En 2002, dans le cadre de notre chantier sur l’amour, nous avons rencontré Miguel Benasayag. Philosophe et psychanalyste, ancien combattant contre la dictature en Argentine, intervenant aujourd’hui au sein du réseau international No Vox qui réunit les organisations des « sans », Miguel Benasayag a écrit de nombreux livres (1), dont l’un sur l’amour (2). Dans le cadre du projet « Les amoureuses », il est venu au Théâtre de Chelles, le 23 novembre dernier 2002, nous exposer sa vision de l’amour passion. Et nous inviter à résister à la démolition utilitariste et marchande du monde. Un moment riche en intelligence et en émotions, dont nous restituons ici les temps forts sous forme d’une interview collective reconstruite.
Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par notre intervenant, il peut donc comporter des erreurs.
Comment en es-tu venu à travailler sur la question de l’amour ?
Miguel Benasayag : Au milieu des années 80, j’ai écrit un bouquin qui s’appelait La critique du bonheur. J’y développais l’idée qu’une société en quête permanente du bonheur est une société condamnée à la canaillerie et… au malheur, de surcroît ! J’avais déjà l’intuition que l’amour est quelque chose qui a peu à voir avec le bonheur ou le malheur, mais que ça, notre société ne peut pas le comprendre. C’est ce que j’ai voulu étudier dans un autre livre, Le pari amoureux : je me suis posé la question de ce qu’était vraiment la passion amoureuse, quelles étaient les voies de canalisation de l’affect, comment tout cela était né en Occident et avait changé historiquement. Et je suis arrivé à la conclusion que ce qui est né en France voilà mille ans, ce qu’on appelle l’amour-passion, est profondément subversif. Car il fait partie des trois ou quatre sujets qui ne seront jamais du côté de l’ordre.
La question qui m’intéresse, ce sont les mouvements qui nous désubjectivisent. Pour Deleuze ou pour Spinoza, l’amour n’est pas quelque chose de subjectif. Pour le dire d’une certaine manière, à travers les amants, l’amour existe. Mais ce ne sont pas les amants qui s’aiment. L’ordre, ce serait de dire : « Comme Marinette aime Popaul, l’important c’est Marinette et Popaul… le crédit épargne-logement, la bague que tu m’as achetée, où on va vivre, le nombre d’enfants qu’on aura, quelle éducation on leur donnera… » Tout cela, c’est la subjectivation à partir d’une réalité amoureuse. Mais lorsque la subjectivation prend le dessus, l’amour est déjà mort…
Comment, alors, peut-on définir cet amour ?
M.B. : L’amour, tel que nous le parlons en Occident depuis Abélard et Héloïse, est ce vécu qui ne s’identifie ni au lien ni aux individus. Héloïse était une jeune parisienne brillantissime, de 18 ans, une sorte de féministe avant l’heure parce qu’elle étudiait, écrivait, jouait de la musique… En 1080, elle entend parler d’un philosophe révolutionnaire de 40 ans, Pierre Abélard, et dit à son oncle, qui était chanoine : « Je veux des cours de philosophie avec Abélard ». Ils font de la philosophie, ils s’aiment, ils jouent de la flûte, ils se marient en cachette…
Mais quand l’oncle d’Héloïse le découvre, pour punir Abélard, il paye quelqu’un qui va le châtrer. Abélard s’enferme alors avec des amis dans un couvent de rebelles. Et Héloïse, à ce moment-là, décrit leur amour en ces termes : « J’adorais faire l’amour avec vous. On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est pas ça. J’adorais philosopher avec vous. On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est pas ça. J’aimais vous voir. On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est pas ça. » Elle décline ainsi toutes les formes de l’amour, mais à chaque fois, elle dégage l’amour de toute forme. Donc l’amour, tel qu’inventé par Héloïse, est cette sorte d’énergie érotique, transversale, qui, en donnant vie à toute forme, ne correspond à aucune forme. Ca n’est pas non plus platonicien : l’amour ne peut pas exister sans formes. Mais il ne s’épuise pas dans la forme. Si la forme quelle qu’elle soit s’identifie avec l’amour, ce n’est plus de l’amour…
N’y a-t-il pas là un rapport avec les grands mystiques, comme Thérèse d’Avila ?
M.B. : Les mystiques font effectivement le pari d’un amour sans formes et tentent d’y parvenir à travers une ascèse. La différence avec l’amour-passion, c’est que celui-ci engendre des formes, et tente même d’en inventer, mais sans s’identifier avec aucune de ces formes. C’est vrai que la passion amoureuse désubjectivise : les amants sont là juste pour que quelque chose d’autre puisse exister à travers eux. Mais elle désubjectivise à travers des sujets différents, à travers les amants. Alors que chez les grands mystiques, l’amour absolu désubjectivise, un point c’est tout !
Peux-tu mieux nous expliquer ce processus de désubjectivisation ?
M.B. : Je vais prendre un exemple. Je ne suis pas entré dans la résistance en Argentine pour « faire de la politique », mais parce que j’étais un hippy qui jouait de la batterie, que je faisais du théâtre, que j’aimais la vie et que, quand on aimait la vie, il fallait résister au fascisme… Et chacun résistait à sa façon. Moi, comme je suis quelqu’un d’assez méthodique, le jour où je suis arrivé à la conclusion qu’il fallait une branche armée, j’ai décidé d’en faire partie. Je ne suis donc pas devenu un combattant par amour de la politique, mais par un dégoût total, pasolinien, de la politique…
Dans ce combat, j’ai perdu tout le monde, avec la charge supplémentaire que j’étais le premier – parmi ma femme, mon frère, les amis les plus proches… – à avoir dit, à un moment donné, qu’il fallait entrer dans la résistance. Parmi tous ceux qui m’ont suivi, il n’y a aucun survivant, sauf moi. Et les gens – les fascistes, les militaires, mais aussi les partis de gauche – ne comprenaient pas pourquoi on prenait ce risque-là. La désubjectivation, c’est exactement cela : pouvoir prendre des risques considérables pour des choses qui ne te regardent pas en tant que sujet ; là, tu participes de quelque chose dans laquelle tu acceptes de te dissoudre, au nom de quelque chose d’autre. Deleuze dit : « Plus on agit au nom du moi, moins on agit en son propre nom ».
Dans l’amour, c’est plus difficile à comprendre : on croit qu’on y agit en tant que sujet, avec un autre sujet. Or, l’amour est ce qu’il y a de moins intersubjectif au monde. Dans l’amour tel qu’Héloïse le décrit, c’est comme si, à travers chaque amant, l’amour s’aimait. Dans un état amoureux de ce type, au lieu de dire « Je suis au plus près de moi », il vaudrait mieux dire : « Cet état me met au plus loin de moi ».
Je suis convaincu que dans chaque couple qui s’aime, il y a tous les couples du monde et de l’histoire qui sont en train de s’aimer. C’est pour cela que l’amour, peut-être qu’il est joyeux au sens philosophique, mais pour qu’il soit léger, il faut se lever de bonne heure, car c’est quand même assez lourd !
Deleuze a écrit : « La vie n’est pas quelque chose de personnel ». Autrement dit, la vie consiste à être le plus possible dans des multiplicités… De même, l’art n’est pas quelque chose de personnel… Tout créateur, comme tout amant, est sur ce fil du rasoir : d’un côté, pour vivre cette passion-là, il doit s’absenter au maximum ; et, en même temps, c’est bien à travers lui qu’elle existe. Je crois que c’est sur ce fil du rasoir que tout se joue. C’est le propre de l’amour, de l’art, de la politique libertaire (c’est-à-dire la politique qui se préoccupe de la liberté et de la justice, et non pas de gérer des gens) et de la recherche scientifique : ces quatre devenirs où il y a de la passion, et où il y a des vérités…
Plutôt que de désubjectivation, ne s’agit-il pas de distinguer l’ego et le « je » ?
M.B. : Dans mes bouquins plus théoriques, je distingue la « personne », qui est le sujet traversé par des multiplicités, et l' »individu », qui serait l’ego « moi-ïque ». Il y a deux citations à ce sujet qui me viennent en tête. La première est celle de Novalis, qui dit : « Est-ce que tu peux dire que tu aimes si tu ne trouves pas tout l’univers dans la personne aimée ? » C’est-à-dire que l’amour n’est jamais quelque chose en vase clos, quelque chose de personnel et d’intime, selon Novalis qui, avec Hölderlin, fait partie des grands romantiques du début du XIXe siècle. Cela veut dire aussi que si l’autre est trop « chaussure à ton pied », il faut se méfier !
La seconde citation, de Georges Canguilhem, a davantage à voir avec le sens. Il constate que « tout organisme vivant a tendance à développer sa nature, son essence, même au prix de sa survie ». Je pense à une bande de pigeons que je connais. J’essaye de voir comment ce que je sais de la neurophysiologie s’applique à eux. Qu’est-ce que j’observe ? Quand je leur donne à manger, il y a toujours assez pour tous, mais il y a des pigeons qui, plutôt que de manger, préfèrent perdre leur temps à chasser ceux qui ne sont pas de la bande. Pourquoi ? C’est bien parce qu’il y a là quelque chose de leur nature, de leur essence… Un artiste ne fait pas autre chose : pour développer sa nature, son essence, il va faire des choses que son banquier – ou son psychologue – vont considérer comme ridicules ou pathologiques.
Le film Le peuple migrateur, très beau par ses images mais très peu scientifique sur le fond, a pour idée centrale que si tous ces oiseaux volent si loin, c’est pour aller manger. Pourtant, on voit bien que non : ces petits oiseaux vont au pôle pour crever de froid et ne rien trouver à manger ! La nature montre que tous les organismes vivants ont autre chose à faire que s’assurer leur survie. Ils assurent leur survie, aussi ! Il n’y a que l’homme occidental, avec la technique, le consumérisme, le rationalisme, qui a cru quelque chose d’aussi stupide – et c’est pour ça qu’il y a l’économisme ou l’urbanisme criminel… – que de croire que la fonction principale de l’être humain, c’est la survie, et après seulement la vie !
En psychiatrie, on le voit tous les jours : quand une jeune femme anorexique arrive en consultation, il y a toujours un toubib pour dire : « Il faut d’abord qu’elle grossisse, après on s’occupera de sa vie… » Et il se met le doigt dans l’œil ! Il ne faut pas manger pour vivre ; il faut vivre – dans le sens de désir – pour manger. Lorsque ces jeunes femmes arrivent à débloquer un désir, elles se remettent à manger : parce qu’on désire, on mange. Et c’est pareil pour les oiseaux : parce qu’ils migrent, ils mangent, et non l’inverse. C’est cela la confusion : un oiseau migrateur n’est pas migrateur génétiquement ; il faut encore qu’il migre. C’est le devenir. Autrement dit, personne n’EST d’un point de vue de stabilité ; il faut pouvoir le faire, il faut devenir, il faut assumer ce que l’on est.
C’est pour cela que, dans l’amour, la déclaration amoureuse est gravissime. Dire « Je t’aime », ça ne veut rien dire, parce qu’il n’y a que des actes d’amour. Tout reste à faire. C’est en cela aussi que l’amour est subversif.
Tu t’insurges contre tous les experts qui prétendent nous expliquer comment aimer…
M.B. : Dans notre société, il y a des sexologues, des psychologues, des conseillers matrimoniaux qui sont là pour dire comme il faut bien s’aimer… alors même que l’amour est un pur dysfonctionnement pour la personne qui « tombe » en amour… La seule question qui se pose est de savoir si elle aura le courage de vivre ces dysfonctionnements. Car il n’y a aucune raison pour que l’amour protège nos fonctions vitales. Il n’y a aucune raison pour que l’amour nous rende heureux. Il n’y a aucune raison pour que l’amour nous garantisse qu’on aura une vie bien construite.
Il me semble qu’il ne faut pas trop psychologiser ces questions-là. La psychologie est une dimension, mais elle n’est qu’une des dimensions. Toute personne qui parle de l’amour d’un point de vue « psy » confond les soubassements avec ce qui se passe. C’est comme si on expliquait un tableau de Dali en décrivant les matières et les couleurs qui le composent : on a raison, bien sûr, sauf que le tableau lui-même est passé à l’as !
Le problème des « psys », c’est qu’ils confondent les émotions avec les sentiments. Les émotions, c’est ce qu’on sent d’un point de vue factuel ; mettre des sentiments là-dessus, c’est un pas abusif. Moi, en tant que psy, je n’ai rien à dire sur l’amour ! Sauf en tant que clinicien : dire que c’est terrible comme les gens confondent l’amour avec le lien. L’autre jour, dans ma consultation, la mère adoptive de deux enfants m’a dit : « Miguel, je ne les aime pas ! » Je lui ai dit : « Bien sûr. Je le sais depuis longtemps… Mais ça ne gomme en rien le lien. » Elle est partie libérée car elle souffrait avec cette idée qu’il lui fallait aimer.
Tu penses qu’il faut absolument distinguer l’amour et le lien ?
M.B. : Souvent, les gens pensent que, puisqu’il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de lien… Alors, ils se séparent, et après ils vont très mal ! Parce qu’ils se sont trompés : ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’amour qu’il n’y a pas de lien.
L’un des problèmes graves de notre société, c’est que nous n’osons pas aimer (parce que ça fait très peur, cette « non-forme » créatrice de toute forme) mais que nous ne nous sentons pas non plus responsables des liens. Dans des sociétés comme les pays arabes, où les gens ne se marient pas par amour mais par lien, l’amour existe toujours « de traviole », mais on s’unit par des liens, et les gens s’en sentent responsables.
A nous, tout cela nous semble horrible, car nous croyons que nous sommes dans l’amour. Or, la plupart du temps, nous ne sommes ni dans l’amour ni dans le lien. Parce que l’amour c’est trop, et le lien ce n’est pas assez ! C’est pour ça que 10 000 vieux peuvent mourir de la chaleur un été en France : parce que nous ne sommes pas dans l’amour de « mémé-pépé », mais nous n’assumons pas non plus le lien. On voit très bien tout cela dans les films américains : ils se disent tous « I love you », avant de raccrocher… C’est pour faire semblant que le lien est fondé sur l’amour. Mais plus on fait semblant, moins il y a de lien et moins il y a d’amour !
Le lien, c’est ce qui dit qu’entre toi et moi, il y a quelque chose qui existe. C’est constater que je ne peux pas continuer ma vie si toi, tu vas mal. Je peux tourner le dos au lien, je peux éviter le lien, je peux créer le lien, je peux être un salaud dans le lien… mais c’est quelque chose qui dit que je ne finis pas dans les limites de mon corps : c’est cela, le lien.
Heureusement qu’il peut y avoir des liens sans amour ! Sinon, vous imaginez : l’amour est quelque chose de beaucoup trop chaud, beaucoup trop déstructurant, beaucoup trop subversif… Tant qu’existe l’amour, le lien reste très fragile, parce que très peu sclérosé. Si tous les liens étaient fondés sur l’amour, ce serait un vrai désastre !
Comment reconnaît-on ces quatre passions porteuses de vérités qui nous dépassent ?
M.B. : Se lancer dans la passion, comme l’a expliqué Sartre, signifie s’engager en ignorant où on va. Dans la passion amoureuse, qu’est-ce qui fait peur, sinon une ignorance qu’il faut assumer et qui est consubstantielle avec l’amour ? Si on sait trop où l’on va, il y a quelque chose du côté du lien, donc de la « visibilité » ou du « moi » ; mais plus il y a de « moi » personnel, moins il y a de place pour la passion.
On a tendance à croire que l’état amoureux est un état dans lequel on existe en tant que soi. Or, l’état amoureux, à l’instar de l’art, de la politique libertaire ou de la recherche scientifique, suppose que, plus on est vraiment dans la chose, moins on existe soi-même. Dans l’amour, on peut aller jusqu’à la remise en cause de sa propre survie biologique. Voilà pourquoi on ne peut pas assimiler, comme le fait l’Occident, amour et bonheur.
Le bonheur est quelque chose qui a à voir avec un tas de composantes, très aléatoires, donc qui peut être là ou n’être pas là : ça va, ça vient… On ne peut donc pas dire que le fait d’être heureux soit une sorte de symptôme de l’état amoureux : parfois oui, parfois non. C’est comme un peintre qui est en train de souffrir pour réaliser un tableau. Il est écrasé par son art, et il y a toujours quelqu’un pour lui dire : « Mais au moins, tu es heureux ». Et le peintre, il a envie de le tuer, de lui dire : « Mais qu’est-ce que tu veux que ça me foute, espèce de connard ! ». C’est une agression de dire à un créateur qu’il est heureux… Parfois il peut être d’un bonheur total, parfois dans un malheur absolu, mais c’est autre chose qui oriente sa vie. Notre société est dans l’incapacité totale de comprendre que, dans l’amour comme dans l’art, le bonheur est de surcroît.
Tu critiques les illusions de l’Occident sur l’amour. Comment se passe, de ce point de vue, la rencontre avec les jeunes issus de l’immigration ?
M.B. : Je suis convaincu que l’érotisme est une « boucle autonome » (d’un point de vue physiologique, cela veut dire un élément qui – comme les cellules photosensibles d’un papillon qui le poussent à aller vers la lumière – fonctionne de façon autonome par rapport à l’ensemble). On passe notre temps à chercher à théoriser pourquoi on bande, pourquoi on mouille, pourquoi on s’excite… à vouloir expliquer cela par le « plus » ou « moins » d’amour… alors que l’érotisme s’explique très bien par l’observation des comportements animaux : on se reconnaît à tous les coups quand on voit une femelle qui bouge les fesses, ou bien un mâle dominant malheureux s’il y en a une qui ne le regarde pas…
Les sociétés traditionnelles arrivent assez bien à « gérer » ces boucles autonomes en les réprimant pour qu’elles ne désorganisent pas trop la société. Gérer assez bien, attention : cela veut dire aussi l’excision ou l’enfermement des femmes… En Amérique latine, c’est autre chose : cette boucle autonome est acceptée, et les gens savent quoi faire avec. A Buenos Aires, par exemple, tous les trois pâtés de maisons, il y a un « hôtel de passe » pour les couples illégitimes ! Il y a le discours officiel qui dit « Nous sommes fidèles », mais tout le monde couche avec tout le monde… Il y a une sorte d’acceptation de la chose, qui vient du mélange entre les noirs africains, les indiens, les européens…
L’Occident, lui, a fait le pari de l’émancipation des femmes. C’est un pari ontologique : une société qui a 100 % de ses corps et de ses cerveaux libérés est plus puissante qu’une société qui n’en a que 25 % (il faut compter qu’un homme qui soumet une femme est lui-même à moitié soumis) ! Cette déterritorialisation des boucles autonomes a produit une puissance énorme, mais l’Occident cherche a posteriori à se donner de bonnes raisons : c’est pour la liberté, c’est pour l’amour. Résultat : les gens culpabilisent tout le temps parce qu’ils s’excitent là où il ne faudrait pas s’exciter…
On voit ainsi apparaître trois modèles de gestion de la boucle autonome érotique : celui de la répression, dans les pays du Maghreb ou d’Orient ; celui de la banalisation, en Amérique latine ; et celui de l’Occident, où l’on ne sait pas trop quoi faire avec ça… Ici, un devenir amoureux peut coïncider avec la boucle autonome érotique, mais il peut aussi ne pas coïncider. Or, on continue à faire comme si le pas en avant qu’avait fait l’Occident sur cette question était au nom de l’amour et de la liberté. Quand les gens venus d’Orient trouvent chez nous cette déterritorialisation, d’abord ça les excite beaucoup, ça leur plait mais ça leur fait aussi très peur…
Nous sommes arrivés à un point où la déconstruction des liens est beaucoup trop forte. Le fait historique majeur, aujourd’hui, c’est que l’être humain, du fait de la puissance de la technique et de la science, est à la veille de pouvoir modifier son espèce… alors même que nous sommes plus enfantins que jamais, parce que plus déboussolés que jamais !
N’est-ce pas ce qui explique la ré-émergence du droit ?
M.B. : Oui, mais seulement comme nécessité. Le droit arrive comme quelqu’un d’essoufflé, quand les choses importantes se sont déjà passées. Le droit ne peut pas créer du lien. Le problème, aujourd’hui, c’est qu’il n’y a plus rien de sacré. Au sein du conseil national d’éthique, quand les représentants des religions interviennent, ils parlent de choses qui ne renvoient à rien. Ils s’expriment « au nom du sacré de la vie », et les scientifiques se disent : « Mais de quoi tu me parles, à moi qui travaille sur des molécules ? » Notre société ne sait plus au nom de quoi orienter ou limiter ces pratiques. Notre société ne connaît plus les « au nom de quoi ? » C’est pourquoi beaucoup de jeunes se tournent vers les intégrismes de tous poils : ils cherchent un totem qui établisse des tabous.
Je crois qu’il faut vraiment tout faire pour résister à la démolition utilitariste et marchande du monde. Il faut répondre à l’appel, ne pas dévier le regard. Il faut vraiment s’oublier, même plus que ce que l’on souhaiterait. Non pas dans une vision ascétique – l’ascétisme est puant parce que c’est moral -, mais dans une recherche d’une vie qui ne soit pas simplement cette merde ! Qui doit faire cela ? Chacun de nous est appelé, à la façon d’un oiseau migrateur, et doit partir. Chacun de nous, à travers une infinité d’affinités électives, entend cet appel-là. Cet appel, on peut l’oublier, l’écraser, ou on peut l’entendre, mais c’est une question d’exercice quotidien. Dans son Phédre, Platon dit : « Les hommes sont des anges déchus. Mais il y en a parmi eux qui sentent encore la démangeaison des ailes. » A 50 ans, malheureusement (je dis malheureusement parce que toute ma vie j’ai lutté contre cela), je suis convaincu que Platon a raison quand il parle de « certains » seulement.
Il faut renoncer à vouloir « éveiller » les gens. Ni l’art, ni la science, ni l’amour, ni la résistance politique n’ont besoin d’une masse de gens pour exister. C’est pourquoi j’adhère à l’idée de « devenirs minoritaires » chère à Deleuze : nous n’avons pas à devenir majoritaires, nous avons à créer de multiples devenirs minoritaires. C’est là que réside mon optimisme, mais il est freiné par le fait que tout le monde aujourd’hui, y compris à gauche ou à l’extrême gauche, tente de tenir une parole majoritaire. Le devenir minoritaire – en amour comme en politique – consiste à écarter tout modèle global. Les devenirs minoritaires n’ont qu’à faire l’effort d’exister. Et au milieu de la jungle, au milieu de l’oubli, au milieu de la tristesse… des liens, des appels, des réponses, des échos se font. Les choses se font comme ça : tout à coup, au fond du trou, il y a comme un appel. On peut l’entendre, ou ne pas l’entendre. Ce qui est sûr, c’est que plus on commence à entendre, plus on a l’oreille fine…
Cette démangeaison des ailes peut-elle devenir contagieuse ?
M.B. : Je ne suis pas un pédagogue mais un passeur. La première responsabilité d’un passeur, c’est de sentir là où il y a quelqu’un qui sent les mêmes choses que lui. Je me promène comme un martien sur la terre, et c’est un profond bonheur chaque fois que je trouve un autre martien ! C’est pour ça, par exemple, que je m’investis dans le mouvement alternatif, même si j’y suis très minoritaire. Soit on est dans les miradors, soit on est en bas : dans les miradors, il peut y avoir des positions de gauche ou même d’extrême gauche, mais cela reste des miradors… Et ceux qui sont là-haut détestent ceux qui ne veulent pas monter parce qu’ils savent très bien que ces contestataires continueront de les emmerder… Etre un passeur, c’est n’être jamais du côté du pouvoir, donc se moquer de la notoriété et s’installer dans la durée.
L’art, la recherche scientifique ou la politique libertaire ont leurs propres finalités. Mais l’amour? Qu’est-ce qui fait que ça vaut le coup d’y aller ? Qu’est-ce que ça produit pour le genre humain ?
M.B. : Personne n’est obligé de vivre, ne serait-ce qu’un seul jour, dans l’une de ces quatre procédures-là. On peut vivre dans des procédures de l’immédiat, de l’individu, sur le mode « Après moi, le déluge ! ». Mais il nous est donné la possibilité de déborder cette forme un peu fermée, qui n’est qu’une illusion. Même sur un plan physiologique, c’est une illusion de penser que je finis là où finit ma peau. Nous sommes dans un bouillon d’atomes et d’énergies : il y a des singularités, mais elles sont incompréhensibles si elles ne font pas partie d’un tout…
Alors, qu’est-ce qu’on a à gagner ou à perdre ? Le problème, c’est qu’il y a deux modes de pensée concernant le « gagner » ou le « perdre ». Il y a un mode individualiste, utilitariste, qui consiste à parier sur son existence en tant qu’individu. Mais il nous est donné la possibilité de déborder cela en nous intéressant à des questions profondément scientifiques pour lesquelles tout cela est un mystère total. Ces questions-là, ça fait appel chez certains, et chez d’autres non… Personnellement, je pourrais mourir plutôt que d’arrêter ces recherches-là.
L’amour est une autre de ces procédures à travers lesquelles on éprouve la joie existentielle de participer à un tout. Spinoza parle de ces expériences à travers lesquelles on éprouve cette vérité que ce qui existe en nous a toujours existé et existera toujours, donc on réalise qu’on est éternels. Non pas immortels, dit Spinoza, mais éternels. C’est-à-dire qu’à travers des questions scientifiques, à travers l’art, à travers certains gestes libertaires et à travers l’amour, les hommes et les femmes (et, j’en suis convaincu, les bêtes) expérimentent cet « au-delà » de notre personne.
Tu dis que la passion nous tombe dessus : nous n’avons donc aucune possibilité d’en être acteur ?
M.B. : L’Occident s’est construit sur une culture qui croyait que, pour être libre, il fallait dominer. Dominer la nature, ses instincts, ses passions… Les gens qui viennent s’allonger sur le divan ne viennent pas chercher autre chose : apprendre à maîtriser des boucles autonomes qui échappent de tous les coins pour être libres. L’Occident pense que tout destin est fatalité. Le grand défi de notre époque, c’est de réarticuler l’idée de liberté, non comme libre-arbitre mais comme assomption du destin. Car qui n’assume pas son destin se le reçoit sur la gueule comme fatalité. Le destin, c’est l’appel : ce n’est pas moi qui décide de tomber amoureux, ce n’est pas moi qui décide que telle couleur va me travailler toute ma vie ou que le théâtre me happe.
Nous sommes tous une résultante – au sens physique – de données multiples. Parmi ces données, le « moi » n’est pas ce qui dirige, c’est juste un élément de plus. Ce que nous nommons, d’un point de vue scientifique, « essence » ou « destinée » n’a rien à voir avec la transcendance. Les appels que nous ressentons ont à voir avec une multitude de données (notre histoire, notre peuple, les climats, l’écologie, les étoiles…). Le problème de l’Occident, c’est qu’il croit que la conscience devrait orienter la résultante, alors qu’elle n’est qu’un élément de plus. Quand nous sommes happés, nous expérimentons que nous sommes une multiplicité qui ne s’identifie pas avec notre personne ou notre carte d’identité. Les romantiques allemands avaient parfaitement compris cela.
Cette résultante, mouvante et changeante bien sûr, c’est ce qu’on appelle le « destin » de quelqu’un. Alors, plus je veux être moi, moins j’existe puisque je m’identifie avec un seul élément de la multiplicité. Un toxicomane identifie sa multiplicité à une seule boucle, et il en souffre. Mais l’homme d’affaires est dans la même impasse, puisqu’il identifie sa multiplicité à une seule boucle : gagner des sous. Et l’homme de pouvoir, idem.
Dans l’amour, on est happé, au milieu de sa tranquillité, par un devenir amoureux qui vient déranger l’équilibre qu’on peut avoir. Alors qu’est-ce qu’on peut demander à l’amour ? Rien, car ce n’est pas notre partenaire. On peut juste essayer de l’assumer en apprenant petit à petit – et c’est un chemin lent et infinitésimal – à ne pas tout détruire ou à se suicider ou à casser tous les liens parce que la passion est trop forte. C’est un apprentissage, à l’instar du peintre : celui qui est happé au début par deux ou trois couleurs et quelques formes, il doit apprendre petit à petit. Si tu es happé, et bien tu dois te mettre à travailler. Ca peut sembler aberrant, mais l’amour c’est exactement le même devenir. Il s’agit d’explorer, comme le peintre, les nouveaux sentiments, les nouveaux liens, les nouveaux rapports… Si on crie « ça y ‘est ! », on tue l’amour. C’est la fainéantise du monde qui refuse de passer par le chemin de dépouillement qu’a suivi un Miles Davis, par exemple. Le désir, ce n’est que de l’appel au travail.