

Par-delà les invectives et les condamnations globales, il nous faut comprendre ce qui, précisément, dans la production et la diffusion de l’information, s’oppose à la maîtrise de leur vie par les citoyens. Trois éléments semblent essentiels de ce point de vue.

1. Pensée unique, monde unique

Serge Halimi l’a bien montré dans Les nouveaux chiens de garde : la prégnance de l’idéologie de marché, les conditions économiques dans lesquelles la presse évolue, le poids pris par le marketing et les effets de la rivalité mimétique expliquent largement que se développe, à travers les colonnes et sur les ondes, une pensée unique et servile, toute dévouée aux intérêts économiques dominants.

o En trente ans, l’économie a acquis un statut prédominant dans toutes les sociétés du monde, parvenant même à soumettre le politique à ses injonctions. Comme le montrent les « critères de convergence » imposés pour la création du marché unique européen ou les plans d’ajustement structurel exigés par le Fonds monétaire international, une seule politique semble possible et ce, quel que soit le choix des électeurs. Un peu comme si on disait aux citoyens : « Votez blanc, vert ou rouge… de toute façon, les marchés vous diront ce qu’il faut faire ! »

Naturellement, les médias ne sont pas à l’écart de cette idéologie dominante. Ils l’entretiennent même, et le « bourrage de crâne » s’effectue de multiples manières : cela va de la place prise par les cours de la Bourse (3 minutes toutes les demi-heures sur France Info, s’il vous plait !) aux tribunes offertes aux patrons sous couvert de leur « expertise » économique… Sans parler de l’absence totale d’esprit critique lorsqu’il s’agit de présenter des indicateurs aussi peu « objectifs » que le sacro-saint PIB !

o Le phénomène n’est pas qu’idéologique. Il repose sur une base matérielle qui a profondément changé en quelques décennies. Jadis « indépendants », les médias sont de plus en plus directement contrôlés par de grands groupes industriels et financiers. Plus besoin d’avoir recours aux pressions publicitaires (auxquelles, il faut le reconnaître, une grande majorité de la profession journalistique continuait de résister) pour influencer les médias : il suffit, plus simplement, plus directement, d’en devenir propriétaire. Le fait de placer en Bourse une partie du capital d’une société éditrice a sensiblement les mêmes effets : comment espérer publier durablement des « unes » qui déplairaient aux marchés financiers ?

o Jadis quasi absents des médias, les services marketing, après avoir fait une timide apparition, y jouent aujourd’hui un rôle déterminant. Rares sont les rédactions à échapper à l’injonction de se plier aux exigences du sacro-saint « lecteur ». En apparence, le raisonnement semble plus « sain » que les anciennes pressions publicitaires : quoi de plus normal, de plus démocratique, que d’écouter son lecteur et de répondre à ses attentes supposées ? Il n’en est pourtant que plus pernicieux : ainsi, on sonde les gens sur les sujets qui les intéressent, mais on ne leur demande jamais les questions qu’ils se posent…

De plus, il faut avoir en tête que le marché médiatique est bien plus inégalitaire que tous les autres marchés. Pourquoi cela ? Parce qu’un média est vendu deux fois :

– une première fois, comme tous les autres produits, à ses « clients » directs (lecteurs, auditeurs, téléspectateurs…) ;

– une seconde fois, de manière plus spécifique, aux publicitaires qui, eux, s’intéressent avant tout au pouvoir d’achat des lecteurs-auditeurs-téléspectateurs. Cette deuxième vente prend un poids croissant dans le financement des médias. Il ne faut pas chercher plus loin la raison pour laquelle les journaux « généralistes » sont d’abord pensés en fonction des cadres. Beaucoup de médias pour les cadres, quasiment aucun pour les « pauvres »… Faut-il s’en étonner ?

o Enfin, la fixation d’une pensée unique dans les médias est favorisée par des effets d’imitation. L’univers médiatique offre un exemple saisissant de ce que René Girard appelle la « rivalité mimétique » : plus la concurrence s’y exacerbe, plus les médias se copient les uns les autres. Les journaux suivent le ton donné par la télé, les « news » se plagient les uns les autres, l’information « en continu » impose le nivellement de tous les faits. D’imitation en copie, le conformisme domine dans le choix des sujets et leur mode de traitement. « Le système de la presse ne vit pas dans la « pensée unique » mais dans un monde unique où tous s’accordent à trouver tel événement digne d’intérêt et tel autre négligeable », écrivent fort justement Florence Aubenas et Miguel Benasayag (1).

2. L’invitation à la passivité et à la résignation

Ce n’est pas seulement à travers ce monde unique que les médias éloignent les citoyens de la participation aux affaires qui les concernent. C’est aussi parce que, de manière générale, ils ne les aident pas à passer à l’action, mais ont plutôt pour effet de renforcer chez eux le sentiment d’impuissance et la résignation.

o Ils le font d’abord en véhiculant la vision d’un monde devenu trop complexe pour être encore compréhensible (et, a fortiori, possible à transformer). Le recours aux experts patentés et autres consultants n’a pas d’autre rôle : nous convaincre que le citoyen lambda n’a pas son mot à dire sur un sujet donné s’il ne détient pas l’expertise nécessaire pour le faire.

o Ils le font également en accordant une place réduite à toutes les initiatives visant à transformer l’ordre existant. Certes, en une demi-douzaine d’années, les expériences « positives », comme on dit, ont acquis droit de cité dans de nombreux médias. Mais au prix d’un bel effet réducteur : celui imposé par leur recadrage systématique dans le genre pré-formaté des « belles histoires » ou des « bonnes nouvelles ». Du coup, le traitement médiatique de ces expériences se limite à des coups d’éclairage sur des gens ou des groupes « formidables », ce qui évacue leur portée transformatrice ou subversive.

o De plus, les lecteurs ont du mal à trouver les informations pratiques qui leur faciliteraient le passage à l’action. Il n’y a qu’à voir le très faible nombre de médias qui se donnent la peine de donner l’heure de départ et l’itinéraire précis d’une manifestation. De même, quand une initiative exemplaire est présentée, tout aussi rares sont ceux qui fournissent les coordonnées précises et les contacts utiles. Outre ces informations pratiques, la stratégie de l’organisation évoquée, ce qu’elle vise, les moyens qu’elle met en œuvre pour y parvenir – bref, tout ce qu’un citoyen a envie de savoir pour apprécier s’il est prêt à s’y engager -, toutes ces données sont généralement passées sous silence.

o Last but not least, cette information qui « oublie » d’inciter à l’action dérive parfois vers une information qui écarte clairement les citoyens de l’action collective. Ainsi, les politiques sont passés maîtres dans l’art de distiller des « vraies fausses nouvelles », ce qui leur permet de « garder la main » en maîtrisant le planning des réactions. Que l’on songe, par exemple, à la « fuite » concernant le projet de loi Sarkozy sur la sécurité. Nul ne peut affirmer qu’il y ait eu manipulation, mais les effets de la manœuvre, en tout cas, sont éloquents : après avoir suscité un flot de protestations avec son texte initial, le gouvernement a pu faire machine arrière sur certains points… et son texte final est passé comme une lettre à la poste, sans générer les protestations que justifiait pourtant une telle loi.

Les entreprises ne sont pas en reste qui, par le truchement de leurs services de communication, tentent de mettre la main sur toute la production de l’information, y compris ses aspects critiques. Lors de l’inauguration du Tunnel sous la manche, le dossier de presse d’Eurotunnel ne contenait-il pas quelques pages détaillant les critiques que l’on pouvait faire à l’opération ! Plus besoin d’enquêter, mesdames et messieurs les journalistes : les puissances d’argent s’en chargent pour vous ! En ayant soin, naturellement, de dissimuler ou de désamorcer les critiques plus fondamentales…

3. La faiblesse du débat démocratique

Historiquement, la presse a d’abord eu pour mission de contribuer au débat public démocratique. Aujourd’hui, cette fonction se réduit à la portion congrue. A cause de l’imposition d’une « pensée unique », on l’a vu, mais aussi, voire surtout, parce que les journaux et les émissions qui prétendent jouer la carte du débat contradictoire ressemblent davantage à des combats de catch qu’à des processus visant à construire l' »intérêt général » sur une question donnée.

o Cela tient déjà à la nature et à la fonction de ceux à qui l’on donne la parole sur un sujet donné. Le poids des « experts », on l’a dit, devient exorbitant. Qui songe, en revanche, à ouvrir le micro à ceux qui vivent des situations de grande pauvreté lorsqu’il est question de disserter sur la richesse d’un pays ou sur les écarts sociaux qui s’y manifestent ? Qui pense à demander plus qu’un simple témoignage aux habitants d’un quartier populaire au moment où les députés débattent d’un projet de loi sur le renouvellement urbain ? Ce serait pourtant une manière de reconnaître l’expertise d' »en bas », de ceux qui sont confrontés aux conséquences directes des sujets évoqués.

o La difficulté des médias à générer du débat démocratique tient aussi aux conditions de leur production, en particulier aux relations profondément inégalitaires entre « producteurs » (en gros, les seuls journalistes) et « consommateurs » d’informations. A ce monopole dans la production de l’information s’ajoute une opacité considérable vis-à-vis des « consommateurs » : un lecteur-auditeur-téléspectateur ignore à peu près tout des conditions dans lesquelles a été fabriquée l’information qu’il a sous les yeux : est-elle le fruit d’un travail de quelques heures ou de plusieurs jours ? quelles ont été les sources consultées ? des points de vue contradictoires ont-ils été recueillis ? Cette opacité s’étend aux conditions économiques dans lesquelles les médias évoluent : Serge Halimi note dans Les nouveaux chiens de garde que, contrairement, à leurs collègues américains, les journalistes français « oublient » d’informer leurs lecteurs ou auditeurs de l’existence possible d’un conflit (ou d’une collusion) d’intérêts entre leur propriétaire et l’information qu’ils relatent…

o Enfin, les médias, dans leur grande majorité, ignorent tout des outils et méthodologies inventés depuis une vingtaine d’années pour renouveler les procédures démocratiques. Par exemple, les « conférences de consensus » qui permettent à des citoyens, tirés au sort comme les jurés d’assises, d’émettre un avis collectif – sur des sujets aussi controversés que les OGM ou l’effet de serre – après avoir reçu une information précise et contradictoire sur la question. Les premières expériences de ce type illustrent à quel point la dynamique collective ainsi engendrée permet de dépasser le simple agrégat des opinions individuelles et de faire émerger une « opinion commune ». La plupart des médias, eux, préfèrent se fier aux bons vieux sondages qui ont le double avantage de s’adresser à des individus pris isolément et de conforter – par un « effet-miroir » – le conservatisme au détriment de l’innovation, de privilégier la « pensée commune », banale et presque automatique, au détriment d’une pensée « construite en commun ».

Une réponse possible : des médias « citoyens » ?

Ces dernières années, au fil de l’émergence et du développement de nouveaux mouvements civiques et sociaux, l’idée que les médias constituent l’un des obstacles à la transformation politique et sociale s’est imposée. Et le sentiment s’est renforcé que l’univers médiatique lui-même était à l’abri de tout changement majeur.

L’idée de « médias citoyens », c’est-à-dire de médias favorisant l’intervention des gens sur les problèmes qui les concernent, apparaît pourtant comme une réponse pertinente. Encore faut-il, pour constituer une alternative crédible, qu’ils répondent point par point aux principaux obstacles décrits ci-dessus. Pour le dire plus clairement, il ne s’agit pas seulement de « changer de contenu » : ce sont les conditions même de la production et de la diffusion de l’information qu’il faut revoir si l’on veut que ces nouveaux médias deviennent effectivement des vecteurs de citoyenneté.

1. Cultiver l’esprit critique, promouvoir la diversité

Là se joue la réponse alternative à l’imposition d’une « pensée unique ».

o Cela commence par la multiplication des analyses démystifiant les prétendues évidences de l’économisme dominant. Il ne s’agit pas d’opposer une théorie économique à une autre : dans ce combat contre les effets toxiques de la pensée unique, toutes les approches doivent être mobilisées afin de montrer aux citoyens que l’économie n’est pas la seule affaire des économistes ! De ce point de vue, le travail de Patrick Viveret sur « les nouveaux facteurs de richesse » – à partir d’une approche philosophique et anthropologique – ouvre des perspectives d’appropriation des enjeux économiques par les non-spécialistes.

Autre piste à explorer pour développer l’esprit critique : faire un travail spécifique sur les mots employés (au moyen de lexiques, de glossaires, d’analyses étymologiques, etc.). Interroger le sens des mots utilisés apparaît comme une condition pour s’éloigner des idées toutes faites et du « prêt à penser ».

o Tourner le dos à la pensée unique suppose aussi de sortir de l’emprise marchande qui étreint l’univers médiatique. Traditionnellement, la réponse aux médias « de marché » semble être un retour en force vers le service public. Faut-il pourtant, par exemple, cultiver une certaine nostalgie pour l’époque où l’ORTF était entièrement inféodée au pouvoir politique ? Entre le « tout-marché » et le « tout-Etat », nous avons appris, au fil des ans, à reconnaître la pertinence des diverses formes d’économie sociale et solidaire. N’est-ce pas là un cadre idéal pour développer de nouveaux médias, reposant sur des pratiques coopératives, un partage de l’information et la participation des lecteurs ? Naturellement, de tels projets supposent un financement hybride : une part des ressources devrait provenir du secteur public sur des missions d’intérêt général ou des activités contribuant à créer de la richesse collective (par exemple, en renforçant le lien social).

o Réduire le poids croissant du marketing dans les médias suppose aussi de multiplier les approches transversales, universalistes : en clair, ne plus s’adresser aux citoyens en fonction de critères qui les distinguent (l’âge, le sexe, le niveau culturel, l’activité professionnelle, les loisirs…) mais en s’efforçant de toucher ce qui les rassemble, là où les problèmes qu’ils rencontrent sont identiques. Bref, opposer à la presse marketing une presse « politique », au plein sens du terme.

o Enfin, la lutte contre le conformisme et le mimétisme suppose de chercher à l’infini à varier les sujets, les modes de traitement, les personnes interrogées, les questions posées… Au lieu de s’enfermer dans des genres prédéterminés (l’analyse critique, la « bonne nouvelle », etc.), les médias citoyens doivent cultiver le paradoxe et la diversité. Pour paraphraser les propos du sous-commandant Marcos, il ne s’agit pas d’opposer à la pensée unique des médias dominants « une autre presse possible », mais une presse « dans laquelle toutes les autres presses soient possibles ».

2. Pousser les lecteurs-auditeurs-téléspectateurs à l’action

Là se joue la réponse au sentiment d’impuissance et à la résignation.

o Le premier enjeu consiste à traiter des sujets complexes de manière simple et accessible. Recourir au mode narratif et à des histoires concrètes constitue un excellent biais pour échapper à deux risques symétriques : d’un côté, celui de la simplification excessive ; de l’autre, celui de la sophistication et de l’hermétisme.

o Une autre piste réside dans la valorisation des expériences contribuant à la construction d’une société plus démocratique et solidaire. Encore faut-il, pour aller plus loin que le simple « coup de projecteur » :

– permettre l’échange des expériences et le transfert des pratiques entre leurs promoteurs ;

– jeter des ponts entre ces initiatives « micro » et l’analyse des mécanismes « macro » du monde.

Ce n’est qu’à ce prix, en faisant le lien entre l’action locale et la réflexion globale, que la valorisation des initiatives peut réaliser sa pleine portée transformatrice.

o De même, l’information sur les initiatives, pour inciter vraiment à l’engagement citoyen, doit-elle :

– expliciter les stratégies à l’œuvre derrière telle ou telle initiative ;

– fournir toutes les informations pratiques nécessaires pour passer à l’action.

o Enfin, la plus grande vigilance doit être portée face aux « effets d’annonce » et autres « coups de bluff » qui n’ont pour objet que de décourager l’engagement militant. Soucieux de sa responsabilité sociale, un média citoyen doit avoir pour première préoccupation celui des effets de sa production sur l’action collective.

Autre piste à explorer pour éviter les mobilisations sans lendemain : s’engager à suivre les dossiers sur la durée, de manière à éviter le « zapping » incessant d’un événement à l’autre et d’une – fausse – indignation à une autre. Ce « devoir de suite » permet de maintenir la volonté d’action intacte sur la durée.

3. Devenir un outil du débat public démocratique

Là se joue la capacité des médias citoyens à revenir aux fondements politiques du journalisme : participer à la construction de l' »intérêt général ».

o Face au poids grandissant des spécialistes et autres « consultants », les médias citoyens s’efforcent d’apporter aux gens du peuple les conditions pour développer une parole construite, qui pèse le même poids que celle des experts patentés.

o Les médias citoyens doivent aussi refuser que les journalistes assurent seuls le monopole de la production de l’information. Dans sa vie quotidienne, tout citoyen est à la fois producteur et récepteur d’informations de toute nature. Mais l’emprise des médias sur nos vies a fini par nous faire perdre cela de vue. Heureusement, l’usage d’Internet permet aujourd’hui de renouer avec cette idée. Attac le sait bien qui vit quotidiennement les effets bénéfiques de cette nouvelle culture de l’information.

Il s’agit, par exemple, de développer des pratiques de « co-production de l’information » avec des acteurs sociaux ou des groupes locaux, comme le font les sites Internet Place Publique et Médiasol : bien sûr, pour éviter le côté « café du commerce », il convient de former les personnes ainsi impliquées aux techniques d’écriture journalistiques, mais aussi à certaines règles déontologiques (refus de la diffamation, par exemple).

Les expériences coopératives menées par plusieurs médias – écrits ou Internet – à travers les « rédactions communes » sur des événements comme le Forum social mondial vont dans le même sens.

Enfin, annoncer systématiquement les conditions dans lesquelles tel article a été écrit contribuerait fortement à réduire l’opacité entre producteurs et consommateurs d’information.

o Pour contribuer à produire véritablement du débat, les médias citoyens devraient s’inspirer des méthodologies de « construction de désaccords » ou des outils de démocratie participative. Là encore, la complémentarité des supports papier et Internet permet d’envisager la construction progressive d’un intérêt général sur un sujet donné…

Les pistes ci-dessus n’épuisent pas le champ ouvert aux médias citoyens pour transformer les conditions de production de l’information. Elles dessinent un cadre qui permet de penser, dans notre lutte pour créer d’autres mondes possibles, à l’invention d’autres médias possibles…

(1) La fabrication de l’information, La Découverte, 1999.

Patrick Viveret

En 2000, dans le cadre de notre chantier sur la mondialisation, nous avons rencontré Patrick Viveret, philosophe et membre de la cour des comptes.

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.

Pourquoi repenser notre manière de comptabiliser la richesse

Patrick Viveret est actuellement chargé d’une mission par Guy Hascoët. Il travaille à élaborer une méthode pour que les citoyens puissent se réapproprier le débat sur les questions de définition de la richesse, sur la manière de la compter, sur les monnaies… Vaste tâche !

Des thermomètres qui nous rendent malades

C’est le PIB qui est l’outil de mesure de la richesse de la nation. On y mesure le taux de croissance à travers les flux financiers.Nos systèmes de comptabilité nationale ont été créés après la guerre ; ils ont favorisé la production matérielle s’échangeant sur le marché parce que la priorité de l’époque était de reconstituer l’infrastructure agroalimentaire et industrielle.Aujourd’hui, ce système de mesure s’avère contre-productif.En effet, les biens les plus importants sont sans valeur marchande (l’air, l’eau…). Par ailleurs, on découvre que les données immatérielles sont déterminantes (l’éducation, la santé…).Notre système comporte de grandes aberrations : les catastrophes telles que la marée noire, la grande tempête de 99, les accidents de la route… sont intégrées dans nos comptes de manière positive (le mécanicien qui répare une voiture cassée encaisse le prix de sa réparation, et ce prix entre comme une création de richesse dans notre PNB).Enfin, les dépenses de l’Etat (l’éducation, par exemple) rentrent comme des charges. Cela nous a conduits à intérioriser que seules les entreprises produisent de la richesse et que l’Etat ponctionne.

Les deux sens d’inestimable

L’échange économique fait partie d’un système d’échanges beaucoup plus large. Notre premier échange est celui que nous avons avec notre environnement naturel (quand nous respirons, par exemple). Le deuxième est celui qui se fait entre les êtres humains. Et le premier échange entre les êtres humains est celui de temps…Une partie de cet échange de temps est traduit en termes monétaires, mais une partie seulement. L’argent, c’est du temps et non l’inverse.Pour les humains, c’est le rapport de la vie et de la mort qui structure notre rapport au temps. Qu’est-ce qui a de la valeur pour chacun à l’heure de la mort ? Pas le pouvoir, pas la richesse, mais bien l’amour. La vraie valeur est donc bien celle de l’amour : si l’on demande a un mourant s’il préfère qu’on lui donne 1 milliard de francs ou qu’il se réconcilie avec les amis ou membres de la famille avec lesquels il s’est fâché, son choix est évident.Jadis, ce qui avait le plus de valeur n’avait pas de prix. Et puis l’économie marchande a tout envahi, et on en arrive à « ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur ». Ceci génère un grand malaise de société et une grande angoisse pour les êtres humains. De nombreuses richesses, sociales ou écologiques, ne reçoivent pas de valeur. Il faut en simuler la perte pour en redécouvrir l’inestimable valeur.Dès que l’on remet en cause la production de la richesse, on en vient à chercher ce qui est vraiment important et comment cela peut s’exprimer pour une collectivité.

La double face de la monnaie

La monnaie a trois fonctions : c’est un étalon pour compter, c’est un moyen d’échange convenu, et c’est une réserve de valeur à travers le temps.La première fonction de la monnaie, c’est de pacifier (« faites le commerce, pas la guerre ! »). La monnaie permet l’échange en situation de neutralité affective : on n’est pas obligé d’aimer la boulangère pour acheter son pain, et elle même est tenue par la loi de nous le vendre.L’une des caractéristique de l’espèce humaine est qu’elle ne s’aime pas : les individus ne s’aiment pas les uns les autres, l’humanité ne s’aime pas elle même et les individus ne s’aiment pas eux-mêmes (d’ailleurs, l’égoïsme est le signe d’un grand désamour de soi-même qui amène à réclamer de plus en plus d’amour et de reconnaissance de la part des autres). Alors comment faire pour que les gens ne soient pas continuellement en guerre ?La première origine de la monnaie est religieuse car ce qui est premier, ce n’est pas la production, c’est le don : notre vie nous est donnée, la nature nous est donnée… La première tentative de l’être humain pour rétablir les termes de l’échange est de payer pour ce don (parce que, si je n’ai rien par moi-même, alors qu’est-ce que je vaux ?). Payer pour le don, c’est rentrer dans la logique du sacrifice : par exemple, on pacifie avec le bouc émissaire qu’on sacrifie, puis on passe au sacrifice animal qui symbolise le sacrifice humain puis on arrive au sacrifice d’argent (hautement symbolique).Si la monnaie peut pacifier, elle peut aussi détruire l’échange entre les humains. C’est la monnaie source d’exclusion. Ce renversement de valeur se fait lorsque c’est la monnaie qui devient essentielle, au lieu des humains et de la terre. Là réside le côté violent de la monnaie.Il y a trois formes d’échanges entre les êtres humains :- le don d’amour, dans la gratuité ;- le système du « donnant-donnant » ;- l’échange par rivalité et captation.L’espace de la monnaie est celui du donnant-donnant. Elle a tendance à aller vers la rivalité et la captation, mais si elle va jusqu’au bout, elle détruit la confiance, l’échange s’arrête et elle se détruit elle même : c’est la crise de la monnaie.Aujourd’hui, il nous faut changer d’indicateurs de richesse, de systèmes d’échange et de monnaie.Quelques pistes pourraient être développées.

– Porter au débat public notre manière de comptabiliser la richesse, car cela ne peut et ne doit être fait qu’au terme d’un débat démocratique. Un tel débat nous concerne tous, au premier degré : il s’agit de définir quelles sont nos valeurs et comment elles sont portées et développées par notre collectivité.

– Utiliser la méthode de simulation de la perte pour établir notre hiérarchie de valeurs, car elle permet de faire émerger des évidences.

– Utiliser et revisiter toutes les avancées et outils qui ont été mis au point au niveau international pour comptabiliser autrement (par les Nations unies, notamment…).

– Valoriser les autres types d’échange (non marchands)

– Avancer dans la mise en place de monnaies plurielles, avec notamment les monnaies affectées (chèques-repas, chèques services…).C’est un vaste travail qui nous reste à réaliser : choisir la vie !

Charles Bouzols

En 2000, dans le cadre de notre chantier sur la mondialisation, nous avons rencontré Charles Bouzols, fondateur des Régies de quartiers

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.

L’économie solidaire

 L’économie solidaire semble aujourd’hui une expression contradictoire. Pourtant si l’on en revient aux fondements de l’économie, c’est plutôt un pléonasme. Pour aller plus loin, il nous faut revisiter la notion de profit (le profit n’est pas forcément financier) et la notion d’économie, qui se définit à l’origine comme le renouvellement des ressources que l’on consomme (et non leur accumulation). Charles Bouzols ne cherchera pas à instituer l’économie solidaire, car celle-ci est en devenir et doit continuer à se chercher en action pour vivre vraiment. En fait, l’économie solidaire, ce sont plus des actions en cours qu’une théorie bien précise. Et les gens qui portent ces actions en sont au tout début pour se mettre en réseau et penser tout cela.

Ce que n’est pas l’économie solidaire

1/ Economie sociale et économie solidaire sont deux choses bien différentes.

L’économie sociale, ce sont les associations, les coopératives, les mutuelles et les fondations.Il s’agit d’une économie héritée du XIXe siècle qui repose sur le principe « une personne égale une voix ».L’économie sociale se réclame de l’économie solidaire parce qu’il y a mutualisation des risques, mais elle fonctionne de plus en plus comme l’économie marchande habituelle : quelle réelle différence y a-t-il aujourd’hui entre les grandes mutuelles et les grandes compagnies d’assurance par rapport au principe démocratique ?

2/ Economie solidaire et économie d’insertion (ou entreprises intermédiaires) ne sont pas la même chose.

L’économie d’insertion est aussi née d’initiatives pour remettre les personnes les plus en difficulté au travail à travers une logique de sas : les gens devaient passer de l’entreprise intermédiaire vers le monde du travail.L’Etat a aidé ces initiatives et les a structurées. Ces structures se sont instituées et ont réclamé une loi, qui a été faite. Aujourd’hui, il s’agit d’un dispositif d’Etat ; il y a délégation de service public et le système est très normé.Les entreprises intermédiaires sont souvent sous-traitantes d’autres entreprises, par exemple de Renault. Elles ont une utilité sociale indéniable, mais l’utilité sociale ne suffit pas pour définir ce qu’est l’économie solidaire.

Et l’économie solidaire alors ?

L’économie solidaire vise un véritable changement de civilisation. Comment va-t-il se faire, combien de temps cela prendra-t-il, jusqu’où cela pourra-t-il aller ? Comment réagit la puissance publique et comment réagit l’économie dominante ?Le gouvernement a créé un secrétariat d’Etat à l’Economie solidaire. Ce n’est pas rien. Il faut regarder le contexte historique. Pendant les Trente glorieuses, l’Etat garantissait l’avenir pour que le présent soit possible (par les retraites, par exemple). On était à une période avec peu de chômage (80 000 chômeurs, en 1968). Aujourd’hui, les choses ont bien changé : l’Etat a perdu de sa force et de sa place. Mais si l’économie solidaire s’institutionnalise, elle perdra son sens, qui est de transformer. L’économie solidaire est confrontée au risque d’une d’institutionnalisation.Il y a, en effet, deux manières de penser :

– la première, c’est qu’il faut laisser le marché comme il est, mais en utiliser les bénéfices pour mieux répartir les richesses. C’est la manière de penser de l’Amérique du Nord : on pense toujours que le marché va nous sauver et qu’il suffit de dégager des marges pour les plus pauvres. C’est le discours du FMI et de la Banque Mondiale…

– la deuxième, c’est d’imaginer un nouveau système qui cherche ses valeurs en agissant et qui est capable de changer le monde.

Ainsi, pour définir l’économie solidaire, il y a l’utilité sociale, mais aussi un projet de transformation de société. Il y entre également les notions de démocratie (pas seulement en interne, mais avec l’ensemble de la collectivité) et de réciprocité.

Trois pistes de réflexion

Trois exemples, comme trois pistes pour aller plus loin dans ce que peut être ou devenir l’économie solidaire.

1/ Les crèches parentales

L’économie solidaire se met souvent en place sur des secteurs où l’Etat est défaillant. C’est sur fonds de manque d’équipements que les crèches parentales ont vu le jour, mais aussi sur l’envie des gens de faire autrement ; par exemple, on emploie moins de professionnels, mais les parents viennent donner de leur temps. On invente le système ensemble. C’est difficile car tout est normé, légalisé : il faut tant de professionnels pour tant d’enfants… Finalement, les crèches parentales finissent par négocier et arrivent à fonctionner.

2/ Les cigales

Ce sont des clubs d’investisseurs qui mettent en commun de l’épargne pour financer des créations d’entreprises. Il faut savoir qu’aux Etats-Unis, les banques sont obligées de faire cela depuis 1977. Mais les cigales ne font pas que financer, elles mettent en réseau, elles organisent l’échange humain.

3/ Le commerce équitable

C’est l’idée de permettre à des producteurs du sud d’accéder à des marchés et d’obtenir des prix justes. Le commerce équitable se développe énormément. Par exemple, on trouve Max Havelaar, qui distribue du café dans une logique d’économie de marché (c’est le minimum du commerce équitable). Il s’agit surtout de chercher comment profiter de cet échange pour agir sur le développement local au sud ; et comment faire de l’éducation au développement chez nous à l’occasion de la vente du produit. Bref, d’être dans le changement des mentalités et la réciprocité.

 

René Passet

En 2000, dans le cadre de notre chantier sur la mondialisation, nous avons rencontré René Passet, économiste et membre du Conseil scientifique d’Attac.

Porto Alegre : j’y étais!

 René Passet commence son récit par un sourire : «Je ne veux pas me vanter, mais j’y étais».

Les journalistes qui ont relayé l’évènement n’étaient pas sur la même planète que nous. Qu’ont-ils vu ? Ils ont vu M. Chevènement, M. Krivine, Mme Mitterrand…. Moi, je les ai croisés aussi, mais Porto Alegre, ce n’était pas cela. Eux gèrent leur fonds de commerce, ils se font voir. Mais le vrai travail a été fait par des gens beaucoup plus discrets.

Porto Alegre, pour moi, c’est d’abord deux images.

D’un côté, les images de Davos : des militaires et des flics plein les rues, des gens tout habillés de costumes gris, venant de pays riches, de sexe masculin, appartenant au monde de la finance, descendant de voiture sous escorte policière pour se réfugier dans leur bunker et tenir leur conciliabule secret avec le sentiment d’être le monde à eux seuls.

De l’autre, Porto Alegre : des gens du monde entier – 20 000 personnes étaient là. Des hommes et des femmes, des peaux de toutes les couleurs dans la rue. Nous étions le monde. On était émus, j’ai des copains qui ont pleuré, et je n’en étais pas loin. Une salle de 4 000 personnes avec, sur la scène, 60 personnes : les délégations du monde entier. Pas un discours officiel. Et puis des pierres gravées, amenées par tous les participants qui ont été scellées en un monument qui symbolise qu’un autre monde est possible. Le vrai monde était là.

Comme nous étions 20 000 et que la salle prévue ne contenait que 4000 personnes, 400 ateliers ont été organisés dans toute la ville. Bien sûr, ils ont été de qualité inégale. Mais nous sommes en train de passer de la contestation à la proposition.

Pourquoi Porto Alegre ?

 Notre monde actuel a une énorme qualité : il sait produire des richesses. Il sait les faire jaillir. Mais il a un énorme défaut : il ne sait pas les répartir. Il ne sait produire qu’en détruisant les hommes, les femmes et les enfants.

Tout point du monde est dorénavant en lien avec les autres. Le monde s’est rapproché. On parle de village planétaire. Et pourtant, le monde n’a jamais été aussi divisé. La machine peut remplacer l’homme et c’est magnifique. Mais au lieu de partager ce gain de temps entre tous, on fait du chômage pour certains et du stress pour ceux qui travaillent. On crée des banlieues pour isoler ceux qui n’ont pas de travail, pour qu’ils se tuent entre eux car un pauvre qui tue un pauvre, c’est moins grave qu’un pauvre qui tue un riche.

Le capitalisme a connu des formes différentes au cours de son histoire, et nous sommes arrivés à la mondialisation financière.

Dans les années 80, Reagan et Thatcher ont libéré les mouvements de capitaux dans le monde (arrêt du contrôle des changes). Limité par les frontières, le capital est à la quête de placements car il est surabondant par rapport à eux. Si on lui ouvre le monde, alors le capital  devient rare, et on se le dispute. Alors il fait la loi.

Quelle est la loi du capital ? Le maximum de dividendes. Dans cette logique, il y a toujours trop d’état, de salaires, de protection sociale. Il y a même trop d’investissements productifs car ils limitent les dividendes. La logique de l’argent, c’est « tout de suite ».

Pourtant, une chose doit être dite : Davos nous dit qu’ils sont les seuls à être dans la rationalité et que nous sommes des irresponsables ou des généreux, ils se trompent car cette logique du capital ne voit que le capital.

Ils disent : si on a deux quintaux de blé, que le moins cher l’emporte, c’est la loi du marché. Mais comment un petit producteur africain qui travaille à la main pourrait-il produire au même coût qu’un agriculteur hyper mécanisé de la Beauce ou des Etats-Unis ? La vraie économie, c’est celle qui va voir derrière le quintal de blé, comment celui qui produit le blé survit… et elle paie plus cher l’agriculteur africain pour lui permettre de se développer.

 

Leur rationalité, c’est en 1996 un afflux de capitaux en Asie parce qu’on croyait que c’était l’eldorado ; et puis, quelques mois plus tard, un retrait de ces capitaux parce qu’on se rend compte que ce n’est pas l’eldorado. Résultat : 23 millions de chômeurs ! Leur rationalité, c’est que les pays sous-développés nous versent en remboursement de dette bien plus que l’aide que nous leur versons. Ce sont eux qui approvisionnent nos caisses.

C’est nous qui sommes rationnels, et nous devons agir sur les Etats car ce sont eux qui peuvent légiférer. C’est la pression des peuples qui peut agir sur les Etats. Et Porto Alegre, cela sert à cela avec quelques propositions à porter :

– un revenu minimum pour tout le monde ;

– l’instauration de la taxe Tobin ;

– la remise en place d’un contrôle des changes ;

– l’annulation de la dette du tiers-monde ;

– la protection de la nature avec le respect des normes ;

– la proclamation comme biens communs de l’humanité de l’eau, de l’air, des gènes, etc.

Jean

 

 

En 2000, dans le cadre de notre chantier sur la mondialisation, nous avons rencontré Jeanqui est cadre à Général Electric

Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.

 

Le management en question

 Jean travaille à « General Electric » depuis 24 années. Il a commencé comme technicien en service après-vente, puis a progressé et est devenu cadre. Il ne dirige personne car il ne l’a jamais voulu.

L’entreprise fabrique des appareils de radiographie. Elle est structurée en trois pôles, situés à Chicago, Tokyo et Versailles. Il y a aussi des unités de production à Mexico, en Inde, à Pékin, en Hongrie… La General Electric est une des plus grosses entreprises du monde, et celle qui rapporte le plus d’argent. Elle vaut cher, car elle progresse énormément. br>Jean nous explique qu’ils fabriquent les machines mais vendent aussi les services qui y sont attachés : les logiciels, l’entretien, le réseautage entre les machines… « On ne vend plus seulement des machines mais des performances. A la limite, on ne vend plus un appareil de radiographie, on vend les radios et on met à disposition l’appareil pour les faire. »Jean travaille à Buc. Là, il y a 70 % de cadres et très peu de fabrication : ce sont surtout des services d’études, de marketing, de logistique… Buc sous-traite énormément. Les salaires vont de 7 000F à 100 000 F.Les salariés doivent travailler de plus en plus et s’adapter de plus en plus vite. Le discours patronal est le suivant : « Il faut motiver les salariés, vous ne pouvez pas avoir idée de ce qu’on peut obtenir des gens si on les manœuvre bien. » Tout est donc axé sur la motivation. Nous avons des salariés de haut niveau, mais aussi d’autres. Tout le monde doit adhérer à la culture de l’entreprise concrétisée par les « valeurs G. E. »Tous les salariés sont notés de 1 à 4, uniquement sur des critères de comportement : il faut positiver, résoudre les problèmes, être très mobilisé, être disponible aux urgences, savoir respecter toutes les cultures, etc.A Buc, il n’y a apparemment pas de système hiérarchique très fort car nous fonctionnons par fonctions et projets. Dans une équipe de projet, chacun fait pression sur l’autre au cours des réunions de contrôle d’exécution. Je me rappelle particulièrement d’une réunion de contrôle d’exécution de programme. Le chef d’ingénierie était là, par conférence téléphonique. Chacun présentait l’avancement de ses travaux. L’un avait du retard. Le responsable se moquait de lui, et toute l’équipe s’est mise à rigoler avec le responsable. J’ai trouvé cela inacceptable : je ne vais plus à ces réunions. Mon absence est tolérée.Comme nous sommes soumis à l’urgence, il y a une procédure souvent appliquée : le mode crise (« tiger team » = « équipe de crise »). Tous les travaux sont arrêtés, et l’équipe se réunit pour prendre des décisions.Nous faisons parfois les 2/8 sur les périodes de validation des machines produites (tests), car ces opérations de validation immobilisent les machines. Cela permet d’aller plus vite et de coûter moins en temps de machines.La notation des salariés est généralement faite par l’équipe elle-même. Le salarié propose au chef de service quelques collègues de son équipe qui vont l’évaluer en répondant à un grand questionnaire qui traite surtout de l’attitude, de la motivation… Moi je refuse ce système ; je suis donc noté par mon chef.

Voilà mon histoire personnelle

J’ai été de nombreuses années un salarié motivé. Mais je ne suis plus dans le même état d’esprit aujourd’hui.J’avais en charge une étude de faisabilité qui me passionnait et était très valorisante. Elle était presque terminée et j’étais prêt à la présenter. Mon chef de service m’a demandé d’aller pour plusieurs mois dans un autre secteur pour mettre aux normes des appareils et des procédures. J’ai accepté par esprit de devoir envers mon entreprise.Je me retrouve alors dans un petit bureau pour quatre salariés. Les bureaux sont collés au mur si bien que nous nous tournons tous le dos et regardons le mur. Nous sommes 4 alors qu’il faudrait être six sur ce projet : les gens sont stressés, souvent ils posent une question et partent avant la fin de la réponse si elle est un peu longue. Personne ne se parle autrement que pour le travail.Se posent aussi des problèmes de négociation avec la partie américaine de l’entreprise : tous les jours arrivent de nouvelles contraintes… Si bien que je ne peux pas être prêt à la date fixée. C’est là que j’ai craqué. J’ai été malade une semaine. Ensuite, j’ai pris mes congés. Quand je suis revenu, ma chef m’a dit de me calmer et m’a mis un temps de côté, avant de me mettre sur un autre programme. Ils ne tiennent pas à avoir de gros ennuis de personnel car cela se saurait. J’ai été pendant un an et demi sous contrôle médical avec médicaments contre l’anxiété et la dépression.Pendant que j’étais sur cette mission d’urgence, mon étude de faisabilité a été donnée à un autre, et je n’ai donc jamais pu la terminer. Cela m’a scié de ne pas finir ce projet. C’est depuis cela que je refuse le système de notation.Avant cette histoire, j’étais expert, maintenant je ne suis plus qu’un ingénieur lambda, et je ne me sens plus motivé comme avant.Ce système de management est donc loin d’être parfait. Il marche quand même parce qu’il y a des chômeurs dehors, mais les ingénieurs ont tendance à partir ailleurs. Il faut savoir qu’un nouvel ingénieur met deux ans avant d’être réellement efficace, mais les nouveaux arrivés sont jeunes et malléables : ils rentrent dans le moule dès leur arrivée. Chez nous, on a beaucoup licencié depuis plus de dix ans mais maintenant, la direction ne fait plus de grands plans de restructuration : elle préfère proposer des départs négociés aux salariés de plus de 55 ans et ne pas les remplacer (ce qui permet d’amortir vite les frais de licenciement) ou les remplacer par des jeunes dont le salaire sera beaucoup plus faible (moins 40 %).