Le 6 novembre 2021, le travail du chantier national « Le monde à l’envers » a porté sur le traitement infligé aux migrants, à Calais notamment. C, chercheur engagé, et Nathalie, institutrice et militante à « Terre d’errance », sont venu.es témoigner auprès de notre groupe. Retour sur leurs interventions.
C
J’ai fait des études de sciences politiques et de sociologie, puis une thèse en géographie.
En 2008-2009, je milite et suis présent dans des squats de migrants (quand il y a des personnes non racisées, les flics sont moins brutaux). Dans le même temps, constatant qu’il y a beaucoup de recherches sur les migrants, je décide, pour mon master en sociologie, de changer de focale et d’interviewer l’autre camp : les policiers, les commerçants, les riverains, les chauffeurs de camion, et de travailler sur ceux qui produisent cette situation : la Ville, le gouvernement, les transporteurs, la police.
Le projet de ma thèse est aussi de montrer comment sont produits les stéréotypes du genre « Nous et eux », « Je ne suis pas raciste mais… », et comment ils se mettent en place.
Je l’ai commencée en 2011 et soutenue en 2017.
Calais, lieu de frontière
Calais est le point le plus proche de l’Angleterre. La situation actuelle découle d’un ensemble de mesures prises successivement :
– en 1970, restriction de la circulation des populations ;
– en 1980, création des visas ;
– en 1990, obligation faite aux transporteurs (bateaux, avions…) de demander les papiers aux voyageurs.
S’il n’y avait pas toutes ces restrictions, on pourrait aller où on veut, et Calais ne serait pas un lieu de frontière. Il se trouve que Calais est l’endroit où il y a le plus de liaisons possibles avec l’Angleterre. En 1990, c’était Boulogne.
La situation à Calais n’existe que parce qu’il y a eu des choix politiques qui ont rendu visible cette frontière-là, notamment les accords de Schengen (de libre circulation) que l’Angleterre n’a pas signés. Dans le traité du Touquet, Français et Anglais se sont mis d’accord sur les règles : les Anglais contrôlent les voyageurs à Douvres ; et ce sont les Français à Calais, les Britanniques fournissant le matériel pour contrôler.
Côté français, la politique mise en place empêche les migrants d’aller cers la Grande-Bretagne… et les empêche aussi de rester en France !
Nathalie
Institutrice, je suis à Terre d’errance depuis neuf ans.
Il y avait un campement pas loin de chez moi, j’y ai apporté des matelas et j’ai commencé à discuter avec les gens, à connaître leur parcours. Et puis la colère est montée, contre beaucoup de choses :
– par exemple, le fait de prendre les empreintes de force, ou de renvoyer les gens vers l’Italie au prétexte que leurs empreintes ont été prises en Italie ;
– le fait que les entreprises qui construisent les barbelés et les baraquements gagnent de l’argent : Vinci ou Thalès sont souvent sur les grands chantiers ; EADS a le marché des contrôles à la frontière.
Depuis le démantèlement du grand camp, mon quotidien a beaucoup changé. Je suis beaucoup sur le PRAHDA (programme d’accueil et d’hébergement des demandeurs d’asile).
Le gouvernement a six mois pour renvoyer les “dublinés” dans le premier pays où on a pris leurs empreintes. Passé ce délai de six mois, si la préfecture n’a pas réussi à les renvoyer dans ce pays, ils peuvent demander l’asile normalement (en expliquant les raisons de leur demande) et passer devant la CNDA (Cour nationale du droit d’asile). Maisla plupart ne le savent pas, alors je leur explique leurs droits, les rassure, les aide à lire et remplir les papiers. Je fais aussi du relogement quand des personnes sont expulsées du PRAHDA.
“Dublin”
Il s’agit d’un accord européen selon lequel le pays qui enregistre en premier les empreintes d’un migrant est responsable de lui pendant toute la durée de son séjour en Europe : cette personne ne peut demander l’asile que dans ce pays.
Quand on m’a expliqué Dublin, à Béthune, on a décidé de manifester contre ce dispositif.
Exemple : un Afghan dont on a pris les empreintes en Roumanie, où il a été très mal traité. Et la préfecture veut le renvoyer là-bas.
Un autre Afghan, dont toute la famille a obtenu l’asile en Suède, mais pas lui. Il a été arrêté en préfecture, placé en centre de rétention. La préfecture veut le renvoyer en Suède (or, la Suède renvoie systématiquement vers l’Afghanistan), il a fait une tentative de suicide, il est placé à l’hôtel, puis se retrouve à la rue. Considéré comme “en fuite” (c’est automatique dès que tu rates un rendez-vous en préfecture), il ne touche plus aucune allocation et ne peut redemander l’asile qu’après 18 mois : c’est ce qu’il a fait finalement.
Addi, un Éthiopien qui est arrivé par Malte, est passé en Angleterre, puis a dû revenir en France et que j’ai hébergé pendant une semaine. Il faisait le ménage tout le temps chez moi. Un jour, il s’est brûlé les empreintes sur les plaques.
J’héberge parfois certains quand il y a trop de violences au campement.
Ils passent en Angleterre par les camions. Ils nous tiennent très informés de leurs tentatives.
À nos rencontres, il y avait des “passeurs”, mais ce sont juste des gars qui ouvrent les camions.
On a fait une manifestation contre des passeurs qui se comportaient mal contre les migrants.
Le maire de Norrent-Fontes
Le maire de Norrent-Fontes, qui fait partie des “maires hospitaliers”, avait laissé un terrain à disposition. Il venait même à nos meetings, mais il ne voulait pas que le nombre explose. À ce moment-là, on a une bonne relation de confiance avec les passeurs : avant 2015, ceux-ci refusent les gens s’il y a trop de monde.
Le nouveau maire a été élu sur l’engagement de démanteler le camp. Il y a eu un incendie à l’arrivée de la nouvelle équipe municipale. On a demandé un permis pour reconstruire. Mais le tribunal a refusé que l’association reconstruise un baraquement. En 2017, les bulldozers sont venus détruire le campement.Une expulsion, ça va très vite : en une journée, tout est détruit !
On a fait une campagne de photos, puis organisé un concert de HK qui a rassemblé plusieurs centaines de personnes. Chacun était invité à venir avec un marteau : c’est comme ça qu’on a pu reconstruire, car on était trop nombreux pour être arrêtés.
On a écrit un numéro du « Journal des jungles » à Norrent-Fontes, avec des gens du campement.
C et Nathalie
À Calais, il y a de grandes démonstrations de force et des moyens mis en œuvre, comme de grandes mises en scène alors que, par exemple, dans la réalité de terrain, par temps de pluie ou de vent (et là-bas, il pleut souvent et il y a du vent), le scanner pour contrôler les gens ne fonctionne pas. Et quand il y a beaucoup de suicides ou de morts, mais aussi quand des personnes exilées se mobilisent ou entament une grève de la faim, dans les jours qui suiventAnglais et Français se mettent d’accord pour laisser passer des gens, et préserver ainsi une certaine paix sociale.
Par exemple aussi, lors du démantèlement de la jungle à Calais, un bus est venu chercher les demandeurs d’asile pour les évacuer en Grande-Bretagne, d’autres dans toute la France.
Les entreprises de contrôle anglaises et françaises sont en rivalité : par exemple, les maîtres chiens à Calais sont anglais.
Les transporteurs
Le gouvernement anglais a mis au point un système d’amende pour les bateaux, les routiers et la SNCF (2 000 livres, somme qui a varié au fil du temps) pour chaque migrant trouvé à leur bord. Les transporteurs contrôlent donc eux-mêmes pour ne pas avoir d’amende. Le contrôle et la violence sont ainsi délégués.
Sur les bateaux, les amendes sont moins individualisées, alors les agents de sécurité en font moins. Pas par humanité, mais ils disent : « Ce n’est pas notre boulot », ou « J’habite Calais et j’en ai marre de les voir, je les laisse partir ». S’ils sont blancs ou de classe moyenne (comme nous), quand ce sont des familles, ils laissent passer.
Les moyens de dissuasion
On coupe l’eau (en 2003), on expulse le plus possible (sauf vers les pays en guerre), et aussi vers d’autres régions de France. Le but est de désengorger Calais. On crée aussi des campements ailleurs. Mais les personnes reviennent toutes.
Le but est de leur rendre la vie invivable pour qu’elles partent d’elles-mêmes. Couper l’eau ou détruire les tentes, les ustensiles de cuisine, empêcher les gens de dormir… tout cela est illégal, mais « ce sont les ordres ».
Quand on reloge les demandeurs d’asile, ils sont d’abord placés dans des hôtels au bord de routes où il n’y a rien et pas toujours à manger. Ils ont une allocation ou pas, sont assignés à résidence dans la ville et doivent attendre huit mois à un an dans une petite chambre.
Ils ont des rendez-vous régulièrement à la Préfecture. S’ils y viennent (la peur au ventre), ils risquent d’avoir une notification pour retourner dans le premier pays où ils ont fait leurs empreintes. Mais s’ils ratent un rendez-vous en préfecture, ils sont placés en fuite : du coup plus d’ADA (Allocation pour Demandeur d’Asile), et plus d’hébergement.
Beaucoup sont minés et ont des soucis de santé (mal au dos, au ventre…).
Lorsque les hôtels sont près des villes, les personnes peuvent avoir des activités, voir des gens qui les aident. Quand les hôtels sont loin, ils doivent aller en ville à pied et il n’y a pas de bénévoles à proximité. De plus, ils doivent fournir leurs couverts. Je suis étonnée qu’avec des conditions de vie pareilles, les gens ne deviennent pas fous.
Ils ne sont jamais « arrivés ». Une fois quelque part, il y a la question administrative qui ne se règle jamais. La menace de l’expulsion est une politique de dissuasion.
Intimidation à Calais
En 2010, il y a un campement près d’un rond-point. Les CRS arrivent : « Est-ce que quelqu’un parle anglais ? », personne ne répond. Ils braquent la lampe sur les visages, puis prennent quelqu’un au hasard, qu’ils relâchent quelques heures plus tard. Le but est d’épuiser les gens.
La police
En 2015, il y avait à Calais quinze Compagnies de CRS (sur un total de 60 en France), plus deux ou trois à Dunkerque. Mais en dehors de cette période précise, ce sont plutôt deux ou trois compagnies qui se trouvent à Calais.
Le parcours professionnel logique, c’est, après les études, dix ans en banlieue parisienne. Pour échapper à ça, il y a la possibilité de s’engager dans la PAF (Police aux frontières), qui est considérée par certains policiers comme une “plante verte” (parce qu’il se passe moins de choses), mais c’est une façon, pour ceux du Pas-de-Calais, de revenir plus rapidement dans leur région d’origine, et la PAF propose un rythme de travail correct.
Les CRS sont envoyés pour des missions de trois semaines. Au début, tout le monde voulait aller à Calais car il y avait des primes (calculées en fonction du nombre d’interpellations). Mais pendant la période du bidonville de la Lande, au vu des conditions de travail plus difficile (barrages nocturnes sur la rocade notamment), les compagnies ont demandé à moins venir.
En 2003, la politique du chiffre de Sarkozy a provoqué un abattage : on arrête des migrants, on les relâche, on les ré-arrête, etc. Ça fait du chiffre… et des primes.
Certains policiers sont contre ce système, disent que ça n’est pas efficace, que ça n’est pas le but du métier, mais ils sont dedans et ils le reproduisent.
Un CRS qui se dit de gauche et opposé aux politiques migratoires me parle du plaisir de la “chasse” : « Toute la journée on s’ennuie, alors quand enfin il se passe quelque chose, on fonce ». Quand les migrants ne veulent pas courir, il les fait courir. Quand il s’approche des marécages, il s’arrête pour que, quand même, il n’y ait pas de mort. Il animalise la personne qui court.
Les commerçants
C a interviewé 20-25 commerçants dans Calais-nord et Calais-ville en 2014.
À ce moment-là, il y a trois catégories :
– celui (le seul) qui accueille les migrants : il a des tables “réservées” pour les non-exilés, des toilettes payantes pour les exilés, mais, malgré son vote RN, a un jour amené un migrant à l’hôpital.
– ceux qui ne les accueillent pas (50 %) ;
– ceux qui accueillent sous certaines contraintes (50 %).
Les moyens mis en œuvre pour décourager l’entrée des migrants dans les bars :
– le système de surveillance des entrées se fait par un vigile à l’entrée qui contrôle au faciès ;
– les patrons de bars recouvrent les prises de courant pour empêcher les migrants de recharger leur téléphone ;
– ils servent au faciès, car c’est une clientèle malgré tout, mais on la sert quand il n’y a personne ;
– on les sert sur des tables communes ;
– les hôtels n’ouvrent pour eux que l’hiver.
Toutes ces pratiques sont illégales, il y a une forme d’impunité, et si un commerçant a des problèmes, les flics lui disent qu’il n’avait qu’à pas accueillir de migrants dans son établissement.
Les boulangeries et centres commerciaux ont l’obligation de participer à la récupération de nourriture.
En 2009, il y a eu une expulsion d’un camp en périphérie de la ville ; du coup, les personnes exilées se sont rapprochées du centre en vivant dans des squats et en fréquentant davantage les commerces du centre-ville.
En 2015, la jungle est rasée. Il y a moins de consommateurs dans la ville car moins de flics et de migrants-clients. Les commerçants souhaitent faire revenir la clientèle touristique (belge).
Quelques années plus tard, il y a plus de cafés qui les accueillent.
Les demandeurs d’asile
Il y a moins de femmes, elles sont souvent seules (très peu en couple) et sans enfants. J’ai vu des femmes enceintes. Phénomène nouveau, il y a maintenant des femmes soudanaises.
En 2013, il y a eu un squat de femmes. Elles ont médiatisé leur histoire et l’État les a relogées.
Il y a des enfants seuls aussi (14-15 ou 16 ans), qui, après ce qu’ils ont traversé, se considèrent comme des adultes. Ils n’acceptent pas toujours d’être logés différemment que les adultes. Et puis, l’État, par l’intermédiaire de France Terre d’Asile, les prend en charge, certes, mais leur donne beaucoup de contraintes – horaires de sortie et autres – qu’ils ont du mal à accepter.
Certaines structures locales n’acceptent que les Français. Pour les migrants, c’est du sous-social.
Des histoires à Calais
Des migrants squattent des bâtiments. Un adjoint au maire recherche les propriétaires qui disent : « Ça ne me dérange pas, je ne fais rien de ce bâtiment ». L’adjoint les menace de les assigner au tribunal pour “traite d’êtres humains”, leur fait peur pour les contraindre à porter plainte contre les migrants afin que la police puisse les expulser. La loi dit que l’hébergement d’une personne en situation irrégulière est légal, sauf si on demande une contrepartie.
Les propriétaires et classes moyennes se mobilisent pour faire fermer les squats qui dévalorisent leurs biens en centre-ville. Alors que Calais est plutôt une ville populaire.
Gendarmes et policiers
Les gendarmes à Norrent-Fontes sont plus cools. Leur direction est différente de celle de la police nationale et également leur implantation (en campagne).Dans chaque gendarmerie, il y a un responsable qui veille à ce qu’il n’y ait pas de débordements violents. Il y en a même qui jugent absurdes les directives du gouvernement
Parfois des maires et les gendarmes ont empêché la PAF de traiter une affaire de migrants.
Les maires agissent comme ils peuvent pour résister aux mesures gouvernementales. Mais la maire de Calais, Nathalie Bouchard, va dans le sens du gouvernement.
Dans les petites communes, quand les gendarmes constatent la solidarité de la population, ils n’insistent pas et lâchent l’affaire. Exemple à Saint-Hilaire-Cottes (où le maire n’est pas accueillant) : un jour on amène des crêpes à des migrants, des flics arrivent, arrachent les cinq tentes, prennent nos noms. Plein de gens du village et des militants se massent devant la gendarmerie, du coup les flics lâchent l’affaire.