[La famille] Céline Bessière et Sibylle Gollac : « Le couple organise l’inégalité économique hommes-femmes »

Sociologues toutes les deux, Céline Bessière et Sibylle Gollac travaillent sur la famille vue du côté économique : la propriété, les terres, le travail, le revenu… Elles sont venues rencontrer le groupe du grand chantier le dimanche 31 janvier au matin. Voici les points fort de leurs interventions.

Céline Bessière

celineMa première enquête sociologique portait sur les transmissions d’exploitations viticoles de la région de Cognac : quelque chose de central dans la vie des gens là-bas. Ma question était celle-ci : comment des jeunes gens (en général, des garçons) en viennent à avoir un destin social tout tracé, le même que leurs parents ? Cela va à l’encontre de l’idée de se construire soi-même, très en vogue depuis les années 1980. Moi, par exemple, je viens d’une famille où il y avait des agriculteurs, mais c’est bien fini aujourd’hui.

J’habitais sur place. Et mon travail consistait à aller voir ces jeunes, leurs parents, leurs frères et sœurs, les conjointes… La question du patrimoine était centrale. J’ai vite observé un paradoxe : ces jeunes reprenaient l’exploitation parce que leurs parents la possédaient (sinon, c’était absolument impossible), mais ils n’arrêtaient pas de me parler de leur vocation, de ce qui était pour eux une passion !

Cela veut dire que, pour les parents, il ne faut pas seulement transmettre l’argent, mais aussi le goût du métier. Et puis, troisième élément, le statut de chef d’exploitation. Les parents doivent s’y atteler dès l’enfance (par exemple, offrir des petits tracteurs comme jouets !). Finalement, quand le jeune viticulteur en arrive à dire « J’ai toujours voulu faire ça ! », ça veut dire que la transmission a marché !

A qui l’exploitation est-elle transmise ? S’il y a un garçon, c’est forcément à lui. Une fille n’y arrive que si elle n’a pas de frère, ou si celui-ci est handicapé, ou s’il a flanché… Est-ce forcément le fils aîné ? Si le père a eu son premier garçon à 20 ans, le jeune arrive sur l’exploitation à l’âge où son père a tout juste 40 ans… et ça peut être trop tôt. Une situation de ce type peut profiter au benjamin. Tout dépend de l’écart d’âge entre parents et enfants.

Comment ça se passe avec les autres enfants ? Les familles qui sont riches ont aussi des biens immobiliers et financiers. Le patrimoine est suffisamment diversifié et conséquent pour pouvoir transmettre à tous les membres de la famille.

Cela dit, si c’est une famille très riche, les enfants peuvent aussi se friter très fort. Par exemple, si la propriété viticole est un château, les autres enfants peuvent trouver que ce n’est pas normal qu’il aille à l’un d’eux : « Comment ? C’est mon frère qui hérite du château… alors qu’il n’a jamais rien foutu à l’école ! » Dans ces cas-là, souvent, l’heureux bénéficiaire se défend en répondant que c’est lui qui va s’occuper des parents !

On n’a pas le droit de déshériter un de ses enfants. Le droit a juste ménagé la possibilité d’avantager tel ou tel enfant. Il y a une partie du patrimoine dont on a le droit de faire ce qu’on veut : on sépare ainsi le patrimoine entre « réserve » et « quotité disponible ».

Les gouvernements de droite ont énormément augmenté les seuils de non-imposition du patrimoine. Tous les six ans, on peut transmettre des sommes très importantes sans aucun impôt. Alors que, quand on transmet en dehors de la famille, le taux d’imposition est de 60 %.
Dans la région de Cognac, les familles organisent la succession avant le décès des parents, ce qui est fréquent dans les familles d’indépendants (agriculteurs, artisans, commerçants, professions libérales et chef d’entreprise), mais beaucoup plus rare chez les salariés.

A Cognac, dans les familles moins fortunées, cela peut être plus compliqué entre les enfants. Parfois, il y a une forte entente familiale, et tout se passe bien : d’autant que la position de celui qui reprend n’est pas forcément la plus enviable ! Le prix de l’entente familiale est supérieur aux risques de défendre son bout de gras. Et puis, pour chacun des enfants, c’est important que l’exploitation reste dans la famille.

Mais s’il y a dans la famille des emplois pas stables, du chômage, certains vont se mettre à ressentir un besoin d’argent et ne plus avoir envie de « faire cadeau » à celui qui a hérité. Le droit des entreprises agricoles protège énormément le repreneur. Prenons l’exemple d’un jeune qui a repris l’exploitation, mais doit payer un loyer à ses parents, toujours propriétaires. Il n’a pas non plus les moyens de payer la soulte à ses frères et sœurs. Du coup, il ne se passe rien, et plus personne ne se parle. Les parents, qui ont juste une petite retraite agricole, ne peuvent plus bien se soigner. Juridiquement, la situation est bloquée, et l’ambiance familiale devient pourrie à tous les étages !

Questions

  • Danielle : que va-t-il se passer à la mort des parents ?

En tant qu’exploitant, le jeune a un bail à long terme, et ne peut pas être viré en tant que fermier. Quand les parents décèderont, il sera en indivision avec ses frères et sœurs.

  • Jean-Paul : et pourquoi ne pas vendre tout de suite ?

Plein d’exploitations sont reprises par les voisins. Les familles ont toujours l’espoir que le marché du cognac reprenne et que l’exploitation reste dans la famille.

  • Jean-Paul : c’est de la noblesse pauvre ?

Certains sont des aristos pauvres, mais d’autres pas du tout. Ils sont attachés très fort à leur terre.

  • Benoît : combien vaut le château ?

Souvent, on ne sait pas grand chose des revenus de ces viticulteurs : sur la déclaration des impôts, c’est genre le Smic ou le RSA. Certains déclarent 5000 euros par an !

Je vais prendre un autre exemple : celui d’un couple d’horticulteurs qui divorcent et vont au tribunal. Il faut fixer la pension alimentaire pour l’enfant qu’ils ont ensemble. Ils viennent avec un avis d’imposition de trois ans avant : ils ont déclaré au forfait (qui est calculé en fonction du nombre d’hectares et du type d’exploitation) environ 5000 € par an. Le juge les questionne. Finalement, l’homme reconnaît évaluer son revenu mensuel à 2000 € !

Comme ces viticulteurs sont chefs d’exploitation, ils ont de nombreux moyens pour défiscaliser une partie de leurs revenus (amortissement du matériel, etc.) et ils se déclarent les salaires qu’ils veulent ! Les enfants d’exploitants riches sont parfois boursiers de l’université. Ce qu’on peut plus facilement appréhender, en revanche, c’est leur patrimoine : les indépendants (chefs d’entreprise, professions libérales, agriculteurs, artisans, commerçants…) ont les niveaux de patrimoine les plus élevés de France ! Surtout les agriculteurs, parce que la terre, ça coûte très cher… Mais ce sont aussi les catégories sociales les plus endettées de France !

  • Christelle : il n’y a pas que le formatage de ces jeunes par leurs parents, ils ont aussi une part de liberté, non ?

Tous disent qu’ils sont passionnés, ils le vivent vraiment comme ça… Dans des stages d’installation, ils peuvent s’endetter d’un million d’euros à 20 ans… Moi, ça me fait frémir ! Il y a une expression que j’entends tout le temps : « Ma sœur n’était pas intéressée. Elle ne sait même pas où sont les rangs de vigne ! » C’est vrai qu’il ne faut pas qu’ils soient tous intéressés, sinon c’est le bordel ! A partir du moment où le premier déclare sa vocation, c’est difficile pour les autres enfants de faire pareil !

  • Jean-Paul : ça se joue ailleurs que dans les exploitations viticoles, non ?

Je prends un autre exemple intéressant : une famille qui a des vignes, mais aussi des poules, des céréales, une exploitation diversifiée… Les parents ont trois filles. La première aide son père depuis qu’elle est toute petite et a fait des études agricoles jusqu’au BTS, alors que ses deux sœurs, elles, continuent des études générales. Je fais l’entretien avec elle quand elle a 20 ans. Elle m’annonce alors qu’elle vient d’avoir un petit frère tardif et se met presque à pleurer : cette naissance remet en cause sa place dans la famille et sa « vocation ».

  • Mélodie : est-ce que parfois des frères et sœurs peuvent reprendre ensemble ?

Oui, mais juste si l’exploitation est assez grande pour nourrir plusieurs !

  • Chantal : c’est le même problème qui se pose quand un couple divorce et que d’autres enfants naissent d’un autre couple.
  • Danielle : avec mon frère, on a hérité d’un chalet dont on ne veut pas se défaire. On a finalement donné la propriété à nos enfants. Quand un enfant veut vendre, il n’y a rien à faire !

Il y a aussi plein de moyens de retarder une vente !

Sibylle Gollac

sybilleJ’ai fait ma maîtrise sur les réunions de familles. Mes questions étaient celles-ci : qui prépare ces réunions ? Qui travaille à l’organisation ? Comment fonctionnent les solidarités familiales ? Qu’est-ce qui influe sur l’endroit où on choisit d’habiter et ce qui fait que l’on devient, ou non, propriétaire ?

Les travaux de Thomas Piketty montrent que le poids des héritages redevient aussi important qu’à la fin du XIXe siècle, essentiellement à cause du poids qu’a pris le patrimoine immobilier. Il y a près de 60 % de propriétaires en France. Mais avoir un appartement à Paris, ce n’est pas la même chose qu’une petite maison à la campagne.

J’ai d’ailleurs participé à l’enquête « Patrimoine » de l’Insee. Dans les familles où il y a une entreprise familiale, ce sont les garçons – en général, les aînés – qui héritent de cette entreprise. Les autres enfants ont des compensations immobilières ou monétaires. Dans les familles où il n’y a pas d’entreprise, on constate souvent que les aînés sont plus diplômés que les cadets. Plus les fratries sont grandes, moins les enfants sont diplômés…

J’ai commencé à aller voir les notaires, puisque ce sont eux qui sont censés garantir l’égalité. Les notaires disent avoir plusieurs systèmes d’évaluation d’un bien, mais on comprend vite que ce flou laisse une large place à la négociation.

J’ai suivi une famille bretonne de sept enfants (quatre filles, puis deux garçons, puis une fille) pendant une douzaine d’années. Le père était maçon salarié. La fille aînée, qui a une formation en comptabilité, se marie jeune avec un homme qui a un diplôme de métreur : le père envisage de créer une entreprise de BTP avec sa fille et son gendre… mais le mari devient bientôt gendarme. La deuxième, un peu « garçon manqué », ne trouve pas de boulot dans le BTP. Les deux suivantes n’ont aucune envie de reprendre. Le premier garçon devient tailleur de pierres : il essaie de monter son entreprise. Mais devient bientôt schizophrène…Le deuxième garçon fait des études dans l’électronique, puis devient aussi tailleur de pierres. Finalement, c’est celui-là qui va réussir à monter une entreprise de bâtiment qui marche (20 salariés)…

On dit que la maison a été construite par le père, alors que la mère faisait le ciment et bossait avec lui le soir. Tous sont soucieux de garder la maison que le père a laissée. Le second garçon se présente comme le seul à pouvoir payer les autres. Sur les cinq filles, quatre ont connu au moins une séparation conjugale et trois ont dû vendre la maison que leur père leur avait construite avec l’aide de toute la famille : « Bon, je trouvais dur, ça, pour mon père. Faire autant de travail… Pour les maisons de mes sœurs… Elles n’ont jamais vécu dans leurs maisons. Euh… Bon, allez, ça a été dur ». »

On s’intéresse à montrer l’importance des questions de propriété et de patrimoine dans les relations familiales. Dans le code civil, les deux-tiers des articles sont consacrés aux questions de propriété : ce qui organise les relations entre individus, dans notre société, c’est le respect de la propriété de chacun.

Le fondateur de la sociologie, Emile Durkheim, prévoyait à la fin du XIXe siècle la fin de l’héritage en raison de l’évolution vers une société méritocratique. Certes, l’idéologie dominante est devenue la méritocratie… Mais la réalité, c’est l’inverse !

L’une des choses qui fait des conditions de vie plus ou moins confortables, c’est bien l’héritage (surtout à une époque où on consacre une part croissante de ses revenus à payer son logement). Ce que montre Thomas Piketty, c’est que les inégalités de patrimoine sont redevenues plus importantes, notamment par l’héritage.

Il y a aussi de profondes inégalités à l’intérieur même des familles, notamment entre les hommes et les femmes.

Prenons l’exemple de ce couple : le mari, issu d’une famille d’ouvriers agricoles, est devenu instituteur et arrive dans un petit village dans la Sarthe. Il rencontre la fille d’un expert-comptable, la petite-dernière d’une fratrie de trois, de dix ans plus jeune que lui et qui cesse ses études juste après son bac, au moment de son mariage. Ils ont cinq enfants ensemble, restent dans le village, habitent juste à côté des beaux-parents. Pour se faire construire leur maison, ils empruntent pas mal, auprès de la banque mais aussi de la belle-famille. Comme ils n’arrivent pas à rembourser, ils revendent la maison. Le beau-père est mort, la belle-mère décline, le couple approche de la cinquantaine. Le seul garçon (2e de la fratrie) a hérité du cabinet d’expertise des parents, puis l’a revendu pour acheter une agence immobilière. La sœur aînée, qui a rencontré son mari à la fin de ses études à Paris, a épousé un PDG. Le couple se vit un peu comme des serviteurs. Ils veulent partir, mais elle voudrait récupérer la résidence secondaire de ses parents, au bord de la mer.

Quand je les rencontre, coup de théâtre : le père demande sa mutation pour une autre région que là où est la résidence secondaire. Il explique : « Je sais que c’est le rêve de ma femme, mais c’est irréaliste : son frère et sa sœur ne voudront jamais lui laisser cette maison ! » Mais leur fils s’étonne : « Le coup de théâtre récent, c’est que mon père a dit qu’en fait il avait jamais pensé sérieusement à acheter la maison de Brétignolles. Et alors maintenant je me rappelle que… Ca devait être fin juin, début juillet, à un moment où mes parents étaient à Brétignolles avec mon frère Jérémie, et je me rappelle assister à… Ma mère et mon frère… Faire le tour de la maison, et puis vraiment dessiner des plans et tout, et ma mère qui passait des nuits blanches à réfléchir à l’agencement des pièces, et mon frère à réfléchir à où mettre les prises et tout, parce que tous les deux ils sont passionnés par ça. Alors, quand j’y repense maintenant, je me dis : « Mais à quoi pensait mon père à l’époque ? » ». Cette femme est dominée : socialement pas ses aînés, professionnellement par son mari.

L’horizon de la séparation

Céline Bessière

On a monté une enquête à plusieurs sur le traitement judiciaire des séparations conjugales. On a écrit un livre collectif à une dizaine de chercheurs ; avec les étudiants, on était près d’une cinquantaine à y travailler ! On a aussi travaillé au Québec.

Pour cette enquête, on a observé les couples qui viennent devant les JAF (juges aux affaires familiales), au tribunal, pour se séparer. On a assisté à des audiences, mais aussi consulté des centaines de dossiers. Sur les relations économiques dans la famille, c’est très intéressant. S’il n’y a pas de propriété, la seule question est : qui conserve le domicile conjugal ? Si on est mariés, c’est le juge qui dit qui conserve le bail. Si on n’est pas mariés, c’est : « Débrouillez-vous ! » Il y a d’autres moments où on parle d’argent, notamment pour fixer le montant de la pension alimentaire. Il y a aussi l’éventuelle prestation compensatoire. On va aussi parler « travail » pour savoir qui va avoir la garde des enfants.

Sibylle Gollac

Quand un couple d’agriculteurs se sépare, le principal problème est celui de la prestation compensatoire. Par exemple, dans le cas des horticulteurs évoqué auparavant, l’exploitation appartient à l’époux, donc la femme perd son emploi, son logement, et repart vivre chez ses propres parents avec juste le RSA, et demande donc une prestation compensatoire. Ca semble logique sauf que, depuis qu’il est seul, il n’y arrive plus ! Elle produit des attestations des voisins qui affirment que c’est elle qui faisait tourner la boutique ! Lui renchérit dans le même sens… en disant qu’il est au bord du dépôt de bilan. Le juge conclut qu’il n’y a pas d’inégalités, puisque les deux sont dans la merde ! La prestation compensatoire est donc refusée !

Céline Bessière

Les couples d’indépendants vivent généralement sous le régime de la séparation des biens. Et les notaires fournissent à cette clientèle pas mal de conseils pour éviter que l’entreprise se casse la figure ! La conjointe ne peut donc pas bénéficier des avantages de la communauté. Or, 70 % des indépendants sont des hommes ! Ils sont donc favorisés dans les questions de transmission du patrimoine.

Je pense à une chambre de la famille dans un tribunal de grande instance où il y a un cas très épineux à régler : c’est le dossier qu’on refile aux juges nouvellement arrivés pour les « bizuter » ! Des montants de plusieurs millions d’euros sont en jeu. Une histoire assez classique, mais qui concerne la 25e fortune de France (ou à peu près). Le mari est dirigeant d’une entreprise d’assurances, sa femme travaillait dans l’entreprise, et ils se séparent. La pension alimentaire au titre du « devoir de secours » (c’est-à-dire pendant la procédure elle-même) est fixée entre 10 000 à 15 000 euros par mois ! Et la procédure est partie pour durer des années…

Une question est posée : il y a eu un gros accroissement de la valeur en Bourse de l’entreprise pendant la durée du mariage. Y ont-ils contribué tous les deux ou pas ? Quelle valeur doit-elle récupérer ?

Un autre enjeu de ce dossier, c’est l’absence d’enfant. Peut-elle quand même demander une prestation compensatoire ? Ce n’est pas spécifié par la loi, mais en général on ne le fait pas s’il n’y a pas d’enfants… Dans ce cas, la femme avait vraiment essayé d’en avoir, mais ça n’avait pas marché ! On entre vraiment dans l’intimité des couples dans ce type d’affaires…

Jusque dans les années 1980, il y avait trois juges pour entendre les couples. Maintenant il n’y en a plus qu’un… sauf si on décide une collégiale : c’est ce qui a été fait dans ce cas précis… Car on se doute qu’il y aura appel de toute façon…

Sibylle Gollac

L’inégalité de traitement entre les différentes affaires dans les tribunaux est spectaculaire : la durée d’audience n’est pas du tout la même selon le lieu de résidence. Dans une même chambre, sur neuf affaires qui occupent la semaine, trois durent plusieurs heures : celles qui concernent les plus gros patrimoines. Et les autres passent à la va-vite !

Céline Bessière

Un autre exemple dans un tribunal de la région parisienne. Un homme se trouve en reconversion professionnelle, avec très peu de revenus. Son ex-femme reçoit l’allocation de soutien familial, mais la CAF demande un jugement d’impécuniosité du père dans les trois mois pour continuer à verser l’ASF. L’homme arrive très en colère : « Elle fait ça pour m’emmerder ! » Il ne comprend pas que c’est la CAF qui a déclenché la procédure. « J’ai l’impression d’être au tribunal ! » (il veut dire : « d’être jugé »). C’est une condamnation pour lui d’être reconnu comme impécunieux !

Sibylle Gollac

Les juges mettent généralement les pères dans la posture de subvenir aux besoins des enfants, d’assurer leur rôle financier et économique. Parfois, c’est hors de portée des pères : à la fois, ils ont intérêt économiquement à plaider qu’ils sont impécunieux, mais humainement, c’est très difficile à supporter pour eux !

  • Hanna : qui a fait appel à vous pour cette recherche ?

Sibylle : Personne ! Moi, je suis chercheuse au CNRS, donc mon temps de travail est dans le cadre de mon contrat. Céline, elle, est maître de conférences : la moitié de son temps est consacré à l’enseignement, la moitié à ses activités de recherche. L’idée de travailler là-dessus est venue de nous. La mission de recherche « Droit et justice » du ministère de la Justice nous a apporté un peu d’argent. Et puis, avec le label « ministère de la Justice », les portes des tribunaux s’ouvrent plus facilement ! Jusqu’aux premiers contacts avec la mission de recherche « Droit et justice », on écrivait aux présidents de tribunaux… et on n’avait aucune réponse. Après, c’est la Mission elle-même qui leur demandait des autorisations. Cela dit, on essaie d’être le plus discrètes possible…

  • Hanna : votre production est-elle versée au dossier ?

Non, notre travail, les notes que nous prenons ne sont pas faites pour être utiles aux magistrat-e-s, elles seraient sans doute inutilisables pour eux, nous ne nous intéressons pas aux mêmes choses dans les dossiers.

  • Odile : est-ce que vous vous présentiez aux personnes concernées et est-ce qu’elles pouvaient manifester qu’elles n’étaient pas d’accord ?

Sibylle : les magistrats nous présentaient au premier couple qui arrivait… mais en général pas aux suivants (ou alors les deux ou trois premiers). On faisait un peu partie du décor. On ressemblait un peu à la greffière. Les gens arrivent très stressés, donc ils n’ont pas idée de demander ce qu’on fait là !

Céline : au Québec, ce type d’enquête est beaucoup plus formalisé. On doit faire signer un questionnaire d’acceptation à tous les témoins. Beaucoup refusent !

  • Noëlla : une femme a un patrimoine, mais pas de famille du tout. A qui cela ira son patrimoine à sa mort ?

Sibylle : à l’Etat, sauf si elle a un testament qui désigne des bénéficiaires !

Céline : et c’est alors très taxé pour celui qui reçoit l’héritage.

  • Celia : avez-vous des données plus précises sur les inégalités hommes-femmes en matière de divorce ?

Sibylle : après un divorce, les femmes s’appauvrissent généralement de 20 % à 30 % ; les hommes ne s’appauvrissent pas ou très peu ! Et ce sont souvent les femmes qui ont la garde des enfants…

Céline : l’écart moyen des salaires entre hommes et femmes en France est de 25 % ; or, quand il s’agit d’un couple, cela atteint 42 % ! Cela montre que l’appauvrissement des femmes commence dans le couple : qui va chercher les enfants, qui fait des heures supplémentaires ?

  • Celia : et quelle la position des juges ?

Sibylle : dans un tiers des cas, ils déclarent le père impécunieux ; dans les deux tiers restant, la moyenne de la pension alimentaire est de 150 euros par mois et par enfant.

La grande majorité des magistrats sont hostiles à la prestation compensatoire : des juges femmes estiment que ça encourage les femmes à rester à la maison. Mais certaines juges ont beau être des femmes actives, elles sont dans la posture de suivre leurs conjoints dans leurs déplacements, changements, mutations, ce sont elles qui assurent la prise en charge quotidienne de leurs enfants… Elles considèrent que les femmes doivent assurer la conciliation vie professionnelle/charges familiales.

En 2001, il y a eu une réforme de la prestation compensatoire : des députés féministes ont plaidé pour le passage de la rente (régulière) à un apport en capital (d’un coup), pensant que la rente entretenait une situation de dépendance entre hommes et femmes. Ca a correspondu, en fait, à une baisse énorme de la prestation… et puis, beaucoup d’hommes ne sont pas en capacité de faire d’un coup un gros apport en capital.

Céline : on trouve pas mal de femmes âgées juges dans les cours d’appel, mais elles sont encore plus sévères sur les prestations compensatoires ! Ce sont des notables, qui fréquentent tous les autres notables du coin et ont comme repoussoir les « femmes de » qu’elles rencontrent à cette occasion, qui ne travaillent pas… Je pense à ce couple de magistrats, où les deux arrivent à la retraite : sa carrière à elle a toujours été un peu en retrait pas rapport à celle de son mari. Mais elle a tendance à considérer cela comme « normal »…

  • Jean-Paul : on peut dire que le couple organise une inégalité plus forte entre les hommes et les femmes ?

Sibylle : Absolument ! Et le droit, la façon dont il est appliqué, les conditions de travail des professionnels de la justice familiale, leur formation, les conditions dans lesquelles ils ont accédé à leur statut, ont des effets sur la façon dont ces inégalités perdurent.

 

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