Dans le cadre de notrre chantier sur la démocratie en 2006, nous avons rencontré Michel Rocard
Notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.
Les difficultés dans l’art de gouverner
Dans l’entretien qu’il a accordé à NAJE, fin janvier, Michel Rocard, ancien Premier ministre évoque les limites de la démocratie « conflictuelle » et les difficultés inhérentes à l’art de gouverner. Principaux extraits.
« L’invention de la démocratie est liée à celle de l’économie politique et aux débuts du capitalisme. On a fait une démocratie pour l’homo economicus, avec des procédures fondées sur tout ce qui est rationnel, mesurable… On a organisé la société politique en référence au marché.
En Afrique, avec la palabre, on avait des formes de démocratie consensuelle, qui présentaient l’avantage de chercher à écouter tout le monde. Une forme de démocratie « unanimiste » n’a rien de scandaleux à mes yeux. Ça a très bien fonctionné au Rwanda, par exemple, et il y a eu la paix civile pendant des siècles avant que l’Occident ne vienne casser tout cela. Ensuite, on a tenté de leur vendre notre modèle de démocratie, la démocratie conflictuelle (pour être élus, les gens doivent se disputer et se concurrencer). Mais la greffe n’a pas pris… Plutôt que de définir la démocratie par référence à notre modèle (multipartisme, élections libres…), mieux vaut commencer par assurer l’ensemble des droits individuels et collectifs.
Le métier des politiques
On décrit sous le même terme – « politique » – deux activités fondamentalement différentes : l’une est la gestion de la cité ; l’autre, la compétition ouverte pour accéder ou se maintenir aux responsabilités publiques.
Quand il y a une angoisse sociale, on attend la réponse du côté des politiques. C’est une folie : les politiques ne sont pas là pour trouver des solutions mais plutôt pour choisir entre les solutions que proposent les experts et rendre la solution choisie acceptable par l’opinion publique. La recherche de solutions nouvelles est une tâche de la communauté intellectuelle. Elle est antagonique avec les contraintes de la représentation.
Négociations secrètes et cachées
Une négociation est toujours un échange d’avantages réciproques. Il y a donc, pour chaque partie, un prix à payer. Mais si des fuites surviennent pendant la négociation, on ne retiendra que les concessions que sa partie est prête à faire, et pas ce qu’elle peut y gagner : il y aura donc aussitôt des suspicions de trahison, qui feront capoter la négociation elle-même.
J’ai eu la chance, quand j’étais ministre de l’Agriculture, de pouvoir négocier la réforme de l’enseignement agricole sans être sous les feux des projecteurs (comme l’étaient alors les ministres de l’Education nationale). Je devais négocier avec 14 partenaires – les syndicats, l’épiscopat, la profession agricole… – et j’ai posé le principe d’une négociation par écrit : chacun recevait une version complète des projets de loi en préparation après chaque modification acceptée d’un commun accord, fut-ce avec un seul des partenaires. En 14 mois, il y a eu douze versions des textes et pas une seule fuite, ce qui a permis de déboucher sur un accord. Mais une telle discrétion est très rare.
Le processus de paix en Nouvelle-Calédonie
Comment imaginer un processus susceptible de conduire à la paix en Nouvelle-Calédonie ? J’avais eu la chance, alors que je n’exerçais plus aucune responsabilité, de rencontrer un ministre australien qui m’avait posé la question. J’avais dû me livrer à un exercice d’imagination et d’improvisation, déconnecté des contraintes du pouvoir, et je m’en suis souvenu au moment d’accéder à Matignon.
Nous étions au lendemain d’Ouvéa, et il fallait faire vite. Pour les Kanaks, le gouvernement français était devenu menteur par essence : deux engagements successifs avaient été pris par l’Etat français, qui n’avaient pas été tenus par la suite.
Une mission du dialogue pour la paix, composée de représentants des différentes philosophies et religions, judicieusement choisis, est partie six semaines sur le terrain, permettant de rouvrir le dialogue et de préparer les négociations proprement dites. J’ai convoqué Tjibaou et Lafleur une première fois à Paris, afin qu’on puisse annoncer leur venue commune pour des discussions de paix. Le contact fut rude : il y avait des comptes à régler. Mais ils m’ont donné leur accord sur l’ouverture de négociations officielles.
Quand les deux délégations sont arrivées à Matignon, quelques jours plus tard, on leur a montré des matelas et de la nourriture pour plusieurs jours, en leur expliquant qu’ils ne sortiraient qu’une fois l’accord trouvé : en une journée, c’était gagné… La confidentialité des négociations a ainsi pu être préservée.
Les « petites phrases »
Un politique débutant sait très bien qu’il ne montera pas s’il ne respecte pas les règles du jeu… Les politiques ne peuvent refuser le jeu des « petites phrases », dont le contexte est toujours gommé : les médias les retiennent parce qu’elles sont choquantes, conflictuelles, voire traumatisantes… Sur la réforme de la protection sociale, j’ai fait un discours sans la moindre petite phrase. Résultat : pas un journal n’en a parlé !
Le manque de temps
Le premier acte de l’art de gouverner est de décider chaque matin de ce que l’on va faire. Les politiques sont en permanence fatigués. Dans ce métier, les journées sont de 12 à 14 heures, il n’y a guère de soirées libres, de week-ends ou de vacances. J’ai souvent rêvé que la loi punisse tout responsable d’un exécutif important coupable de s’être montré en public un dimanche : qu’il dorme, fasse du sport, s’occupe de sa famille ou approfondisse ses dossiers… il y aurait de toute façon un gain de qualité dans l’art de gouverner.
Histoire suédoise
Voilà quelques dizaines d’années, la Suède, confrontée à un manque d’énergie électrique, était tentée de s’engager dans la construction de centrales nucléaires, qu’elle avait refusée jusque-là. A 20 heures, les téléspectateurs suédois ont vu apparaître sur leur petit écran un homme qui s’est présenté à eux – « Je suis monsieur untel, je gagne tant et je suis votre ministre de l’énergie » –, leur a expliqué le dilemme devant lequel se trouvait son gouvernement et leur a montré le petit compteur qu’il tenait en main en leur expliquant que celui-ci pouvait mesurer instantanément le total de la consommation d’électricité du pays. Il leur a demandé, dans un délai de vingt secondes, d’aller éteindre toutes les lampes ou les appareils superflus. Au bout de vingt secondes, l’appareil a enregistré une baisse importante de la consommation. Et la centrale n’a pas été construite… »