En 2006, dans le cadre de notre chantier sur la démocratie, nous avons rencontré Paul Blanquart, philosophe.
« N’oublions pas le « par tous » ! »
L’an passé, Paul Blanquart, philosophe, était venu nous apporter ses lumières (historiques, notamment) sur la place de l’économie dans nos sociétés. Nous l’avons réinvité, le 6 janvier après-midi, pour qu’il vienne, cette fois, nous parler de démocratie. Toujours avec la même passion et le même sens des vraies priorités…
Pour nous, la démocratie se confond depuis longtemps avec le régime représentatif. Est-ce si évident que cela ? « Est-ce que vous trouvez que le Sénat représente la France ? Que le président de la République représente les Français, a lancé d’entrée Paul Blanquart. On sent bien que ça ne marche plus très bien. » Il nous invite donc à revenir au sens de la démocratie : « Par tous, à égalité, chacun dans sa liberté, à l’origine de la vie collective ». Aujourd’hui, le discours sur les droits de l’homme tend à se substituer à ces principes démocratiques. Mais de quelle vision des « droits » s’agit-il ? S’il s’agit de droits (à manger, à se loger…) que chacun va percevoir et réclamer au guichet, on a tout simplement remplacé les citoyens par des « clients des droits ». « Il ne s’agit plus d’être à l’origine du collectif, mais simplement d’être assisté et entretenu », martèle Paul Blanquart.
Six périodes historiques
Il nous a ensuite invités à le suivre dans un rapide parcours des grandes époques de l’humanité en montrant, pour chaque période :
ce qui fait société, c’est-à-dire lien entre les gens ;
quelle est la manière de penser ;
quelle est la valeur centrale ;
comment s’articule le local et le global ; ce qui fonde le politique.
Au cours de la préhistoire, le lien social est créé par le symbole et la religion : on fait cercle autour de totems, de pieux sacrés verticaux qui fondent l’unité du groupe au nom d’une certaine transcendance (les dieux, les ancêtres…). Les échanges servent surtout à exprimer le lien symbolique préexistant. La monnaie exprime la relation de parenté, ou le sacrifice. Tout se passe au niveau du village, mais celui-ci représente, en même temps, le monde tout entier, l’universel.
Dans l’Antiquité, le politique apparaît : au-dessus des agriculteurs, face aux pillards, certains se spécialisent dans une fonction défensive et deviennent une couche supérieure. On en arrive ainsi à une organisation cosmico-hiérarchique. C’est une société à étages, une société de castes, avec des chefs. La valeur centrale, c’est l’ordre. On ne parle pas d’égalité mais d’équité (un mot qui a tendance à revenir, ces dernières années, sous la plume d’Alain Minc, notamment, et qui est lourd de fondements idéologiques). Chacun « participe » mais selon son rang ; chacun est indispensable mais chacun à sa place.
Puis, le politique s’autonomise par rapport aux religions : c’est l’Etat qui fait la Nation. La notion de hiérarchie est rejetée puisqu’elle renvoie à Dieu. Avec Descartes, on passe d’un monde clos à un univers infini et homogène. Désormais, tout équivaut à tout : tous les Français sont les mêmes, semblables… La valeur centrale, c’est l’assimilation : devenir identique.
Ensuite, l’économie s’autonomise du politique avec l’avènement de la société industrielle. L’économie tend à prendre toute la place, le capital étant lui-même au service de la production. C’est la conquête de l’espace au détriment de l’humain. La manière de penser a quelque chose à voir avec la thermodynamique : le modèle de la machine à vapeur s’impose partout. Tout doit être « productif », rationnel et efficace.
Aujourd’hui, nous sommes entrés dans l’ère de la communication. Qu’on soit à Hong-Kong ou Paris, tout est homogénéisé. Il y a du global, mais plus du tout de local dans cette logique. Les flux traversent tout : c’est le monde du « trans ». Ceux qui sont aux commandes ne sont plus les Etats, mais les maîtres des flux, les « entubeurs » (par opposition aux « flués floués », aux « entubés »). C’est le règne de l’hégémonie des besoins : on définir les besoins humains à partir d’une moyenne statistique (le fameux « Français moyen ») et on donne des allocations à ceux qui sont en dessous de la moyenne. L’assistance de l’Etat-providence permet d’éviter qu’il n’y ait trop de « sauvagerie ». En même temps, elle transforme le citoyen en consommateur passif.
Et demain ? Il s’agit de tenter de créer le monde de l' »inter » (« par-tous » et « entre-autres ») contre la logique du « trans ». Dans ce monde nouveau, nous sommes conjoints par ce qui nous distingue. C’est le contraire de l’uniformisation : l’autre m’intéresse parce qu’il est différent. C’est la théorie de la complexité, avec deux principes : le décloisonnement des disciplines (au contraire de Descartes, qui coupe les disciplines entre elles) et l’imbrication des échelles (local, national, mondial…). A l’ère de la complexité, nous avons encore davantage besoin de démocratie : il faut disposer du maximum de points de vue pour prendre une décision « éclairée » et ne pas faire trop de conneries ! Et la démocratie locale repose sur la singularisation de chacun dans son lieu. « La seule chose qui peut provoquer de l’intelligence, c’est le débat collectif avec tous. »
Pour Paul Blanquart, il faut combiner le local et le global, mais pas en s’enfermant dans le village. Il s’agit d’affirmer l’universalité face à la clôture et la multi-dimensionnalité face à l’applatissement. Bref, de tenir ensemble l’égalité et la différence. Et d’imaginer un « pour tous » au service du « par tous » (et non l’inverse).