Le samedi 16 octobre, NAJE a accueilli pour le chantier 2021-2022 « Le monde à l’envers » Brigitte Gothière, co-fondatrice de l’association L214. L’occasion d’évoquer avec elle les questions liées à la souffrance animale.
Dans mon enfance, dans ma jeunesse, rien ne me prédestinait à créer et à diriger une association comme L214. À 18 ans, je suis dans un lycée technique, puis je fais des études en électricité, ce qui m’amène en fin de compte à devenir professeur dans cette discipline. Je suis une « fille de la ville », et mes relations avec les animaux sont inexistantes (à part un chien, quand j’ai 12-13 ans, et il n’est pas câlin du tout !). Dans ma famille, on mange de la viande sans se poser de questions.
Quand j’arrive à Clermont-Ferrand avec mes parents, je rencontre Sébastien (petit-fils d’éleveur laitier), et on est ensemble depuis 30 ans maintenant. En 1993, quand on commence à vivre ensemble. Sébastien lit « Le lama blanc » d’Alejandro Jodorowsky. Et on décide de ne plus manger d’animaux.
En 1998, on arrive à Lyon, et on découvre qu’il y a un mouvement naissant en faveur des animaux : on commence à les considérer comme co-habitants de notre planète. C’est un choix politique : veut-on une société moins violente à l’égard des animaux ?
Il y a beaucoup de discussions, mais on est un peu frustré.es au niveau de l’action. Et on se heurte à un mur d’incrédulité.
De Stop gavage à L214
On monte alors le collectif « Stop gavage » en choisissant de s’attaquer au foie gras : les canards sont dans des cages avec juste le cou qui dépasse ; et on gaze ou on broie les femelles dès la naissance car on n’utilise que les mâles.
On filme de la naissance à la mort, on se dit : « Le foie gras, avec ce film, c’est fini ! ».
On ne connaît rien sur les images (le film dure 15 minutes), ni sur les communiqués de presse (le premier fait quatre pages), ni sur la démarche associative.
Le premier débat auquel je participe, c’est avec Isabelle Giordano, sur France Inter. En face de moi, un producteur de foie gras et un chercheur de l’Inra : je n’ai pas pu en placer une !
On sort ensuite un livre de 260 pages pour contredire les arguments de l’Inra. Et on regarde comment les chercheurs sont financés : on s‘aperçoit que certains scientifiques sont payés par les producteurs pour faire des recherches sur « comment rendre les animaux plus productifs ».
En 2008, on crée L214 pour étendre le champ de notre action. En partant de chiffres forts : 97 % de la biomasse animale est au service de l’homme. Et on tue 3 millions d’animaux par jour en France.
Pour le titre de l’association, on s’inspire du film de Bertrand Tavernier sur la drogue : L627.
L’article L214 du Code rural et de la pêche maritime (article qui date de 1976) stipule que « tout animal étant un être sensible doit être placé par son propriétaire dans des conditions compatibles avec les impératifs biologiques de son espèce ». Tout un tas de conditions d’élevage et d’abattage devraient être interdites si on voulait vraiment respecter cet article.
Dès la fin 2008, on a 243 membres et on collecte 60 000 € de dons : on trouve ça époustouflant. L’année suivante, c’est le double, et ainsi de suite.
L214 compte aujourd’hui plus de 50 000 membres (soit plus que le PS !), plus le soutien de fondations (dont une fondation américaine, Open Philanthropy qui nous donne 1 million d’euros par an). Notre budget annuel est de 6 M €.
On est aujourd’hui 80 salariés (tou.tes au même salaire). Et un réseau de bénévoles hyperactif.
Notre stratégie
On ne cache pas qu’on est vegan (symboliquement, c’est un pas important de renoncer à manger la chair d’animaux tués), mais on veut d’abord essayer de réduire le nombre de souffrances animales. Et aussi changer les mentalités, modifier notre modèle agricole, démocratiser l’alimentation végétale…
On s’adresse au grand public (pour agir individuellement ou collectivement), aux entreprises (avec quelques résultats : ainsi, la proportion de poules pondeuses élevées en cage est passé de 80 % en 2008 à 36 % aujourd’hui) et aussi aux politiques, qu’on note en fonction de leur action (par exemple, Laurence Abeille et Jacques Boutault sont des alliés).
On demande un changement de société qui ne peut pas se faire du jour au lendemain. Dans nos reportages, on montre juste les pires souffrances.
L214 agit contre un système, pas contre des personnes. On discute avec mal d’éleveurs qui nous parlent des banques, des coopératives agricoles, des syndicats paysans…
Je pense à un éleveur de poulets qui est dans la merde avec 150 000 poulets par an et à qui on propose de multiplier sa production par cinq !
Un jour, je discutais avec un éleveur, et il s’est mis à pleurer : comme bien d’autres, ça lui fait pas plaisir de tuer les animaux…
On ne reçoit pas beaucoup de menaces de mort. La pression la plus forte se situe sur le plan de la justice : quand on filme, on peut être attaqués à titre individuel, ou en tant que diffuseurs des images, ou pour dénigrement, diffamation, intrusion…
Un jour, pour un reportage sur un abattoir de Houdan (Yvelines), nous avions planquer des caméras et il fallait aller les rechercher. Quand Sébastien et Tony sont entrés dans l’abattoir, ils ont été arrêtés. Finalement, ils ont été condamnés à 6 000 €, dont 5 000 € avec sursis.
Quelques enquêtes et actions
Je ne suis pas une grande sensible et je suis assez résiliente. À partir de 2006, c’est donc moi qui vais filmer dans les abattoirs.
Un jour, on arrête une bétaillère, on voit une truie avec le regard plein de souffrance. Le chauffeur va chercher une chaîne qu’il met autour de sa jambe cassée. Et le vétérinaire nous dit : « Vous voyez, elle marche ! »
On travaille avec l’association Welfarm, qui essaie d’intervenir auprès des gendarmes pour les forcer à contrôler les bétaillères. On signale aux gendarmes quand un convoi ne nous semble pas conforme. Mais les transporteurs ont parfois des billets avec eux pour payer directement leur amende s’ils sont chopés. Il y a des gendarmes qui sont très intéressés par notre démarche. D’autres, pas du tout.
En 2008, on est à Metz et on voit une offre d’emploi « On recrute chez Charal ». Sébastien est embauché dans un abattoir et peut filmer les scènes de mise à mort. Il tient trois semaines, mais il est vidé physiquement (90 % des employés d’abattoirs souffrent de troubles musculo-squelettiques) et moralement. Comme il n’a pas déclenché sa caméra, il doit à nouveau y retourner une semaine pour arriver à filmer. Il voit des animaux encore vivants sur la chaîne de saignée, des égorgements sans étourdissement… Quand il dérushe, il se reprend tout en pleine figure. Nos enfants se souviennent encore de l’odeur qu’il avait quand il rentrait à la maison.
On a fait une campagne de pub parodique contre Intermarché et contre Lidl (qui s’est engagé à ne plus passer commande d’ici 2026 de poulets élevés dans les pires conditions).
900 000 citoyens ont signé le texte du collectif « Référendum pour les animaux », qui revendique la fin de l’élevage intensif.
Mais en face, le lobbying est puissant. Ainsi, la FNSEA a obtenu la convention Demeter pour mettre sous contrôle des associations comme la nôtre.
Dès le lendemain de sa nomination comme ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation, Julien Denormandie a reçu dans son bureau Christiane Lambert, présidente de la FNSEA.
De même, lors du vote de la loi Egalim (2018), nous avons fait campagne (avec notamment Sophie Marceau) pour mettre fin à l’élevage en cage des poules pondeuses. Au moment du vote, un amendement permet que soit juste interdite la construction de nouveaux élevages en cage. Et le ministre de l’Agriculture de l’époque, Stéphane Travert, se félicite alors sur Twitter d‘avoir voté en accord avec le CNPO, l’organisation des producteurs d’œufs !
Avec la Confédération paysanne, nous n’avons pas toujours le même avis, mais on peut faire du boulot en commun : ainsi, c’est avec leur soutien que nous avons obtenu la fin de la ferme des Mille Vaches
Exemple d’une autre enquête en immersion : celle faite par Mauricio, venu d’Espagne et qui travaille à l’abattoir de Limoges où il est affecté au tri des viscères. Il voit dans le ventre des vaches des veaux sur le point de naître. On lui file le matériel pour filmer. Il prend des risques, mais c’est libérateur pour lui : avant, il buvait beaucoup pour supporter psychologiquement !
On s’est fait un nom à partir de 2014-2015. Grâce notamment à un reportage à Alès qui montrait des ratés dans l’étourdissement.
Il faut savoir qu’en bio, les abattoirs sont les mêmes, et les techniques aussi (sauf l’obligation de l’étourdissement). Mais pour les cochons, le processus d’étourdissement par gazage est très long et pénible.