Paul Blanquart

Dans le cadre de notre chantier sur la propagande, le 25 novembre 2012, nous rencontrons Paul Blanquart, philosophe. 
Attention, notre compte rendu n’a pas été relu par Paul Blanquart et peut donc comporter des erreurs.
 
« La construction d’une société civile autonome de tous les autres pouvoirs »
Hétéronomie/Autonomie
Hétéronomie : qui obéit à une loi extérieure/ Autonomie : qui obéit à une loi intérieure.
 
La première fois qu’est employé le mot « propagande », c’est dans la « Sacra Congregatio de Propaganda Fide » (« sacrée congrégation pour la propagation de la foi »), créée par le Pape en 1622.
Et c’est déjà contradictoire : la foi est quelque chose d’intérieur, qui touche à la subjectivité. mais comment peut-on hétéronomiser l’intime ?  Concernant la religion, dès le 17e siècle donc, le problème était là, à la source.
L’expression Société civile implique qu’elle est autonome, dirigée par elle-même et non organisée par au-dessus. La démocratie a quelque chose à voir avec l’autonomie, et donc avec le citoyen.
Est-on dans une société démocratique ? Avons-nous jamais quitté l’hétéronomie ?
La vie sociale, ce sont des conflits. Le 1er combat est celui de la maîtrise des mots qui sont le 1er outil parce qu’il font du lien. Si quelques-uns maîtrisent le langage, ils vont nous dominer, ils sont maîtres du sens (exemple : on se croit autonome parce qu’on n’a que le mot autonome à notre disposition). Pour ne pas se faire avoir, il faut maîtriser les différentes formes d’hétéronomie et les différentes méthodes de propagande qu’elles utilisent.
Selon les différentes périodes de l’histoire humaine, il existe différentes formes d’hétéronomie :
 
Tableau historique :
 

 Avant-hier

Ancien

Hier

Moderne

Aujourd’hui

Demain

Contemporain

Sociétés 1ères

Sociétés antiques

Rupture

de la modernité

Modernité classique

Aboutissement

de l’éducat° d’hier

Quelle alternative ?

1

2

3

4

4 bis

5

6

« Divin »

(religions)

Nature

Monarchie

Industrie

Consommation

Finance

     H    é     t     é     r     o     n     o     m     i     e     s

Hétéronomie 1

Hétéronomie 2

 
Colonne 1, Dans la religion, les humains sont liés car ils reçoivent quelque chose de l’extérieur (qui ne vient pas d’eux). Les 1ères religions étaient des religions d’ancêtres (papa habite ses successeurs par le sang qui coule dans leurs veines) – c’est l’origine. Le mythe, c’est le récit d’origine : papa, et le mythe est sacré. Quiconque vit en dehors de la référence à l’origine se met en dehors de la société. Il franchit le tabou, ne respecte pas ce qui permet de vivre ensemble. Socialement, ça prend la forme de la tombe de l’ancêtre ou de l’arbre à palabre autour desquels on fait cercle. Ce sont les sociétés tribales.
Aujourd’hui, nous revenons à Avant à travers le retour des fondamentalistes religieux et du  code de la nationalité (qui est le droit du sang – Le Pen) – c’est le retour aux Gaulois.
Tout cela n’est ni civil (car religieux) ni autonome.
En 1, les types de propagande sont l’initiation (séjours en forêt où les jeunes sont initiés au mythe). Aujourd’hui on a tendance à admirer celui qui est initié, on l’écoute. Il faudrait se poser la question à propos de celui qui prédique : sa prédication libère-t-elle la créativité, la subjectivité de chacun, ou enchaîne-t-elle ?
 
Colonne 2Le mot nation vient de naissance. Nation, c’est d’abord la famille. La première forme de famille est un couple hétérosexuel avec enfants. L’église catholique se réfère sans cesse à cette origine. Les personnes qui sont contre l’homosexualité se sentent menacées dans leur modèle, c’est un réflexe conditionné par l’éducation. Le débat actuel est un combat, rien n’est dé-noué.
 
Colonne 3, c’est la rupture de la modernité. L’hétéronomie est toujours là, mais elle devient une création humaine : la domination vient des gens qui sont à l’intérieur, et non plus du divin ou de la nature. Machiavel ouvre la philosophie au politique : le politique, c’est une affaire d’homme, pas de Dieu. L’homme s’autonomise par rapport au religieux et au naturel, c’est l’humanisme. Mais c’est aussi l’apparition de la science : « Nous allons connaître la nature pour la dominer » – Descartes arrive : « Nous ne sommes plus lovés dans la nature, l’homme est désormais possesseur de la nature ».
Le politique devient intra-humain. Le roi devient le dieu en se servant de la science (Colbert, Vauban, les mathématiques…). On homogénéise le territoire (Vauban), 1=1=1=1=1. Les élites sont des technos qui administrent le peuple avec des prétentions scientifiques.
Il faut remplacer la nature par du droit – droit pour chacun à la liberté et à l’égalité. Mais l’État a un tel pouvoir que c’est lui qui s’autonomise par rapport à la société.
Cette société est hiérarchisée, chaque étage obéit à celui du dessus : nobles, nobles d’épée etc. Au sommet le roi, entouré de prêtres et d’astronomes. L’empereur, lui, est inapprochable car lié à Dieu. Une société va bien quand chacun se tient à sa place, que chacun a intériorisé l’ordre de la nature.
La source du savoir, c’est la science. Les grandes écoles l’enseignent. Tous les technos sortent de là. La connaissance est relative, comme tout le reste, elle est construite. Si on est à l’origine du savoir, on peut fabriquer un autre savoir, ce qui est une force pour créer un autre pouvoir.
Le rôle premier de l’école devrait être de rendre les gens autonomes (colonne 6), connaître pour comprendre pourquoi on a pensé comme ça avant, pour aujourd’hui penser autrement. Et non transmettre.
 
Colonne 4, société industrielle.
En 1789, rupture. On passe de l’hétéronomie 1 à l’hétéronomie 2. La Révolution déclare qu’on est tous égaux et à l’origine de la vie collective, on peut donc parler de société civile – une société de citoyens.
L’État veille au développement industriel de la nation, c’est l’invention de la machine à vapeur et le début de la destruction systématique de la nature. On parlerait d’ailleurs d’une nouvelle ère : l’Anthrocène, où l’homme est devenu le premier facteur influençant la constitution même de la planète, et dont le début peut être fixé à 1780 (invention de la machine à vapeur). La science finit par détruire ce sur quoi l’humain repose. L’Homme abdique de sa responsabilité au prétexte de maîtrise, l’homme devant être producteur. C’est un aplatissement de l’humain.
On est passé de la Monarchie à la Re-publique. En 1789, avec les Jacobins, c’est encore l’état qui est au pouvoir. Ils n’ont pas respecté le renversement de 1789.
Chaque 14 juillet, c’est la fête de la Fédération (1790) et non la prise de la Bastille que l’on commémore. A l’époque, les mairies Girondines s’auto-organisent et nomment elles-mêmes leurs représentants. Ce courant a été balayé.
 
Colonne 4 à 4 bis, on passe de la production de masse à la consommation de masse. La propagande prend la forme du marketing pour faire vouloir le consommateur, le pousser à consommer de plus en plus.
 
Colonne 5, c’est l’ère de la financiarisation. Aux commandes, la finance qui s’autonomise de plus en plus de la production. On est à l’âge du systémisme, on fonctionne en globalisation, en totalisation close. Les global leader sont les maîtres des flux-finance, flux-image, flux-information et flux-intelligence (mariages entre personnes issus de ces milieux). La vitesse participe de ce décollement de tout enracinement. En 3, ces maîtres des flux étaient formés à l’ENA, en 4, à Polytechnique, en 5, à HEC et écoles de management, ce qui est révélateur du glissement vers la pensée finance. C’est l’ère du retour le plus rapide sur investissement, de la spéculation (speculum, miroir, narcissisme), de la finance autonome, de la virtualisation. L’hétéronomisation va jusqu’au vidage de soi (il faut juste « ressembler à »).
 
Dans la colonne 6, je ne globalise pas, le système reste ouvert, la société fonctionne par tous (et non pour tous) entre autres. Tous les individus fonctionnent avec du conjoint et du disjoint : nous sommes liés par ce qui nous distingue. Pour être lié, il ne faut pas être pareil – « tu es différent donc tu m’intéresses » (inter-essant).
Avant c’était le règne de la mêmeté, maintenant on est tous égaux et différents. C’est pourquoi il faudrait supprimer le mot individus et le remplacer par le mot singulier.
Les dominants veulent maintenir la colonne 5 (finance, virtualisation, industrie, nucléaire, etc.). Il y a donc lutte entre ceux qui veulent que l’humain soit préservé et non bouffé par ses propres œuvres et ceux qui ont intégré que l’avenir c’est ce que l’œuvre de l’homme produit, avec toutes ses conséquences. L’image + le calcul (1+1+1+1) – l’informatique – c’est notre époque.
On n’est singulier qu’en relation, singulier que dans le tissu même de la création.
En 6, on décentralise, on valorise le local. C’est une problématique du vivant : chaque lieu doit être vivant pour que la planète soit vivante. En 6, on passe de la mêmeté à l’ipséïté. En 6, on relancerait le symbolique sans le religieux. Les citoyens sont libres et responsables, autonomes parce qu’eux-mêmes. Ils se donnent eux-mêmes leur forme.
 
Citation de Valéry : « Le poisson se donne sa forme en luttant jour après jour contre le courant qu’il remonte »
 
 
Questions-débat avec Paul
 
(Paul) – La liberté va avec la responsabilité. On n’est pas libre, tout seul sans le souci de l’autre. Ce ne sont pas les institutions formatantes qui vont te permettre d’être libre. Elles ont toutes intégré l’idée de norme. Par le jeu des relations, le citoyen peut devenir lui-même, accéder à sa singularité, se façonner comme une œuvre, être soi-même à égalité dans la différence.
 
(Paul) – On naît inégaux et pas libres. La révolution a dit l’inverse, à tort.
(question) – On est plus dans des affrontements d’hétéronomies que dans de la recherche d’autonomie.
 
(Paul) – On ne peut lutter que par le local, le petit, par le décloisonnement des activités et disciplines, par l’auto-organisation qui ne va pas vers la concurrence – être en concours dans la variété, pas dans le même.
 
(question) – Les Martiniquais ont décidé de se définir, non comme une entité fermée, mais ouverte. Ils ont inventé le concept créole (toumonde).
(Paul) – On n’est singulier qu’en relation. Sinon c’est du narcissisme et on sait ce qui est arrivé à Narcisse… Il faut faire la différence entre substance et relation. Le problème c’est qu’on a l’individu dans la tête mais « je ne suis moi-même que si je ne suis plus le même ». L’approfondissement de soi va avec l’altération. L’altération m’altère, m’oblige à me creuser pour ne plus être le même (alter/alius/autre, idem/ipse/même).
 
–      (question) L’Emile, de Rousseau, et l’école Decroly sont des modèles différents d’éducation. Mon fils qui a fait Decroly est toujours fourré en Inde !
–      (Paul) Ton fils est peut-être encore en période de formation. Il sort de ce bloc d’hier (colonnes 3 et 4) et a besoin de se relier à d’autres expériences.
 
–      (question) Et le soi-même de Socrate : « Connais-toi toi-même » ?
–      (Paul) Socrate a refusé de ne pas boire la ciguë car il serait sorti des lois de la société ! Le travail de l’autonomie n’est pas fait.
 
(Paul) – Exemple de 6 : de la marge naît le micro, dans l’invention d’activités artistiques, politiques. Toute action qui devient centralisée se modélise.
 
(Paul) – Indépendance n’est pas autonomie. Autonomie va avec liaison. L’indépendance coupe.
 
(Paul) – Faire la différence entre règle et norme. Pour vivre en commun il faut des règles. La norme est une identité de contenu. On ne peut faire société que si on invente des règles.
 
(Paul) – Remettre dans le quotidien le sacré de la transe, cela voudrait dire aller chercher des choses de la colonne 1, réinterprétées bien-sûr… Un autre sacré, une autre transe – par exemple pratiquer la danse non pour être transporté mais comme outil de l’œuvre de soi.
 

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