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Bernard Laponche

Le moyen le plus dangereux pour faire bouillir de l’eau.

Bernard Laponche

 Le caractère mystérieux de l’énergie nucléaire et l’aura scientifique qui l’entoure masquent pour beaucoup la réalité de son utilisation dans les centrales nucléaires : il s’agit de chauffer de l’eau sous une pression suffisante ou de la faire bouillir afin de produire de la vapeur, produisant à son tour de l’électricité grâce à un turboalternateur, comme dans une chaudière à charbon. Un réacteur nucléaire est une chaudière dans laquelle la chaleur, au lieu d’être produite par la combustion du charbon par exemple, est produite par la fission des noyaux d’uranium 235 contenus dans le combustible (des « crayons » d’uranium ou d’oxyde d’uranium). La fission est en quelque sorte une explosion du noyau d’uranium, provoquée par sa rencontre avec un neutron qui donne naissance à des produits de fission, morceaux du noyau initial, et à quelques neutrons qui, à leur tour, vont provoquer des fissions dans les noyaux voisins : c’est la réaction en chaîne. Ces produits de fission sont propulsés à grande vitesse par cette explosion, provoquant la montée en température du combustible. Ils sont instables et par conséquent fortement radioactifs, émettant des rayonnements qui produisent à leur tout un réchauffement du combustible. L’entretien de la réaction en chaîne dans le réacteur permet de chauffer l’eau ou de la faire bouillir sous une pression suffisante pour produire de la vapeur permettant ensuite de produire de l’électricité. Dans les réacteurs du type de ceux équipant presque toutes les centrales nucléaires au monde, la chaleur du combustible est évacuée par de l’eau (réacteurs à eau sous pression) ou par la vapeur produite par l’ébullition de l’eau (réacteurs à eau bouillante).

Tout l’objet d’un réacteur nucléaire est donc de produire cette chaleur. L’inconvénient est que cette production de chaleur est accompagnée de la production de matières radioactives extrêmement dangereuses et l’objet de la sûreté nucléaire est d’empêcher que ces matières radioactives s’échappent du réacteur du fait d’un accident qui détruirait les protections du milieu contenant les combustibles et dans lequel se produit la réaction en chaîne, le « cœur » du réacteur. En situation normale, par exemple pour remplacer les combustibles usés par des combustibles neufs, ou en situation d’alerte par rapport à un accident possible pour une cause externe ou interne, on arrête la réaction en chaîne grâce à des barres de contrôle dont le matériau absorbe les neutrons. Mais, du fait de la chaleur que continuent à produire les produits de fission radioactifs, il faut absolument continuer à refroidir les combustibles et donc à faire circuler l’eau de refroidissement. L’accident le plus redouté est la perte du refroidissement, soit du fait de défaillances techniques dans le fonctionnement des systèmes de sécurité (accident de Three Mile Island aux Etats-Unis en 1979), soit du fait de la perte d’alimentation électrique des pompes (défaillance du réseau, non fonctionnement des diesels de secours, par exemple à cause d’une inondation ou de la destruction de la salle des machines, accident de Fukushima au Japon). Si le cœur du réacteur n’est pas refroidi, la chaleur résiduelle, qui reste considérable, conduit à la détérioration du combustible qui peut aller jusqu’à fondre, partiellement ou totalement. Du fait d’un enchaînement de non fonctionnement de certains dispositifs techniques, à la production d’hydrogène, de fuites éventuelles, on arrive non seulement à la destruction interne du réacteur mais aussi à la projection à l’extérieur de quantités plus ou moins considérables de gaz et de matières radioactives.

Quel décalage effrayant entre le drame de Fukushima et l’objet de ces réacteurs aujourd’hui en perdition : faire bouillir de l’eau.

Il existe de multiples moyens de faire chauffer ou bouillir de l’eau et de produire de la vapeur à 300° (eau-vapeur dans un réacteur à eau bouillante) ou de l’eau sous pression à 320° (eau dans un réacteur à eau pressurisée), températures relativement basses, d’où le mauvais rendement des centrales nucléaires. Par la combustion du charbon (peu recommandée à cause des émissions de CO2) ou du gaz naturel (meilleur de ce point de vue du fait de la cogénération produisant de la chaleur et de l’électricité ou du cycle combiné, à haut rendement, pour la production d’électricité) mais aussi du bois, des déchets végétaux et du biogaz. On peut aussi capter le rayonnement solaire, concentré par des miroirs, pour produire de l’électricité (solaire thermodynamique).

Il existe aussi de nombreux moyens de produire de l’électricité sans faire bouillir de l’eau : hydraulique (barrages, fil de l’eau), éolien, solaire photovoltaïque, solaire thermodynamique (concentration par miroirs des rayons du soleil pour atteindre des températures suffisamment élevées), géothermie à haute température, énergies marines (marémotrice, énergie des vagues, hydroliennes utilisant les courants, énergie thermique des mers).

Certes, toutes ces techniques ne sont pas industriellement développées et certaines restent plus chères que les centrales thermiques, mais aucune n’a bénéficié des soutiens publics colossaux qui ont accompagné depuis l’origine le développement de l’énergie nucléaire. Toutes peuvent présenter certains risques mais aucune ne présente le danger terrifiant, étalé dans le temps et dans l’espace, de la catastrophe nucléaire.

L’on ne nous fera pas croire que l’ingéniosité humaine qui a su maîtriser le feu il y a 400 000 ans et a inventé et développé depuis des machines fort astucieuses (dont le vélo et le train sont parmi les plus remarquables) n’est pas capable de développer rapidement et à grande échelle l’utilisation de toutes ces énergies renouvelables.

On peut donc se passer du nucléaire, sans se priver d’électricité.

Et, de plus, et en particulier en France, la priorité qui s’impose, tant pour des raisons de sécurité énergétique que de risque climatique, de réduire les consommations d’énergie par la sobriété et l’efficacité énergétiques, s’impose aussi pour l’électricité : on peut et il faut réduire sa consommation, dans les pays les plus riches et pour les populations les plus riches.

Il y a quelques jours seulement, dans un grand quotidien français, quatre fervents supporters des centrales nucléaires ont écrit cette phrase terrible qui condamne à elle seule leur propre cause : « Il existera toujours et partout un scénario dans lequel une catastrophe comme celle de Fukushima pourra se produire ». Phrase au futur et non au conditionnel. Ainsi, il faudrait que l’humanité s’habitue à de telles catastrophes, « de temps en temps » (tous les dix ans ?) tantôt dans un pays, tantôt dans l’autre, le rythme d’occurrence s’accroissant probablement avec le nombre des pays qui choisiraient de construire des centrales nucléaires.

En bien non ! Un tel futur est inacceptable. Nous préférons construire et vivre un futur énergétique plus simple, plus sobre et plus ensoleillé.

Bernard Laponche – 21 mars 2011.

(Polytechnicien, Docteur ès Sciences en physique des réacteurs nucléaires, expert en politiques de l’énergie et de maîtrise de l’énergie).

 

 

 

Luc Boltanski

Qui exploite qui et comment ?

Un petit résumé fait à partir du livre Le nouvel esprit du capitalisme, de Luc Boltanski et Eve Chiapello.

Les marchés financiers peuvent être considérés comme exploitant des pays ou des entreprises. Ils déplacent des capitaux sur un pays (achat de devises, prêts à l’Etat, prise de participation dans des entreprises locales) mais peuvent les retirer à tout moment. Le pays affecté quant à lui n’a pas cette mobilité. Il a besoin de cet argent pour se développer et le retrait brutal le plonge dans une crise… Alors, pour que les investisseurs acceptent de ne pas retirer tous leurs fonds, les taux d’intérêt montent. Ainsi, les Etats comme les habitants endettés, se retrouvent étranglés sous la charge de la dette, le poids des frais financiers. Celui qui peut décider de se retirer unilatéralement impose son prix, son taux d’intérêt à celui qui reste en place, qui est « collé » selon l’expression même utilisée par les opérateurs financiers. L’extrême mobilité des investisseurs constitue ainsi une menace permanente pour les entreprises. Si l’entreprise ne leur sert pas la rémunération qu’ils attendent, ils la vendent, éventuellement à un démanteleur. S’ils ont le sentiment qu’elle pourrait être mieux gérée, son cours peu élevé la rend potentiellement victime d’une OPA. L’industriel qui doit investir à long terme et possède des actifs peu mobiles (usines, machines…) craint donc en permanence de perdre le soutien de ses financiers, de ne plus pouvoir procéder à l’augmentation de capital qu’il souhaite réaliser ou de la payer très cher car, pour mobiliser une certaine somme, il devra « diluer » beaucoup de son capital (le cours de l’action étant bas, il faudra en créer beaucoup). Il redoute de perdre la confiance de ses prêteurs (qui sont souvent les mêmes que ceux qui détiennent ses actions depuis que les marchés ont été décloisonnés) et qui lui imposeront de forts taux d’intérêt.En réponse à cette pression, les firmes se mondialisent pour devenir incontournables. Alors, partout où vont les investisseurs, ils retrouvent toujours les mêmes acteurs, les mêmes marques, les mêmes produits. Sur chaque marché, ils n’auront bientôt plus le choix qu’entre quatre ou cinq entreprises. Leur mobilité en est réduite d’autant. En devenant gigantesques, les entreprises se libèrent de la tutelle des marchés car, à partir d’une certaine taille, il ne se trouve plus de postulant capable de les racheter et les risques d’OPA s’éloignent.Les multinationales, quoique moins mobiles que les marchés financiers, ne sont guère plus fidèles à un pays, une région, une implantation. Pour les retenir ou les attirer, il est désormais convenu que les Etats, ou les collectivités locales paieront, offriront des terrains, réduiront les impôts… etc. Le plus mobile impose son prix, mais il ne s’engage pas vraiment à rester. Il est toujours sur le départ.Lorsque le  » partenaire  » à exploiter est un pays, les firmes mondiales, qui souffrent pourtant elles-mêmes des marchés financiers, peuvent quand même faire alliance avec eux comme on l’a vu avec le projet récent d’Accord Multilatéral sur les investissements (AMI) qui visait à garantir une liberté de mouvements des capitaux à l’étranger et allait même jusqu’à proposer que les firmes aient droit à une indemnisation de l’Etat en cas de troubles civils, révolution, états d’urgence ou autres évènements similaires.Parmi les entreprises, les multinationales sont les plus mobiles. Elles peuvent utiliser cette plus grande mobilité pour faire pression sur des firmes au départ plus petites. Elles peuvent fermer une usine quelque part et la rouvrir ailleurs ou en vendre une ici pour en racheter une ailleurs. La délocalisation laisse sur le carreau tous ceux qui vivaient de l’usine fermée : ses salariés, ses sous-traitants mais aussi tous ceux qui tiraient leurs revenus de ces derniers : les commerces, fournisseurs… C’est ainsi une part du réseau qui meurt, asphyxiée.L’important mouvement d’externalisation (sous-traitance) et de mondialisation de ces dernières années peut s’interpréter, au moins en partie, comme le résultat de la volonté d’être léger pour se déplacer plus vite. Une entreprise intégrée, qui possède tous ses sous-traitants, y réfléchira à deux fois avant de délocaliser.Pour faire face à ce risque, les fournisseurs et les sous-traitants se mondialisent et s’allègent à leur tour. Il faut rendre mobilité pour mobilité. Ils doivent pouvoir suivre leur client jusqu’au bout du monde pour ne pas risquer de se retrouver plantés là. Parfois, ils parviennent même à être plus mobiles encore que leur client.Pour se rendre plus légères, les entreprises doivent lester la mobilité de leurs sous-traitants. Ce sont ces derniers qui devront avoir les stocks et la main d’œuvre (tout ce qui est lourd et peu mobile).Ces sous-traitants vont eux-mêmes chercher à s’alléger c’est à dire à transférer sur d’autres le poids d’immobilité minimum nécessaire, car il faut bien des lieux affectés d’un minimum de stabilité où installer des usines pour produire, ou encore des centres de commercialisation que le client ne doit pas avoir à chercher chaque jour parce qu’ils se seraient déplacés.Dans ces implantations relativement stabilisées, il faut trouver du personnel local, au moins pendant la période où elles sont en activité. Moins ce personnel local est mobile, moins il pourra aller s’employer ailleurs, plus on pourra lui imposer un statut précaire, de façon à pouvoir licencier du jour au lendemain sans plan social.La mobilité de l’exploiteur a pour contrepartie la flexibilité de l’exploité. Cantonné dans une précarité angoissante qui ne lui donne pas la liberté d’être mobile, le travailleur flexible est candidat à l’exclusion au prochain déplacement du plus fort, tout comme le sont les salariés qui, pour raisons de santé, ne peuvent plus suivre le rythme endiablé qu’on leur impose. Ce sont les derniers maillons de la chaîne.

A nouveau monde, nouvelle forme d’exploitation

Extraits du livre Le nouvel esprit du capitalisme, par Luc Boltanski et Eve Chiapello

Le modèle qui est choisi pour décrire notre monde actuel est celui du réseau. Un monde où la réalisation du profit passe par la mise en réseau des activités : un monde connexionniste.

« Quelle est donc la part manquante, soutirée aux petits, qui expliquerait la force des grands dans un monde connexionniste ? On peut proposer la réponse suivante : la contribution spécifique des petits à l’enrichissement dans un monde connexionniste, et la source de leur exploitation par les grands, réside précisément dans ce qui constitue leur faiblesse dans ce cadre, c’est-à-dire leur immobilité. En effet, dans un monde connexionniste, la mobilité, la capacité à se déplacer de façon autonome, non seulement dans l’espace géographique mais aussi entre les personnes ou encore dans des espaces mentaux, entre des idées, est une qualité essentielle des grands, en sorte que les petits s’y trouvent caractérisés d’abord par leur fixité.Les relations établies dans un réseau sont convertibles en autre chose et particulièrement en argent.Le grand établit un lien à distance. Il connecte une personne et il choisit ou dépose en cette place quelqu’un pour entretenir ce lien (une doublure en quelque sorte). La doublure doit demeurer dans la place où on l’a établie (pour entretenir le nœud du réseau qui a été créé par le grand). C’est sa permanence en ce nœud du réseau qui permet au grand de se déplacer. Sans son assistance, le grand perdrait, au fur et à mesure de ses déplacements, autant de liens qu’il en gagne. Il ne parviendrait jamais à accumuler les liens.Dans un monde connexionniste, où la grandeur suppose le déplacement, les grands tirent une partie de leur force de l’immobilité des petits, qui est la source de la misère de ces derniers. Or les acteurs les moins mobiles sont un facteur important de la formation des profits que les mobiles tirent de leurs déplacements. L’inégalité apparaît plus forte encore si on l’envisage dans la durée, en tant que processus cumulatif. En effet, les petits demeurés sur place ne développent pas leur capacité à être mobiles et à établir des liens nouveaux (c’est-à-dire dans le vocabulaire en cours de formation dans les entreprises : leur employabilité) en sorte que leur statut dépend de l’intérêt de leur commettant (c’est à dire du grand qui les a mis là) à maintenir les connections locales qu’ils assurent… puisque le grand est pour eux un passage obligé et qu’ils n’ont pas de connexion directe avec les êtres dont le grand capitalise la relation. Le plus souvent, ils en ignorent jusqu’à l’existence.Or le grand se déplace. Les liens ne sont pas éternels. Les entreprises se succèdent. Les projets changent. Il arrive donc que les doublures deviennent inutiles. Le lien dont ces acteurs assuraient, sur place, l’entretien perd de son intérêt. Le grand coupe alors les liens (qui ne coûtent pas rien à entretenir) établis avec son agent.La doublure est déliée, mais sa force et sa capacité de survie diminuent d’autant. Coupée de ceux qui constituaient pour elle le passage obligé vers des connexions plus diversifiées et plus lointaines, la doublure est poussée aux limites du réseau et entraînée dans un processus d’exclusion.C’est par privation de plus en plus drastique des liens et l’apparition progressive d’une incapacité, non seulement à créer des liens nouveaux, mais même à entretenir les liens existants que se manifestent les formes extrêmes d’exploitation. N’est ce pas cette absence de liens, cette incapacité à en créer, ce largage absolu, qui constituent la condition de l' »exclu » telle qu’elle est aujourd’hui fréquemment décrite ? »

Robert Antelme

Camp de concentration et humanité

Deux extraits de L’espèce humaine, de Robert Antelme

Quand on a vu en arrivant à Buchenwald les premiers rayés qui portaient des pierres ou qui tiraient une charrette à laquelle ils étaient attachés par une corde, leurs crânes rasés sous le soleil d’août, on ne s’attendait pas à ce qu’ils parlent. On attendait autre chose, peut-être un mugissement ou un piaillement. Il y avait entre eux et nous une distance que nous ne pouvions pas franchir, que les SS comblaient depuis longtemps par le mépris. On ne songeait pas à s’approcher d’eux. Ils riaient en nous regardant, et ce rire, nous ne pouvions pas encore le reconnaître, le nommer.Mais il fallait bien finir par le faire coïncider avec le rire de l’homme, sous peine, bientôt, de ne plus se reconnaître soi-même. Cela s’est fait lentement, à mesure que nous devenions comme eux.On tremblera toujours de n’être que des tuyaux à soupe, quelque chose qu’on remplit d’eau et qui pisse beaucoup.Mais l’expérience de celui qui mange les épluchures est une des situations ultimes de résistance.Elle n’est autre aussi, que l’extrême expérience de la condition de prolétaire. Tout y est : d’abord le mépris de la part de celui qui le contraint à cet état et fait tout pour l’entretenir, en sorte que cet état rende compte apparemment de toute la personne de l’opprimé et du même coup le justifie, lui. D’autre part, la revendication – dans l’acharnement à manger pour vivre – des valeurs les plus hautes. Luttant pour vivre, il lutte pour justifier toutes les valeurs, y copain d’envie, d’être trahi par la concupiscence, d’abandonner les autres. Personne ne peut s’en relever. Dans ces conditions, il y a des déchéances formelles qui n’entament aucune intégrité et il y a aussi des faiblesses infiniment plus de portée. On peut se reconnaître à se revoir fouinant comme un chien dans les épluchures pourries. Le souvenir du moment où l’on n’a pas partagé avec un copain ce qui devait l’être, au contraire, viendrait à faire douter même du premier acte. L’erreur de conscience n’est pas de « déchoir », mais de perdre de vue que la déchéance doit être de tous et pour tous.

Jacques, qui est arrêté depuis 1940 et dont le corps se pourrit de furoncles, et qui n’a jamais dit et ne dira jamais « j’en ai marre », et qui sait que s’il ne se démerde pas pour manger un peu plus, il va mourir avant la fin et qui marche déjà comme un fantôme d’os et qui effraie même les copains (parce qu’ils voient l’image de ce qu’on sera bientôt) et qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais faire le moindre trafic avec un kapo pour bouffer, et que les kapos et les toubibs haïront de plus en plus parce qu’il est de plus en plus maigre et que son sang pourrit, Jacques est ce que dans la religion on appelle un saint. Personne n’avait jamais pensé, chez lui, qu’il pouvait être un saint. Ce n’est pas un saint qu’on attend, c’est Jacques, le fils et le fiancé. Ils sont innocents. S’il revient, ils auront du respect pour lui, pour – ce- qu’il – a – souffert, pour ce que tous ont souffert. Ils vont essayer de le récupérer, d’en faire un mari. (…)Si on allait trouver un SS et qu’on lui montre Jacques, on pourrait lui dire : « Regardez-le, vous en avez fait cet homme pourri, jaunâtre, ce qui doit ressembler le déchet qui se tient debout sous vos yeux, mais c’est vous qui êtes volés, baisés jusqu’aux moelles. On ne vous montre que les furoncles, les plaies, les crânes gris, la lèpre, et vous ne croyez qu’à la lèpre. Vous vous enfoncez de plus en plus, Ja wohl !, on avait raison, ja wohl, alles scheisse ! Votre conscience est tranquille. « On avait raison, il n’y avait qu’à les regarder ! » Vous êtes mystifiés comme personne, et par nous, qui vous menons au bout de votre erreur. On ne vous détrompera pas, soyez tranquilles, on vous emmènera au bout de votre énormité. On se laissera emmener jusqu’à la mort et vous y verrez de la vermine qui crève.On n’attend pas plus la libération des corps qu’on ne compte sur leur résurrection pour avoir raison. C’est maintenant, vivants et comme déchets, que nos raisons triomphent. Il est vrai que ça ne se voit pas. Mais nous avons d’autant plus raison que c’est moins visible, d’autant plus raison que vous avez moins de chances d’en apercevoir quoi que ce soit. Non seulement la raison est avec nous, mais nous sommes la raison vouée par vous à l’existence clandestine. Et ainsi nous pouvons moins que jamais nous incliner devant les apparents triomphes.Comprenez bien ceci : vous avez fait en sorte que la raison se transforme en conscience. Vous avez refait l’unité de l’homme. Vous avez fabriqué la conscience irréductible. Vous ne pouvez plus espérer jamais arriver à faire que nous soyons à la fois à votre place et dans notre peau, nous condamnant.Jamais personne ici ne deviendra à soi-même son propre SS.

Cornélus Castoriadis

Démocratie, démocratie…

Castoriadis, philosophe et analyste, définit que l’objet de la politique est de créer des institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir existant dans la société. Mais notre société n’est pas autonome ; elle ne peut donc rendre quelqu’un autonome, et vice-versa.

Une société autonome, cela veut dire une société dans laquelle la réflexion collective a atteint son maximum. La démocratie est le régime où l’on réfléchit et décide en commun sur ce qu’on va faire. La liberté, dans une société où il y a des lois, c’est d’avoir la possibilité effective de participer à la discussion, à la délibération, et à la formation de ces lois. Le rôle du politique dans une démocratie, c’est donc de garantir et de promouvoir la plus large activité possible des individus et des groupes dans le cadre privé comme dans le cadre public.Presque toutes les sociétés humaines sont non autonomes : bien qu’elles créent toutes, elles-mêmes, leurs institutions, elles incorporent dans ces institutions l’idée incontestable pour les membres de la société que cette institution n’a pas été créée par les hommes mais par quelque chose de supérieur et qu’elle ne peut être remise en cause. L’autonomie, c’est la conscience explicite que nous créons nos lois et que, donc, nous pouvons aussi les changer.La Déclaration des Droits de l’Homme dit en préambule :  « Toute personne a le droit de prendre part à la direction des affaires publiques de son pays, soit directement, soit par l’intermédiaire de représentants librement choisis. »Mais le « soit directement » a disparu et nous sommes restés avec les seuls « représentants ».Du point de vue de l’organisation politique, une société s’articule en trois sphères :- la vie privée, la famille ;- l’endroit de rencontre du public et du privé, où les individus se rencontrent, discutent, échangent, forment des associations, des entreprises…- le lieu où s’exerce le pouvoir politique.S’il n’y a pas de société autonome (démocratie) sans individus autonomes, cela implique que la sphère politique garantisse et promeuve la plus large activité possible des individus (sphère privée) et des groupes (sphère publique) et aussi fasse participer tout le monde au pouvoir politique.Mais le pouvoir public est, en fait, affaire privée de divers groupes et clans qui se partagent entre eux le pouvoir. Les décisions essentielles sont toujours prises en coulisse ; le peu qui en est porté à la scène publique est maquillé et manipulatoire. Dans notre démocratie, la représentation a pris le pas sur la délibération. Il y a division très nette entre les gouvernants et les gouvernés, entre les dominants et les dominés.La population, elle, s’enfonce dans la privatisation. Elle abandonne le domaine public aux oligarchies bureaucratiques, managériales et financières. Un nouveau type d’individus émerge depuis une cinquantaine d’années, défini par l’avidité, la frustration et le conformisme généralisé. Le capitalisme semble être enfin arrivé à fabriquer le type d’individu qui lui correspond : perpétuellement distrait, sans mémoire, sans projet, prêt à répondre à toutes les sollicitations d’une machine économique qui détruit la biosphère pour produire des illusions appelées marchandises.Nous sommes complices de cette évolution de notre monde. Le resterons-nous toujours ? Une chose est certaine : ce n’est pas en courant après ce qui se porte et ce qui se dit, ce n’est pas en émasculant ce que nous pensons et ce que nous voulons que nous augmenterons les chances de la liberté. Lorsque nous luttons nous-mêmes au lieu de demander à notre gouvernement de faire quelque chose pour nous ; lorsque nous nous organisons, ne serait-ce que pour discuter de ce qu’il faut faire, nous sommes dans le mouvement vers l’autonomie – individuelle et collective, donc vers la démocratie.Ce n’est pas ce qui est mais ce qui pourrait et devrait être qui a besoin de nous.Tiré de Fait et à faire, de Cornélius Castoriadis

Sous Commandant Marcos

L’histoire des paroles

La vraie langue est née avec les premiers dieux, ceux qui ont fait le monde. A partir de la première parole, du feu premier, d’autres paroles se sont formées et d’elles se sont égrenées, comme le maïs dans les mains du paysan, d’autres paroles. Trois furent les paroles premières, trois mille fois trois naquirent encore trois autres, et à partir de celles-ci, d’autres encore et ainsi le monde se remplit de paroles. Une grande pierre fut foulée par tous les pas des dieux premiers, ceux qui ont fait naître le monde. Avec tant de piétinement sur elle, la pierre est devenue bien lisse, comme un miroir. Contre ce miroir, les dieux premiers ont jeté les trois premières paroles. Le miroir ne rendait pas les paroles qu’il recevait, mais encore trois fois trois paroles différentes. Les dieux ont passé un moment comme ça, à jeter les mots au miroir pour qu’il en sorte davantage, jusqu’à ce qu’ils se lassent. Alors ils ont eu une grande pensée dans leur tête, et dans leur balade ils sont tombés sur une autre grande pierre et ils ont poli un autre grand miroir, qu’ils ont mis face au premier miroir et ils ont envoyé les trois premiers mots au premier miroir qui a renvoyé trois fois trois autres paroles qui se sont jetées, avec la seule force de leur élan, contre le second miroir et celui-ci a renvoyé, au premier miroir, trois fois trois le nombre de mots qu’il avait reçu. Et ils se sont jetés comme ça de plus en plus de mots différents. C’est comme ça qu’est née la langue véritable. Elle est née des miroirs.Les trois premières paroles entre toutes et dans toutes les langues sont démocratie, liberté, justice. »Justice », ce n’est pas punir, c’est rendre à chacun ce qu’il mérite et chacun mérite ce que le miroir lui retourne : lui-même. Celui qui a donné la mort, la misère, l’exploitation, l’arrogance, la superbe, mérite son lot de peine sur son chemin. Celui qui a donné le travail, la vie, la lutte, celui qui a été frère, mérite une petite lumière qui éclaire toujours son visage, sa poitrine et son chemin. »Liberté », ce n’est pas que chacun fasse ce qu’il veut, c’est pouvoir choisir n’importe quel chemin qui te plaise pour trouver le miroir, pour faire aller la parole vraie. Mais n’importe quel chemin qui ne te fasse pas perdre le miroir, qui ne t’amène pas à te trahir toi-même, les tiens, les autres. »Démocratie », c’est que les pensées arrivent à un bon accord. Pas que tous pensent pareil, mais que toutes les pensées, ou la majorité des pensées, cherchent et trouvent un accord commun qui soit bon pour la majorité, sans oublier ceux qui sont moins nombreux ; que la parole de commandement obéisse à la parole de la majorité, que le bâton de commandement ait une parole collective et n’obéisse pas à la volonté d’un seul ; que le miroir reflète tout, marcheurs et chemin, et soit ainsi source de pensées pour l’intérieur de soi-même et pour l’extérieur du monde.De ces trois mots viennent tous les mots. A ces trois-là, s’enchaînent les vies et les morts des hommes et des femmes vrais. Voilà l’héritage qu’ont laissé les premiers dieux, ceux qui ont fait naître le monde, aux hommes et aux femmes vrais. Plus qu’un héritage, c’est une lourde charge, une charge que certains abandonnent en chemin et laissent jetée comme ça, comme si c’était n’importe quoi. Ceux qui abandonnent cet héritage brisent leur miroir et marchent pour toujours en aveugles, sans jamais plus savoir ce qu’ils sont, d’où ils viennent et où ils vont. Mais il y a ceux qui portent toujours l’héritage des trois premières paroles, ils marchent toujours courbés à cause du poids sur leur dos. Les hommes et les femmes vrais marchent et regardent avec dignité, dit-on.Mais pour que la langue vraie ne se perde pas, les dieux premiers, ceux qui ont fait le monde, ont dit qu’il fallait veiller sur les trois premiers mots. Les miroirs de la langue pourraient un jour se briser et alors les mots dont ils ont accouché se briseraient pareil que les miroirs et le monde resterait sans paroles à dire ou à taire. C’est ainsi que, avant de mourir pour vivre, les dieux premiers ont donné ces trois premiers mots aux hommes et aux femmes de maïs pour qu’ils en prennent soin. Depuis lors, les hommes et les femmes vrais gardent en héritage ces trois paroles. Pour qu’elles ne soient jamais oubliées, ils les parcourent, les luttent, les vivent… »

Le gouvernement payera le prêt avec le sang des indigènes

Lettre à la presse

Messieurs,

Le soulèvement zapatiste a fait monter la valeur du sang indigène mexicain. Hier, il valait moins qu’une volaille de basse-cour ; aujourd’hui leur mort est la condition de l’emprunt d’ignominie le plus grand de l’histoire mondiale. Le prix de la tête des zapatistes est le seul qui reste à la hausse sur la grande roue de la spéculation financière. Monsieur Zedillo (le Président) commence le remboursement du prêt.

Son message est clair : ou bien tu te soumets et t’agenouilles devant le gouvernement suprême, ou bien, avec la bénédiction de mes complices au Congrès, je t’anéantis.Maintenant il invente une preuve du fait que nous ne voulons pas le dialogue.Son objectif ? Payer l’emprunt.Quelqu’un devrait dire à ce monsieur qui sont les zapatistes.Il semble encore n’avoir jamais parlé, jusqu’à présent, avec des personnes dignes. Il n’a aucune expérience pour traiter avec des êtres humains ; il sait traiter avec des chiffres, des plans macro-économiques, des médias menteurs et des oppositeurs soumis, mais avec des êtres humains, non. On verra bien s’il apprend avant que tout ne soit cassé.(…)Le gouvernement suprême nous menace, nous…Nous, les zapatistes ,et pas le principal responsable de la misère présente et future de millions de Mexicains, du chômage, de la baisse du niveau des revenus, de la perte de la confiance dans le gouvernement suprême et ses « institutions ».Les zapatistes et pas celui qui voyage, aux frais du peuple, pour vendre sa supercherie économique dans d’autres pays. Les zapatistes et pas ceux qui sont responsables d’un crime et détiennent maintenant le pouvoir sur les richesses énergétiques du Mexique.Les zapatistes et pas ceux qui vivent « l’insécurité » d’un salaire de plusieurs milliers de nouveaux pesos par mois en échange de l’épuisant labeur qui consiste à lever le doigt pour approuver hier la vente de la patrie et aujourd’hui,  l’extermination des indigènes du Sud-Est.Les zapatistes et pas la poignée de capitaux nord-américains qui ont déjà payé, à l’avance, l’achat des richesses de notre sous-sol.Les zapatistes , pas la poignée de capitaux nord-américains qui ont déjà payé, à l’avance, l’achat des richesses de notre sous-sol.Les zapatistes et pas ceux qui, depuis la tribune des médias, ont menti, mentent et mentiront à la nation.Les zapatistes, les hommes et les femmes qui se sont levés en armes pour ne plus vivre à genoux et pas ceux qui nous ont plongé pendant des siècles dans l’ignorance, la misère, la mort, le désespoir.Les zapatistes, ceux qui ont décidé de donner leur sang en gage qu’ils ne parleraient plus jamais, avec personne, sous la menace.Les zapatistes, les plus petits, les oubliés de toujours, la chair destinée hier à mourir de diarrhée, de malnutrition, d’oubli, dans les champs de café, les fermes, les rues, la montagne.Les zapatistes, les millionnaires en promesses non tenues, ceux qui se cachent le visage pour que leurs frères d’autres terres puissent les voir.Les zapatistes, ceux  qui ont  appris aux gouvernants actuels ce qu’ils n’ont pas appris dans leurs doctorats à l’étranger et qui n’apparaît plus dans les livres de classe avec lesquels on déséduque les enfants mexicains : ce qu’est la honte, la dignité d’êtres humains, l’amour de la patrie et l’histoire.Les zapatistes, ceux qui, dans un pays de gâchis, articles importés, « grands » succès macro-économiques, premiers mondes factices et désespoirs de changement, ont repeint, sur le sol et dans le ciel de ces terres, les sept lettres qui avaient déjà été bradées sur le marché international : Mexique.Les zapatistes, nous, vous, tous ceux qui ne sont pas eux…Bon, quoi qu’il arrive, merci pour tout à tous. Si nous ramenions en arrière l’horloge de l’histoire, nous n’hésiterions pas une seconde à refaire ce que nous avons fait. Une, mille fois, nous redirions : « Ya Basta ».Depuis les montagnes du Sud-Est mexicainSous-commandant insurgé MarcosMexique, février 1995

Le rêve zapatiste : des utopistes pragmatiques

Marcos raconte comment il a été amené lui-même à traverser le miroir, à découvrir l’autre.C’est au début des années 80 qu’il a rejoint quelques compagnons et s’est établi dans le Chiapas. Bardés de tous les dogmes et de tous les clichés révolutionnaires, ils se sont efforcés, comme d’autres avant eux, de les faire rentrer dans la tête des indiens, leur expliquaient ces derniers qui disaient ne rien comprendre à ce jargon indigeste. C’est le moment décisif de la génèse du zapatisme : celui où les guerilleros découvrent que leur discours révolutionnaire n’éveille aucun écho chez les indiens et que, par conséquent, sa prétention à l’universalité est usurpée.Jusqu’à ce que Marcos se mette à l’écoute des Indiens, de leurs dits, de leurs non-dits, de leur silence. A l’écoute de l’autre, lui et les siens commencent à recomposer leur pensée et leur action dans la perspective d’une politique de la reconnaissance.Marcos n’a pas cherché à devenir indien. La confiance qu’il a acquise au sein des communautés tient aussi à la distance qu’il a su garder. C’est à ce prix qu’il peut être une fenêtre, un pont entre les deux mondes.Il est l’inventeur d’une parole poético-politique irréductible aux stratégies de domination, insaisissable pour les appareils de pouvoir. Quel que soit l’avenir, l’apport de Marcos aura été de s’être laissé imprégner par l’expérience et par l’imaginaire indiens, d’avoir trouvé les mots pour les dire et, frappant ainsi au cœur, d’avoir pulvérisé les langues de bois. L’expression de son mouvement porte une nouvelle modernité liant dans la tension l’identité et l’intégration, la culture et l’économie, l’utopie et le pragmatisme, le cœur et la raison, le particulier et l’universel. Elle pose d’emblée et de manière spectaculaire des questions politiques et intellectuelles qui sont centrales dans toutes les sociétés.Marcos et les siens ne se font pas beaucoup d’illusions. Ils savent que leur révolte se heurte à la réalité cynique et brutale de la politique et risque d’être rattrapée par elle.Aujourd’hui, la figure la plus accomplie de l’universel n’est pas celui qui tente de colmater les brêches dans l’édifice de l’Etat nation. Elle est celle de l’acteur qui combine la lutte contre les forces de domination, l’affirmation d’une identité individuelle et collective, et la reconnaissance de l’autre. L’expulsion, la mise hors service d’une main-d’œuvre excédentaire, l’expérience de l’inutilité économique, sociale voire politique ont été transformées en expérience de liberté. Marcos tente de découvrir un nouveau monde politique, d’inventer une démocratie qui fasse place à l’exigence éthique (justice) et au désir de reconnaissance (liberté, dignité). L’Indien discriminé, minorisé, humilié, est porteur de la revendication d’égalité de tout être humain. Il affirme un sujet qui retrouve l’universel dans le particulier.C’est à une aventure qu’invitent les zapatistes, à lâcher les anciennes amarres sans être assurés ni des moyens ni du but à atteindre.

Propos tirés du livre Le rêve zapatiste, par Yvon Lebot

 

 

Henri Michaux : Mes propriétés

Mes Propriétés

Dans mes propriétés, tout est plat, rien ne bouge ; et s’il y a une forme ici ou là, d’où vient donc la lumière ? Nulle ombre.

Parfois, quand j’ai le temps, j’observe, retenant ma respiration ; à l’affût ; et si je vois quelque chose, je pars comme une balle et saute sur les lieux, mais la tête, car c’est le plus souvent une tête, rentre dans le marais ; je puise vivement, c’est de la boue, de la boue tout à fait ordinaire ou du sable, du sable…Ca ne s’ouvre pas non plus sur un beau ciel. Quoiqu’il n’y ait rien au dessus, semble-t-il, il faut y marcher courbé comme dans un tunnel bas.

Ces propriétés sont mes seules propriétés et j’y habite depuis mon enfance et je puis dire que bien peu en possèdent de plus pauvres. Souvent je voulus y disposer de belles avenues, je ferais un grand parc…Ce n’est pas que j’aime les parcs, mais… tout de même.D’autres fois (c’est une manie chez moi, inlassable et qui repousse après tous les échecs), je vois dans la vie extérieure ou dans un livre illustré un animal qui me plait, une aigrette blanche par exemple, et je me dis : ça ferait bien dans mes propriétés et puis ça pourrait se multiplier, et je prends force notes et je m’informe de tout ce qui constitue la vie de l’animal. Ma documentation devient de plus en plus vaste. Mais quand j’essaie de le transporter dans ma propriété, il lui manque toujours quelques organes essentiels. Je me débats. Je pressens déjà que ça n’aboutira pas cette fois non plus ; et quant à se multiplier, sur mes propriétés, on ne se multiplie pas, je ne le sais que trop. Je m’occupe de la nourriture du nouvel arrivé, de son air, je lui plante des arbres, je sème de la verdure, mais telles sont mes détestables propriétés, que si je tourne les yeux, ou qu’on m’appelle dehors un instant, quand je reviens, il n’y a plus rien, ou seulement une certaine couche de cendre qui) à la rigueur, révélerait un dernier brin de mousse roussi… à la rigueur. Et si je m’obstine, ce n’est pas bêtise.C’est parce que je suis condamné à vivre dans mes propriétés et qu’il faut bien que j’en fasse quelque chose.Je vais bientôt avoir trente ans, et je n’ai encore rien ; naturellement je m’énerve.J’arrive bien à former un objet, ou un être, ou un fragment. Par exemple, une branche ou une dent, ou mille branches ou mille dents. Mais où les mettre ? Il y a des gens qui sans effort réussissent des massifs, des foules, des ensembles.Moi, non. Mille dents oui, cent mille dents oui, et certains jours dans ma propriété, j’ai là cent mille crayons, mais que faire dans un champ avec cent mille crayons ? Ce n’est pas approprié, ou alors mettons cent mille dessinateurs.Bien, mais tandis que je travaille à former un dessinateur (et quand j’en ai un, j’en ai cent mille), voilà mes cent mille crayons qui ont disparu. Et si, pour la dent, je prépare une mâchoire, un appareil de digestion et d’excrétion, sitôt l’enveloppe en état, quand j’en suis à mettre le pancréas et le foie (car je travaille toujours méthodiquement), voilà les dents parties, et bientôt la mâchoire aussi, et puis le foie, et quand je suis à l’anus, il n’y a plus que l’anus, ça me dégoûte, car s’il faut revenir par le côlon, l’intestin grêle et de nouveau la vésicule biliaire, et de nouveau tout le reste, alors non.Devant et derrière, ça s’éclipse aussitôt, ça ne peut pas attendre un instant.Or, je ne peux faire d’un seul coup de baguette des animaux entiers ; moi, je procède méthodiquement ; autrement impossible.C’est pour ça que mes propriétés sont toujours absolument dénuées de tout, à l’exception d’un être, ou d’une série d’êtres, ce qui ne fait d’ailleurs que renforcer la pauvreté générale, et mettre une réclame monstrueuse et insupportable à la désolation générale.Alors je supprime tout et il n’y a plus que les marais, sans rien d’autre, des marais qui sont ma propriété et qui veulent me désespérer.Et si je m’entête, je ne sais vraiment pas pourquoi.Mais parfois ça s’anime, de la vie grouille. C’est visible, c’est certain. J’avais toujours pressenti qu’il y avait quelque chose en lui, je me sens plein d’entrain. Mais voici que vient une femme du dehors ; et me criblant de plaisirs innombrables, mais si rapprochés que ce n’est qu’un instant, et m’emportant en ce même instant, dans beaucoup, beaucoup de fois le tour du monde… (Moi, de mon côté, je n’ai pas osé la prier de visiter mes propriétés dans l’état de pauvreté où elles sont, de quasi-inexistence.) Bien ! d’autre part, promptement harassé donc de tant de voyages où je ne comprends rien, et qui ne furent qu’un parfum, je me sauve d’elle, maudissant les femmes une fois de plus, et complètement perdu sur la planète, je pleure après mes propriétés qui ne sont rien, mais qui représentent quand même du terrain familier, et ne me donnent pas cette impression d’absurde que je trouve partout.Je passe des semaines à la recherche de mon terrain, humilié, seul ; on peut m’injurier comme on veut dans ces moments-là. Je me soutiens grâce à cette conviction qu’il n’est pas possible que je ne retrouve pas mon terrain et, en effet, un jour, un peu plus tôt, un peu plus tard, le revoilà !Quel bonheur de se retrouver sur son terrain ! Ca vous a un air que vraiment n’a aucun autre. Il y a bien quelques changements, il me semble qu’il est un peu plus incliné, ou plus humide, mais le grain de la terre, c’est le même grain.Il se peut qu’il n’y ait jamais d’abondantes récoltes. Mais, ce grain, que voulez-vous, il me parle. Si pourtant j’approche, il se confond dans la masse – masse de petits halos.

N’importe, c’est nettement mon terrain. Je ne peux pas expliquer ça, mais le confondre avec un autre, ce serait comme si je me confondais avec un autre, ce n’est pas possible.Il y a mon terrain et moi ; puis il y a l’étranger. (…)J’ai parfois rendez-vous avec une amie. Le ton de l’entretien devient vite pénible. Alors je pars brusquement pour ma propriété. Elle a la forme d’une crosse. Elle est grande et lumineuse. Il y a du jour dans ce lumineux et un acier fou qui tremble comme une eau. Et là, je suis bien ; cela dure quelques moments, puis je reviens par politesse près de la jeune femme, et je souris. Mais ce sourire a une vertu telle … (sans doute parce qu’il l’excommunie), qu’elle s’en va en claquant la porte.Voilà comment les choses se passent entre mon amie et moi. C’est régulier.On ferait mieux de se séparer pour tout de bon. Si j’avais de grandes et riches propriétés évidemment je la quitterais. Mais dans l’état actuel des choses, il vaut mieux que j’attende encore un peu.Revenons au terrain. Je parlais de désespoir. Non, ça autorise au contraire tous les espoirs, un terrain. Sur un terrain, on peut bâtir, et je bâtirai. Maintenant j’en suis sûr. Je suis sauvé. J’ai une base.Auparavant, tout était dans l’espace, sans plafond, ni sol, naturellement, si j’y mettais un être, je ne le revoyais plus jamais Il disparaissait. Il disparaissait par chute, voilà ce que je n’avais pas compris, et moi qui m’imaginais l’avoir mal construit ! Je revenais quelques heures après l’y avoir mis, et m’étonnaIs chaque fois de sa disparition. Maintenant ça ne m’arrivera plus. Mon terrain, il est vrai, est encore marécageux. Mais je l’assécherai petit à petit et quand il sera bien dur, j’y établirai une famille de travailleurs.Il fera bon marcher sur mon terrain. On verra tout ce que j’y ferai. Ma famille est immense. Vous en verrez de tous les types là-dedans, je ne l’ai pas encore montrée. Mais vous la verrez. Et ses évolutions étonneront le monde. Car elle évoluera avec cette avidité et cet emportement des gens qui ont vécu trop longtemps à leur gré d’une vie purement spatiale et qui se réveillent, transportés de joie, pour mettre des souliers.Et puis dans l’espace, tout devenait trop vulnérable. Ca faisait tâche, ça ne meublait pas. Et tous les passants tapaient dessus comme une cible.Ah ! ça va révolutionner ma vie.Mère m’a toujours prédit la plus grande pauvreté et nullité. Bien. Jusqu’au terrain, elle a raison ; après le terrain, on verra.J’ai été la honte de mes parents, mais on verra, et puis je vais être heureux. Il y aura toujours nombreuse compagnie. Vous savez, j’étais bien seul, parfois.

Extraits de L’espace du dedans (Gallimard)

Raoul Vaneigem

Tout ce que tu possèdes

La société de consommation mène au vieillissement précoce ; n’a-t-elle pas trouvé sous l’étiquette teen-ager un nouveau groupe à convertir en consommateurs ? Celui qui consomme se consume en inauthentique ; il nourrit le paraître au profit du spectacle et aux dépens de la vraie vie. Il meurt où il s’accroche parce qu’il s’accroche à des choses mortes, à des marchandises, à des rôles.Tout ce que tu possèdes te possède en retour. Tout ce qui te rend propriétaire t’adapte à la nature des choses ; te vieillit.  Le temps qui s’écoule est ce qui remplit l’espace vide laissé par l’absence du moi. Si tu cours après le temps, le temps court plus vite encore : c’est la loi du consommable. Veux-tu le retenir ? Il t’essouffle et te vieillit d’autant. Il faut le prendre sur le fait, dans le présent ; mais le présent est à construire. Nous étions nés pour ne jamais vieillir, pour ne mourir jamais. Nous n’aurons que la conscience d’être venus trop tôt ; et un certain mépris du futur qui nous assure déjà une belle tranche de vie.

Jacques Prévert : la grasse matinée

Il est terrible

le petit bruit de l’oeuf dur cassé sur un comptoir d’étain

il est terrible ce bruit

quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim

elle est terrible aussi la tête de l’homme

la tête de l’homme qui a faim

quand il se regarde à six heures du matin

dans la glace du grand magasin

une tête couleur de poussière

ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde

dans la vitrine de chez Potin

il s’en fout de sa tête d’homme

il n’y pense pas

il songe

il imagine une autre tête

une tête de veau par exemple

avec une sauce de vinaigre

ou une tête de n’importe quoi qui se mange

et il remue doucement la mâchoire

doucement

et il grince des dents doucement

car le monde se paye sa tête

et il ne peut rien contre ce monde

et il compte sur ses doigts

un deux trois

un deux trois

cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé

et il a beau se répéter depuis trois jours

ça ne peut pas durer

ça dure

trois jours

trois nuits

sans manger

et derrière ces vitres

ces pâtés ces bouteilles ces conserves

poissons morts protégés par les boites

boites protégées par les vitres

vitres protégées par les flics

flics protégés par la crainte

que de barricades pour six malheureuses sardines…

Un peu plus loin le bistro

café-crème et croissants chauds

l’homme titube

et dans l’intérieur de sa tête

un brouillard de mots

un brouillard de mots

10/ sardines à manger

oeuf dur café-crème

café arrosé rhum

café-crème

café-crème

café-crime arrosé sang !…

Un homme très estimé dans son quartier

a été égorgé en plein jour

l’assassin le vagabond lui a volé

deux francs

soit un café arrosé

zéro franc soixante-dix

deux tartines beurrées

et vingt cinq centimes pour le pourboire du garçon.

Il est terrible

le petit bruit de l’oeuf dur cassé sur un comptoir d’étain

il est terrible ce bruit

quand il remue dans la mémoire de l’homme qui a faim.

(La grasse matinée de Jacques Prévert)

Jean Jaurès sur le courage

« Le courage, c’est d’être tout ensemble et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe.

Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale.

Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à filer ou tisser, pour qu’aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés.

Le courage, c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l’art, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et cependant d’éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales, de l’organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et des rythmes.

Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir, mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin.

Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense.

Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques. »

Jean Jaurès, Extrait du Discours à la jeunesse, Albi 1903

Un conte pour expliquer la crise

Une oeuvre de plus en plus collective,

Comme nous ne comprenions plus rien à la crise bancaire rabâchée tous les jours dans les médias, nous avons demandé à un expert financier de nos amis de nous expliquer la crise actuelle de façon simple. Il a choisi de nous conter ceci.

Il était une fois un homme d’affaires qui, arrivant dans un village, proposa aux habitants d’acheter des ânes. 1000 euros/l’un. C’était avant le pétrole et les ânes comptaient beaucoup. 1000 euros, c’était un bon prix et une partie de la population vendit ses animaux.

Le lendemain, l’homme revint. Il offrait 1500 euros pour chaque âne que l’on voulut bien lui vendre. Les affaires marchaient, l’homme payait rubis sur l’ongle.

Les jours suivants, le prix monta jusqu’à 3000. Même les plus prudents vendirent. L’homme eut bientôt acheté tous les ânes du canton.

Voyant qu’il n’y avait plus d’âne à acheter, il fit savoir qu’il reviendrait dans une semaine et paierait 5000 euros pour chaque âne sain.

Avant cette échéance, l’homme d’affaires envoie son mandataire au village. Celui-ci arrive avec de nombreux ânes parmi lesquels on peut reconnaître les anciens ânes du village. Il les met en vente à 3500 euros. Rapidement les ânes sont achetés; certains autour de 4000 euros. Les villageois se réjouissent à l’avance de l’argent qu’ils vont facilement gagner dans quelques jours, sans travailler!

Beaucoup de ceux qui n’ont pas la somme nécessaire pour acheter, l’empruntent à de plus riches, prêteurs du village ou de l’extérieur.

La semaine s’écoule mais on ne revoit pas l’homme d’affaires. Ni lui, ni son associé. Le village se retrouve avec plus d’ânes que nécessaire – qu’il faut bien sûr nourrir – et avec une bonne part des villageois endettés.

Bientôt, beaucoup de ceux qui avaient emprunté ne peuvent rembourser. Ceux qui avaient prêté vont se plaindre auprès du conseil municipal :

– « Si nous ne sommes pas remboursés, nous sommes ruinés.

Nous ne pourrons continuer de prêter et le peuple sera ruiné. »

Afin d’éviter la catastrophe, le maire décide d’intervenir. Il vide la caisse communale et emprunte ce qu’il faut à la banque centrale.

Mais, au lieu de donner de l’argent directement aux villageois pour qu’ils puissent rembourser leurs dettes, il le donne aux prêteurs.

Remis à flot, ceux-ci décident de ne pas annuler les dettes de leurs débiteurs. C’eût été injuste à l’égard ceux qui avaient honoré leur dette, disaient-ils! Ils continuèrent donc de poursuivre le recouvrement de leurs créances avec intérêts.

Certains villageois durent revendre leur âne – voire deux – à l’extérieur, mais à perte. Leur capacité de produire se trouvait amputée. Quand il n’y avait plus d’argent, les prêteurs saisirent les biens dont des ânes qui furent bradés.

Bien souvent la liquidation de la totalité des biens ne couvrait pas la totalité des sommes dûes! Aussi des prêteurs continuèrent-ils longtemps à percevoir remboursements et intérêts. Du moins des villageois qui survécurent aux chocs.

Le maire avait d’un coup dilapidé le trésor municipal, sans succès. Pire il avait endetté son pays. Il demanda alors l’aide des communes voisines. Mais soit elles étaient également endettées, soit elles refusèrent d’aider, considérant que le niveau d’endettement était tel qu’il n’offrait plus les garanties suffisantes.

La population du village se retrouva démoralisée, avec une pénurie d’ânes, des personnes endettées à vie, une commune ruinée et la haine contre une poignée de riches prêteurs détestés. Des jeunes se droguèrent, d’autres passèrent au vol, à la violence contre d’autres ou contre eux-mêmes. La musique devint fausse, le chant rare et la danse solitaire.

Trois fins à choisir

 a) L’homme d’affaires confus, réapparut. Il envoya un nouvel assistant offrir son aide au conseil municipal afin de redresser la situation du village et des villageois.

Il fixa comme conditions pour prêter de l’argent que la commune réduise encore ses dépenses et verse des intérêts conséquents. Le maire augmenta les impôts, rogna les services publics et baissa les salaires des fonctionnaires. Le village maigrit. Le peuple s’appauvrit encore et resta endetté, pour certains sur plusieurs générations.

b) Alors que se multipliaient les suicides d’habitants surendettés et les agressions contre les prêteurs, un nouveau maire fraîchement élu décida courageusement d’annuler dettes et créances dans le village. Plusieurs prêteurs locaux approuvèrent car ils purent à nouveau vivre en paix dans leur village. Mais des prêteurs extérieurs menacèrent.

c) Le nouveau maire avec son conseil décida d’imprimer une monnaie valable sur l’ensemble du territoire communal. Il la distribua également à toutes les citoyennes et citoyens. Les affaires reprirent localement, une réflexion s’engagea et bientôt l’exemple fut suivi aux environs. On dansa ferme.