Le 7 novembre, dans le cadre du chantier Le Monde à l’envers, le groupe a reçu Amandine Vidal, 37 ans, syndiquée à SUD et réalisatrice de « Ladie Burger », un documentaire-portrait de Mélanie N’Goye Gaham, une Gilet jaune amiénoise. Elle nous a expliqué ce qu’elle a compris et ce qui l’a séduite dans ce mouvement, d’une portée révolutionnaire à ses yeux.
Je n’ai pas participé au début des Gilets jaunes, en novembre 2018, car j’étais alors en plein déménagement. Et puis, je voulais comprendre le mouvement avant de m’engager. J’étais déjà politisée, et syndiquée à Sud. Donc, j’avais un peu cette réserve des gens engagés très à gauche. D’autant que le 20 novembre, à Flixecourt (en Picardie), un groupe de GJ avait dénoncé aux douaniers des migrants cachés dans un camion-citerne, un incident largement relayé sur les réseaux sociaux. Finalement, je ne suis entrée dans le mouvement qu’en janvier 2019, car je voulais comprendre par moi-même ce qu’il se passait. Et il se passait quelque chose d’assez incroyable !
La première fois où je suis allée sur un rond-point, à six heures du matin, je ne reconnaissais personne, car il n’y avait pas les militants habituels. Mais j’ai été bien accueillie, mes craintes se sont dissipées et la conversation a été très fluide. Les Gilets jaunes présents étaient pour la plupart des primo militants qui n’avaient jamais manifesté. Mais d’entrée de jeu, on pouvait parler politique.
Il y a là Fabien qui mesure au moins deux mètres et qui a un drapeau sur le dos, il m’expliquera qu’il s’agit du drapeau de la communauté des gitans car son père était gitan. « On se mobilise pour une vie plus juste », affirme-t-il.
Il y a aussi Valérie qui dit être là « pour ses enfants » : ceux-ci font leurs études, mais sont obligés de travailler en même temps. Elle et son mari ont du mal dès le 15 du mois et ne peuvent pas payer toutes leurs factures. Elle explique : « Je ne suis ni de droite, ni de gauche, mais je dois être de gauche parce que, quand je parle, les gens me disent que je suis plutôt de gauche ». Elle a une aversion très forte pour l’extrême-droite. Mais elle ne s’est plus bien retrouvée dans le mouvement quand celui-ci est devenu très national, avec les grandes manifs à Paris, et que les revendications se sont élargies (par exemple, aux quartiers ou à l’islamophobie).
Les Gilets jaunes veulent plus de justice sociale, fiscale et climatique. Leur but a bientôt été de bloquer l’économie, combattre le capitalisme. Le premier matin où je suis venue, rendez-vous avait été donné dans la zone commerciale, sur le parking d’Auchan, afin de bloquer les camions de livraison. Le blocage sur le parking a été bon enfant : les camionneurs étaient plutôt bienveillants et buvaient le café avec nous… On a tenu pendant quatre heures, puis le gérant est venu nous dire de nous disperser, sinon il allait appeler la police, alors on est partis…
Mélanie , une GJ des quartiers
J’ai réalisé mon documentaire, « Ladie Burger », sur Mélanie N’Goye Gaham et son parcours au sein des Gilets jaunes. Dans le film, on la suit dans son itinéraire personnelet militant. Mélanie fait partie des « Réfractaires du 80 »,avec Isaac et moi-même. Au début, son mari, franco-ivoirien, a été très mal reçu sur un rond-point : personne ne lui a parlé, et il n’est pas revenu. Sans doute parce qu’il est métis et qu’au début du mouvement, il y avait encore quelques personnes d’extrême-droite qui traînaient.
Dans le mouvement, il y avait autant de femmes que d’hommes. Il y a eu chaque dimanche des manifs de femmes GJ à l’automne 2018. Et je n’ai pas noté de machisme à outrance, sinon quelques débordements de style quand certains, en parlant des flics, scandaient « Les putes à Macron », ou des critiques personnelles à l’encontre de Brigitte Macron (« la vieille », « la moche »…).
C’est suite à l’appel d’Assa Traoré que Mélanie, comme beaucoup de Gilets jaunes des quartiers populaires, a rejoint le mouvement. En avril 2019, lors d’une manifestation à Paris (acte 25), elle a reçu par derrière un coup de matraque à la nuque qui l’a mise KO. Grâce au collectif « Désarmons-les », le CRS a pu être identifié, et son procès a eu lieu le 18 novembre 2021 (la décision a été mise en délibéré au 16 décembre 2021).
Mélanie a également porté plainte contre Didier Lallement, préfet de police de Paris, suite à une garde à vue abusive le 12 décembre 2020, lors d’une manifestation contre le projet de loi “Sécurité globale”. Ce jour-là, Mélanie a été arrêtée et a subi 72 heures de garde à vue. On lui a reproché d’avoir tenu un parapluie multicolore (soi disant symbole de ralliement des black blocs) qu’une copine lui avait passé pendant quelques minutes. Les policiers n’ont rien trouvé sur elle, mais elle en est sortie détruite et n’a pas repris son travail. Elle continue de militer dans l’association « Des mutilés pour l’exemple », car elle se considère comme telle.
Violences policières
Au début du mouvement, les Gilets jaunes avaient plutôt une bonne opinion de la police, ils pensaient même que les policiers allaient les rejoindre. Le basculement s’est fait le 1erdécembre 2019, quand les GJ ont envahi les Champs-Élysées et l’Arc-de-Triomphe. Pour eux, manifester sur les Champs, c’était par sentiment républicain : la rue est à tout le monde, donc à eux aussi, et les beaux quartiers aussi.
Lorsque les policiers ont foncé sur eux et les ont gazés avec des lacrymogènes et des grenades de désencerclement, les Gilets jaunes ont commencé à avoir une tout autre opinion. Ils ont découvert que les violences policières n’étaient pas réservées aux « délinquants », et ça a permis que le mouvement ne soit pas récupéré par l’extrême-droite (qui défend plutôt la police). Certains ont compris que les flics s’entraînaient depuis longtemps dans les quartiers populaires. À partir de là, ils n’ont plus pu crier en manif : « La police avec nous ! »
Le point culminant du mouvement a bien été le 1erdécembre, et c’est à ce moment-là qu’on a raté le coche. En fin de journée, du fait qu’ils n’étaient pas assez nombreux, qu’il y avait beaucoup de provinciaux, qu’il faisait froid et qu’il y avait des blessés, les Gilets jaunes sont partis. Il faut dire aussi qu’il y avait beaucoup de lacrymos, donc les GJ essayaient juste de survivre : dès qu’ils ont trouvé une issue, ils sont sortis.
Ce jour-là, la police a été dépassée par le mouvement, car ils ne pensaient pas qu’il y aurait autant de débordements. Macron étant en Argentine, un conseiller lui a demandé de rentrer. Par la suite, les policiers ont revu leur stratégie, et cela a été le début de la fin : les violences policières sont devenues systématiques, et les GJ se sont trouvés piégés : contrôles en amont de la manifestation, retrait de tout ce qui pouvait être utilisé comme une arme mais aussi de tout ce qui pouvait protéger des attaques de la police (casquette, lunettes de piscine, sérum physiologique, etc.), utilisation de la technique de la nasse pour empêcher les gens de quitter la manifestation, flics infiltrés qui lançaient le premier jet de pierres (car le gouvernement a cherché à décrédibiliser le mouvement en faisant monter le niveau de violences)…
Il y a quand même eu de sacrés personnages dans les manifs : ainsi, on a pu voir un « Jésus-Christ » avec sur sa croix des images de blessés par la police ; d’autres étaient habillés en Gaulois réfractaires. Sans oublier leur cri de guerre : « Aou ! Aou ! Aou ! » Et les slogans : « Travaille, consomme et ferme ta gueule ! », ou bien : « Rejoignez-nous, ne nous regardez pas ! »
Quel que soit le degré de violences policières, tous les Gilets jaunes ont été traumatisés par elles, parce qu’ils les ont subies, directement ou indirectement.
À la manifestation du 1ermai 2019, les affrontements ont commencé avant la manif car les policiers ont chargé dès le début les blacks blocs. J’ai demandé à sortir car je vomissais à cause des gaz lacrymos, mais les policiers m’ont répondu : « Vous avez voulu venir ? Alors maintenant vous restez ! »
Ce jour-là, j’ai vraiment cru que j’allais mourir. Je me suis provisoirement abritée derrière un camion de la CGT, mais c’était tellement violent que j’ai dû partir et me plaquer dans un coin de mur, accrochée à un gentil gars qui a bien voulu me protéger avec ses bras. Autour de moi, tout le monde hurlait : « On va mourir, on va mourir ! ».
On s’est vraiment fait démonter. Après cette manif, on mettait 20 minutes à se calmer à chaque début de défilé.
Les manifs étaient hyper traumatisantes. C’était surtout les agents de la BAC qui faisaient les pires conneries et qui utilisaient les LDB. Lors des arrestations et des contrôles, les policiers insultaient les Gilets jaunes : « Kssos, chômeurs, vous puez ! »
Beaucoup de Gilets jaunes ont continué de manifester malgré les violences policières parce que, pour beaucoup, ils n’avaient plus rien à perdre : ils ont un travail mal payé, des problèmes de santé dès 40 ans dus à leurs conditions de vie et de travail, et cela alimente leur colère.
À Rouen, le préfet a même interdit de porter du jaune ! Les manifestants avaient caché leur gilet, mais certains ont été arrêtés parce qu’ils avaient des boucles d’oreille jaune fluo ou un nœud-papillon jaune… En même temps, il y a eu l’arrivée d’une régate de bateaux, et beaucoup de spectateurs étaient en cirés jaunes !
Moi-même, j’avais mis mon gilet dans mon pantalon. Comme j’étais poursuivie par les policier et que j’ai vu que j’allais être prise, je l’ai jeté dans l’eau, et des personnes qui étaient sur un bateau en face ont applaudi en voyant le gilet voler au gré du vent et tomber dans l’eau.
Sur une manif, on a aussi connu la technique de l’« encagement » : alors que des Gilets jaunes étaient en train de pique-niquer sur un banc en centre-ville avant d’aller défiler, les flics les ont entourés, leur ont demandé de se lever et les ont amenés jusqu’au lieu de la manif comme s’ils étaient en cage !
Il y a eu également des interdictions de manifester au dernier moment, du style : manif prévue à 14 h, et interdiction qui tombe à 13h30 ! Les flics ont alors utilisé la nasse et les lacrymos pour les disperser et, bien évidemment, les médias ont relayé l’info en disant que les GJ manifestaient sans autorisation.
Arrestation, garde à vue, procès
J’ai été arrêtée le 9 janvier 2020 lors d’une manifestation contre la réforme des retraites. Je m’étais approchée de la colonne des CRS et j’avais mis son cache-nez :à ce moment-là, j’ai été prise en photo.
Deux à trois heures après la manif, je suis allée au Zénith aux vœux du maire. Sur le parking, je vois arriver des policiers en civil. Je leur dis qu’ils n’ont pas le brassard, ils me répondent : « Ben,ça tombe bien, c’est toi qu’on cherche ». Et je suis arrêtée.
Dans la voiture, j’essaie de prendre mon portable pour envoyer un message, un policier m’envoie une bourrade dans le ventre et me dit : « Qu’est-ce que tu fais ? Tu sais pas que c’est interdit, les portables ? »
Au commissariat, on me demande : « Vous savez pourquoi vous êtes là ? » Comme je réponds « non », on m’explique : « Dissimulation du visage et non-dispersion après sommations ».
Je vais rester 30 heures en garde à vue, et c’est très difficile psychologiquement. La cellule est très sale (vomi, pisse, merde…), pas de matelas mais juste une dalle en béton, sans chaussures ni blouson. Les policiers, dès qu’ils passent dans le couloir dans la nuit, tapent sur la porte pour te faire peur.
J’ai froid, je suis désespérée, je tape sur la porte métallique…
Ensuite j’ai rendez-vous avec un avocat commis d’office, complètement incompétent, qui me dit : « Bon, vous avez fait quoi comme connerie ? »
Moi : « Vous êtes là pour m’aider, non ?
L’avocat : « Les Gilets jaunes, je les connais ! »
Voyant que je n’ai pas le soutien espéré, je me mets à hurler et à pleurer. L’avocat me répond : « Vous êtes GJ, vous êtes courageuse : allez, ravalez vos larmes ! »
Comme je sais qu’il y a des Gilets jaunes dehors pour me soutenir, je dis à l’avocat :
« Dites à mes copains que je vais bien et qu’ils peuvent aller se coucher ». En fait, il a juste transmis : « Elle a dit que vous alliez vous coucher ».
Le lendemain, c’est la mère de l’avocat qui est venue pour l’interrogatoire : elle m’a écrit des trucs en gros pour que je dise les réponses qui étaient écrites.
Normalement, dans un interrogatoire de ce type, il ne faut pas répondre. Mais comme je me sentais dans mon bon droit et que je n’avais rien fait, j’ai répondu aux questions. Par exemple, les flics m’ont demandé : « Est-ce que vous avez l’intention de recommencer à manifester comme vous le faites ? » Donc il faut faire très attention aux questions.
Jen’ai pas été interrogée sur la manif, mais sur mon passé militant et syndical, car ils pensaient que j’étais était leader dans le mouvement. Je me suis rendue compte qu’ils avaient un gros dossier sur moi, car ils m’ont interrogée sur des déplacements que j’avais effectués trois ans auparavant.
Je suis sortie de garde à vue avec une convocation pour mon procès, qui a eu lieu plusieurs mois plus tard, en juin. J’ai été jugée coupable et j’ai écopé de 1000 € d’amende pour dissimulation de visage et non-dispersion. Sur le coup, j’ai été soulagée mais, après avoir réfléchi, j’ai fait appel, et je passerai le 19 janvier prochain.
Je me suis rendue compte combien les forces de l’ordre font jouer la peur, et je n’en suis pas sortie indemne. En face, les flics portent plainte et sont soutenus par la justice. Lors du procès de trois camarades GJ au Tribunal de grande instance de Paris, les gendarmes sont venus en grande tenue et le juge leur a dit : « Je vous remercie pour l’acte de déférence que vous montrez vis-à-vis du tribunal pour soutenir vos collègues ».
Syndicats et partis de gauche
J’estime qu’il y a eu une trahison des classes moyennes supérieures, des syndicats et des partis « de gauche » dans les premiers mois. À ce moment-là, on avait une révolution à portée de main. On voulait que les gens nous rejoignent. On leur criait : « Rejoignez-vous, ne nous regardez pas ! ». Il aurait fallu 10 % de la population pour générer une révolution.
Bien sûr, il y a eu des syndiqués (Sud, CGT, FO…) pour nous soutenir localement. François Ruffin nous a pas mal aidé.es pour essayer de sortir les gens placés en garde à vue (en appelant la préfete). Mais les dirigeants syndicaux n’ont pas soutenu le mouvement. Ainsi, Philippe Martinez, de la CGT, a parlé avec beaucoup de mépris des Gilets jaunes : il a dit qu’il y avait beaucoup de confusionnisme, que les GJ n’étaient pas là lors des manifestations précédentes (retraite, chômage, etc.), alors pourquoi aller les soutenir ?
Les syndicats leur reprochaient de ne pas être organisés, de ne pas avoir de service d’ordre, de ne pas déclarer leur manifestations… alors que le leitmotivdes GJ était justement de ne pas être organisés : ils ne voulaient pas que tout se passe bien, ils voulaient qu’on parle d’eux, donc ils ont fait des actions qui étaient visibles et pouvaient être médiatisées.
Je défends ceux qui ont fait des dégâts, car ça n’a toujours été que du matériel. Je ne suis pas dans les black blocs, car je n’ai pas leur courage. Mais j’ai aidé à les planquer. Défoncer des banques face à la violence qu’on subit, ça n’est rien ! Faire des manifs, ça ne sert à rien… si ce n’est pas pour créer un rapport de forces. Et cela peut passer par l’attaque de symboles du capitalisme : banques, institutions, restos de type McDonald’s ou Burger King… Mais il n’y a jamais eu destruction de petits commerces.
La force du mouvement, c’était d’être dans l’action ensemble sur les ronds-points.
On était tou.tes Gilets jaunes, quels que soient notre classe sociale et notre passé militant. Seule la pratique comptait.
La fin du mouvement
Beaucoup de Gilets jaunes n’ont plus d’espoir et ont besoin de prendre du recul. Ils sont dans un état psychologique abimé. Bon nombre d’entre eux auraient besoin d’un suivi psychologique, mais ce n’est pas dans leur cadre et dans leurs habitudes d’aller voir un psy.
Certains ont des procès en cours, ont eu des amendes… Leur vie est déballée dans les procès pour bien montrer à quel point ce sont des cas sociaux. On n’en sort pas indemne, ça casse les gens en profondeur.
Et puis, les policiers continuent à faire des recherches pour les arrêter : par exemple, Jérémy, 20 ans, a été arrêté chez lui à 5 heures du matin et mis en garde à vue pendant 48 heures pour un croche-pied à un gendarme.
Certains GJ vont dans les manifs anti-pass, mais ce mouvement est récupéré par l’extrême-droite. Si on agrège tout ce qui a été expérimenté pour la police (contre les Gilets jaunes, à l’occasion du Covid…), on se rend compte que la répression devient de plus en plus forte.
Moi, je ne me mobilise plus vraiment. Beaucoup ont arrêté de manifester suite aux violences policières. Un truc pareil ne ressortira que dans 20 ou 50 ans. Il y en a qui y croient encore. Pour moi, le mouvement est fini.
Bravo Amandine,
Fière d’être ta camarade.
Melanie