Damien Cru : « Quand les métiers résistent… »
Auteur de « Le risque et la règle » (éditions Erès, 2014), Damlen Cru a été tailleur de pierre, puis expert en prévention dans le BTP, aujourd’hui consultant, et syndicaliste par ailleurs. Le dimanche 14 décembre, il est venu exposer au groupe du grand chantier ses analyses, nourries de ces diverses expériences, sur le travail et les métiers. Le compte rendu de son intervention n’a pas encore été validé par lui.
« J’ai exercé pas mal de métiers, aujourd’hui je suis consultant, et syndicaliste par ailleurs.
Lorsque je travaillais chez Bati-service, promoteur immobilier, le service commercial a fermé. Je me suis retrouvé à l’ANPE où on me propose une formation de tailleur de pierres (c’est toute mon enfance qui ressurgit – les carrières de pierres où je jouais…).
J’apprends le boulot à Paris et bosse en région parisienne pendant 10 ans en tant que tailleur de pierres dans différentes entreprises – chantiers de la cathédrale de Vanves, la citadelle St Louis, etc.
Tailleur de pierre, c’est un métier du bâtiment mais on ne nous embête pas. On défend quelques traditions du métier : casse-croûte de 9h et le raccord, ou canon d’1/4 d’heure l’après-midi pour boire un coup. Ce sont des moments d’échanges sur la télé, mais aussi le professionnel – le boulot en cours. La solidarité se construit dans ces moments. Il y a une certaine noblesse dans cette activité, et puis les gens imaginent qu’on est artiste. Or, c’est le sculpteur qui fait. Nous on coupe droit, en biais, etc. On a un rapport très fort à la géométrie, au tracé, à la coupe des pierres.
Au bout de dix ans, avec l’expérience, je commence à me demander comment on pourrait bosser autrement car on perd du temps. A l’époque, avec EGM, on travaillait au palais du Luxembourg (Sénat) et il fallait changer des lucarnes. Des parapluies étaient installés au-dessus de l’échafaudage, mais trop bas pour notre activité de tailleur (on a besoin d’installer une poulie juste au-dessus pour hisser la pierre). J’en parle 3-4 fois au patron, et en réunion de chantier, on nous répond : vous avez accepté cet échafaudage ! Notre patron ne connaît pas assez le métier, on lui propose que quelques « pierreux » l’accompagnent comme conseils.
Une autre fois ce sont les pierres qui sont en mauvais état. On lui propose de s’organiser autrement pour les faire venir mais il s’entête.
Prudence au travail
Heureusement à cette époque, un copain me propose de bosser à l’OPPBTP (organisme professionnel de prévention du BTP), et pour cela je passe un CAP.
C’est en 1980. J’arrive dans un univers de fous dirigé par des ingénieurs très techniques qui disent par exemple que les entreprises n’ont qu’à s’équiper pour qu’il n’y ait pas d’accident et que celles qui ne respectent pas les règles de sécurité seront sanctionnées ! Cette boite fait de la prévention en formant les ouvriers. Je vais donc sur les chantiers comme préventeur (conseiller).
Exemple de formation : la chute de hauteur est la principale cause de mortalité, donc il faut mettre des garde-corps aux échafaudages – des lices à une certaine hauteur, des sous-lices, idem, et des plinthes en bas. On récite la leçon : il y a un ordre, les garde-corps doivent être posés avant, il faut mettre un môle de recueil s’il n’y a pas possibilité d’installer de garde-corps… et tout est détaillé selon les métiers – maçons, couvreurs, tailleurs, etc.
L’auditoire est au chaud, s’endort à moitié et s’ennuie de cette pédagogie répétitive. J’essaye de discuter avec eux, de leur demander : c’est quoi pour vous les éléments de la sécurité ?
Un jour de formation, des gars nous disent : « La sécurité, ça tue ! » J’apprends qu’un de leurs copains, sur injonction du chef, s’est attaché car il n’y avait pas de garde-corps. Mais il s’est attaché à l’étai d’un treuil qui fait monter et descendre une benne qu’il remplit. Or la benne se coince, le treuil continue de tourner, le moteur tombe avec l’ouvrier attaché à lui. Ca fait 8 ans que les gars traînent cette histoire. Evidemment cela ne servait à rien de leur parler de sécurité. Ce dont ils avaient besoin, c’est avant tout de parler de cette histoire.
La première chose à faire en formation, c’est dire, en fonction du boulot, quelles mesures il faut prendre, surtout ne pas donner des leçons techniques virtuelles, et reprendre avec les gars les traumatismes.
Christophe Dejours, dans « Travail, usure mentale », a observé que les personnes les plus exposées souvent ne se protègent pas, ne revendiquent pas de se protéger, et même ont une attitude de défi au risque. Il propose une explication autre que celle de la méconnaissance du danger. Il dit : ce sont des attitudes défensives inconscientes pour se protéger de ce qui nous fait peur (refoulement, déni de réalité). Et puis, quand tout le groupe est dans ce processus de défense, il faut y adhérer. Il y a même des mises à l’épreuve, des bizutages (aller chercher une planche qui est en haut de l’échafaudage). C’est une idéologie défensive des métiers pour se protéger de la peur parce que « celui qui a peur, il tombe tout de suite ».
L’alcool (ou les drogues) a une fonction : il soude le groupe, il réchauffe. C’est aussi un anxiolytique par rapport à la peur (un gars parlera plus volontiers de vertiges et non de peur). C’est un vrai piège ce déni de risque, cette minimisation de ce que vivent ces gens.
Les femmes sont moins dans le déni, la peur est dite, et comme elle ébranle notre conception de la virilité, cela peut déranger.
Un jour, en déplacement pour un chantier, on est allés manger dans un restaurant antillais. On a décidé de ne pas aller bosser l’après-midi à cause de notre état !
Un gars qui s’est blessé dira : « C’est pas grave, c’est rien que de la viande ». On ne parle pas du corps, ni de la sécurité, ni de la peur.
Pour commencer une formation, je pose la question : par où ça passe la sécurité ? Ils répondent : quand il fait froid, on met deux pulls, on fait du feu (et on peut faire griller des sardines). Pour travailler son caillou, on le met en hauteur pour ne pas être penché en travaillant. On fait gaffe aux éclats, on le cale bien. On appelle un copain pour le porter, pour ne pas abîmer tout le boulot qu’on vient de faire. Les outils, on les protège, et en les protégeant, on se protège.
La langue de métier
Barder une pierre : retourner la pierre qui est sur des tasseaux – on la lève, on la fait marcher sur ses arrêtes, à droite, à gauche. On la fait boire : basculer. On la fait rouler. On la bille : on met une bille dessous pour la faire tourner sur elle-même.
Dans ce métier, on ne parle pas du corps, par contre toutes les parties du corps entrent dans la langue du métier : on la purge, elle a des veines, le talon : moulure qui a une forme de talon, les pieds d’échafaudage, l’œil : un trou, le cul : le fond, sonner une pierre pour voir comment elle répond… Tout ce vocabulaire ramène à notre vie quotidienne et renvoie à notre humanité.
Les règles de métier
Il existe des règles de métier, codifiées ou non :
– On pose la pierre sur des lits, si autrement, on la pose en délit (selon la qualité de la pierre)
– Chacun travaille avec ses propres outils (sauf pour les machines). L’employeur doit 4 % en plus du salaire pour l’achat et l’entretien des outils. Ainsi, chacun fait l’outil à sa main (mais on se prête les outils si besoin).
– Chacun termine le caillou qu’il a commencé, on est responsable de son caillou – même le chef ne peut pas mettre la règle ou l’équerre tant que le caillou n’est pas terminé.
– « Pas courir, pas dormir » : il ne faut jamais se précipiter sur un chantier. On se méfie des gens qui cavalent.
Quelques histoires concrètes
Histoire du gigade :
Il prend le travail à la tâche, embauche 2-3 gars pour un ravalement de façade. Il les laisse. Les gars prennent une demi-journée de « grève » pour aller chercher leurs outils et reviennent, regardent la façade. Le lendemain, il revient, ils sont assis : « T’inquiète pas : quand on va monter, ça ira vite. Là, on loupe ». Le surlendemain, idem. « On loupe ça veut dire quoi ? » « On regarde les nus, comment on va les descendre, etc. ». Le gigade les prend pour des pros et va voir un autre groupe embauché le matin, qui bosse déjà, et il les vire !
Histoire du canon :
« M. Dupont, le canon, c’est un quart d’heure, de 3h à 3h1/2 ! » ; « C’est l’anniversaire de Philippe, comment voulez-vous qu’on boive tout ça en un quart d’heure ! »
Histoire du rachat de l’entreprise Daguenne par Bouygues :
On réclamait des tenues de travail depuis longtemps. Au CE, des bleus sont fournis, enfin. Trois mois plus tard, on dit « ça va pas, nous, les tailleurs, on est en blanc normalement ! ». On nous répond : « Bon, maintenant, y’a plus de maçons, de tailleurs, de plâtriers, y’a plus que des Daguenne ! » Un grand gars qui disait jamais rien s’avance et dit : « Si y’a plus de plâtrier, qui va faire le plâtre » ? La polyvalence des métiers pointait son nez…
Publications sur le travail
– « Travails » : journal écrit par un collectif qui réfléchit sur comment être sujet dans son travail (avec notamment Nicolas Frize, qui est musicien). Numéros intitulés « La pause », « Le corps », etc.
– Film « Aucun risque, parole de compagnon », de René Barata, en 1992 – site internet l’ouvre-boîte. Commande du ministère de la construction pour savoir ce que pensent les ouvriers des méthodes de prévention. René a notamment organisé un repas avec les épouses des ouvriers qui disent : « Chaque fois qu’il part au travail, je lui dis de faire attention ». « Chaque fois que j’entends les pompiers, je pense au chantier ».
A quoi sert cette réflexion sur les tailleurs pour les autres métiers ? L’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail), où j’ai travaillé après, bosse sur les représentations qu’on a des métiers. Mais tout cela passe par la parole. Le théâtre est très intéressant, car il passe par autre chose que la parole. Quand on interroge quelqu’un sur son métier, il répond toujours : « Mais c’est normal, ça t’intéresse ? ». L’ossature du métier est banalisée.
Exemples d’histoires
– À la MAS (maison d’accueil spécialisée, pour les polyhandicapés) : on ne parle jamais des pipis, odeurs, bave, déjections, etc. mais si on titille les salariés, une dit : « C’est naturel, je me suis occupée de ma grand-mère depuis l’âge de 8 ans ! ». Un infirmier va dire : « On n’est pas très payés mais c’est normal ! »
– La brouette, geste naturel pour les enfants élevés à la campagne, un vrai travail pour les autres…
– Les contrôleurs de bus : lors d’une formation pour éviter la violence, je les accompagne sur le terrain (Nanterre). On attend le bus, assis. Un arrive, le bus passe : « Ah celle-là on la fait pas, y’a du saumon là dedans ! » (passagers qui ont repéré les contrôleurs et qui se précipitent à l’avant – qui remontent le bus – pour poinçonner leur ticket).
L’arrêt en face, le bus ne s’y arrête pas – le chauffeur sait que ce sont des gens assis là et qui ne prennent pas le bus !
Tout ça, ce sont des constructions de savoirs que la RATP n’enseigne pas dans ses formations.
– À la station RER au terminus de bus : on descend un bagarreur et on le met dans un angle, on fait le mur pour pas que les gens voient la scène. La femme employée dit : « C’est naturel, vous auriez fait pareil » ! Par contre, les deux stagiaires n’ont pas su comment se mettre, ce n’est donc pas si naturel.
Questions-réponses avec l’auditoire
– Dans les questions de maltraitance au travail, il y a toujours une équation histoire personnelle/le groupe/ l’organisation du travail. Les idéologies défensives des métiers dépassent et englobent ces problématiques.
– D’un côté, volonté de rationalisation (qui vient des ingénieurs) tendant à casser les noyaux, à dire qu’un chef ne doit pas être bien avec son équipe – de l’autre, par exemple, la RATP qui a supprimé l’échelon du chef et c’est une catastrophe.
– Langue de métier : à Marseille, les maçons parlent italien !
– En tant que préventeur, je ne prétends pas réduire les risques au travail. Mon boulot est de permettre à mes interlocuteurs d’être auteur de leur santé au travail.
– Des métiers ont été cassés, pas reconnus, déniés de leur valeur. Il faut faire en sorte que les métiers soient parlés, créer des lieux d’élaboration entre collègues mais ça n’est pas prévu par les organismes de formation. Cela permettrait de continuer de construire le métier, de le faire évoluer.
– Pour le salarié, quand on l’interroge, le premier risque c’est de perdre son boulot, le deuxième est de ne pas arriver à faire bien son boulot (instits surtout). Risque aussi que la demande de deuxième semaine de congés ne soit pas acceptée… La santé n’est pas citée.
– On est pris par tout un discours sur les risques psycho-sociaux. Ce langage fige. C’est une façon de poser les problèmes sans les voir. Il faut déconstruire ces catégories. Le savoir, le savoir-être, le savoir-faire sont des catégorisations qui décortiquent mais ne fonctionnent pas l’une sans l’autre. Il faut partir du concret des gens.
– Scène du film de René Barata : « Je vous ai vu passer sous la banche ». « De ma vie je ne suis jamais passé sous une banche » ! On montre la scène filmée. Le gars répond : « Fallait bien que j’aille nettoyer cette banche » ! L’exemple montre que si on parle vraiment (il ne passe pas sous la banche, il nettoie la banche), alors on peut résoudre le problème du pourquoi la banche est sale et faire remonter le problème à la hiérarchie. »