Philippe Merlant

Dans le cadre de notrre chantier sur les alternatives de vie en 2005, nous avons rencontré Philippe Merlant, journaliste et membre de NAJE.

 Le compte rendu

a) Face au capitalisme, deux voies antagoniques

Le développement du capitalisme industriel – dans les pays du Nord, au début du XIXe siècle – s’est accompagné de drames humains terribles : exode rural massif, travail des femmes et des enfants, surexploitation (jusqu’à la limite de la  » reproduction de la force de travail « ), pouvoir sans partage des patrons, aliénation due au travail  » en miettes « … Il suscite rapidement des révoltes ouvrières pour tenter d’arracher une amélioration des conditions de travail et de vie. Mais la radicalisation de l’oppression produit rapidement une radicalisation des réponses, c’est-à-dire un refus fondamental du système capitaliste. Celui-ci va emprunter deux voies :

o la première, la plus connue, est celle du  » mouvement ouvrier « , au sens politique du terme, qui va progressivement être dominé par Marx et les marxistes : le projet, c’est d’abattre le capitalisme pour le remplacer par le communisme, défini avant tout par la  » propriété collective (= publique) des moyens de production « .

o la seconde, c’est celle des alternatives concrètes, économiques notamment mais aussi politiques et  » de vie « , à l’entreprise privée et au système capitaliste.

A l’articulation des deux, mais ils sont très vite devenir minoritaires, les socialistes  » associationnistes « , dont de nombreux Français, que Marx appellera socialistes  » utopiques « .

Avant de développer en quoi consistent ces  » alternatives  » et de revenir sur les socialistes  » associationnistes « , il faut retenir une chose : ces deux voies se sont développées non seulement parallèlement, mais même en opposition (le premier Congrès ouvrier, qui se tient à Paris en 1876,  réaffirme le rôle de l’association coopérative dans l’affranchissement des travailleurs… Mais en 1878, à Lyon, lors du second Congrès ouvrier, Jules Guesde dénonce la vanité de la coopération, et la nécessité du système collectivisme. Cette tendance s’est renforcée au Congrès de Marseille, en 1880 en affirmant la subordination totale de la coopération et des syndicats à la révolution politique… La coopération n’est plus un moyen de transformation sociale… Ce sera  » le grand soir  » ou rien… ; de leur côté, les associations, coopératives et mutuelles ont rapidement déserté le champ politique et international). On peut faire l’hypothèse que l’hostilité réciproque de ces deux grandes forces de transformation du capitalisme est l’une des raisons qui expliquent la victoire historique de celui-ci.

b) Les premières expériences alternatives

o Certes, les premières  » associations  » ou  » coopératives  » apparaissent avant le capitalisme, sous l’Ancien régime (féodal) : fruitières, ghildes, compagnonnages, confréries, corporations, fondations… certaines existent depuis l’Antiquité. Mais elles restent basées sur des solidarités communautaires, professionnelles ou religieuses, donc pas du tout sur le principe de  » libre adhésion « . C’est même pour àa que la loi Le Chapelier, en 1791, va interdire toutes les associations, corporations, tout ce qu’on appelle  » corps intermédiaires « , qui apparaissent désormais contraires au principe révolutionnaire d’égalité (les corps intermédiaires ne peuvent que favoriser la reconstitution de privilèges).

o En Ecosse, en 1824, Robert Owen crée une filature expérimentale avec diminution du temps de travail et salaires corrects : on le considère comme le père du socialisme expérimental. En 1831, Philippe Buchez (un français) développe l’idée d’associations ouvrières : il propose  une entreprise inaliénable dont le capital n’appartiendrait à personne. Idée qui sera mise en œuvre en 1832 par des ouvriers menuisiers et en 1834, par des bijoutiers qui créeront la société des Bijoutiers : ce sont les premières coopératives en France. En 1835, Michel-Marie Derrion qui se convertit au  » Fouriérisme « , met en œuvre un projet d’épicerie coopérative à la Croix Rousse, aout de l’idée de  » commerce véridique et social  » : démocratie de fonctionnement, transparence de la gestion et partage équitable des bénéfices, tous les ingrédients d’une coopérative de consommation… Ces magasins mourront  après 3 ans pour cause de crise économique, mais le mouvement était lancé… En 1844, démarre en Angleterre l’expérience de Rochdale : un groupe d’ouvriers tisserands décident, pour sortir de la misère, de créer une coopérative de denrées alimentaires, ils lancent une souscription et ouvrent une première boutique. Ces coopérateurs envisageaient aussi d’acheter ou de construire des maisons, louer des terres pour les chômeurs, ouvrir des manufactures. Cette coopérative jouait aussi le rôle de Caisse d’Epargne. Cette expérience se développa de manière conséquente (jusqu’à 500 magasins, une banque, une société d’assurance, des investissement dans des écoles des bibliothèques, dans des flottes de navire,). L’épopée  » des Equitables Pionniers de Rochdale  » (les questions de la production, distribution, d’accès au crédit + la question sociale et culturelle… dans une même réponse le tout gérée démocratiquement en coopérative).

o Retour en France… Vers 1880, Jean-Baptiste Godin installe dans l’Aisne une usine de poêles et de cuisinières, couplée à un Palais social appellé Familistère (Cf. Phalanstères), avec un confort et une hygiène sans commune mesure pour l’époque pour y loger les ouvriers avec services collectifs d’éducation et de loisirs.

o 1848, année de la révolution de février et de la constitution de la 2de République, est aussi une année propice à la coopération, aux caisses de secours mutuel et aux coopératives de consommation. En 1851, Napoléon III (élu en décembre 1848 au premier suffrage universel !), instaure le Second Empire : associations, coopératives, fraternités… tout ce qui réunit les ouvriers et peut devenir un outil révolutionnaire est interdit. Mais en 1852, le décret du 26 mars reconnaît la pratique mutualiste avec une forte volonté de contrôle social… A partir de 1864 – qui est aussi l’année de création de la Première internationale – les coopératives de production et de consommation se développent à nouveau, et en 1867, une loi officialise l’existence des Sociétés ouvrières de coopération. Les premières coopératives agricoles ainsi que le Crédit agricole naîtront pendant cette période (fin XIXe)

o La loi de 1898 consacre la reconnaissance  du mutualisme français par la  » Charte de la Mutualité « . La loi de 1901 instaure la liberté d’association.

o En 1900, Charles Gide dernier parle, pour la première fois en France, d' » économie sociale  » pour désigner à la fois les associations, les services publics et le  » patronage  » (c’est-à-dire les institutions de bienfaisance du patronat).Il formalise aussi la théorie des groupes  » solidaristes  » :  » les coopératives de consommation, en se développant, aboutiront à la transformation totale de la société en République coopérative « .

o Au lendemain de la guerre 14-18, on assiste à une éclosion de coopératives de production, surtout dans le domaine du bâtiment. Des coopératives scolaires sont lancées en 1919, puis en 1926 par Célestin Freinet. Plusieurs mutuelles non agricoles comme la MAIF et la GMF sont créées entre les deux guerres.

o Avec la  » loi Morice  » de 1947, la Mutualité reconnaît la sécurité sociale créée deux ans plus tôt… En contrepartie elle obtient le droit de gérer certains de ses organismes. Cela montre que les Républicains, y compris de droite, en instaurant l’Etat providence, ont coupé l’herbe sous le pied de tout projet de  » République coopérative  »

o Résultat : ces expériences, à ‘origine  » alternatives  » au capitalisme, s’inscrivent de plus en plus dans des compromis entre le patronat, la classe ouvrière et l’Etat. Les associations, coopératives et mutuelles se développent dans leur secteur d’activité respectif… Et l’intervention croissante de l’Etat dans l’économie minimise également la portée transformatrice de cet  » entreprendre autrement « .

Pendant que de petites ou plus importantes transformations étaient à l’œuvre (du phalanstère jusqu’au au mutualisme, en passant par la coopération), la méfiance (justifiée ou non) de l’Etat, des patrons, des syndicalistes radicaux ou réformistes, et des partis politiques (qui auront tantôt nié, interdit, récupéré ou encadré cette économie coopérative), donc cette méfiance à l’encontre d’une économie expérimentale a aussi effacé la portée utopique de ces tentatives de démocratie économique et de prise en compte globale de l’économie…

c) Les socialistes utopiques

o Dans les années 1830 Fourier, né à Besançon (où il fera aussi ses études), propose le regroupement de producteurs au sein de  » Phalanstères « , qui sont à la fois des lieux de travail et des lieux de vie. Pierre-Joseph Proudhon, né lui aussi à Besançon, est reconnu comme le père du mutualisme et des caisses d’entraide… Il élabore une doctrine de justice et de liberté qui aura d’importantes répercussions dans le mouvement social. Marx après l’avoir admiré, se fâche avec lui. Constatant que les grands marchands et les intermédiaires s’en mettent plein les poches sur le dos des producteurs et des consommateurs… Proudhon va jusqu’à affirmer :  » La propriété, c’est le vol « …

o Socialistes utopiques : le terme a été forgé par Karl Marx qui prétendait, justement, s’en distinguer en inventant le socialisme « scientifique ». Eux-mêmes ne se reconnaissaient pas dans cette expression et préféraient parler de « socialisme associationniste ». On peut englober dans cette mouvance des gens comme Saint-Simon, Fourier, Proudhon ou Leroux en France, Godwin ou Owen en Angleterre, Hess et Weitling en Allemagne.

Leur pensée est loin d’être monolithique. Mais le constat qu’ils dressent est, en gros, le même : c’est celui de l’échec de la révolution française, ou de son dévoiement et, en tout cas, de son inachèvement. Prenant la mesure du développement sans précédent de la misère sociale, Pierre Leroux écrit : « Entre l’égalité considérée comme un fait et l’égalité considérée comme un principe, il y a autant de distance qu’entre la terre et le ciel. »

L’originalité de leur pensée, c’est que, tout en ayant sous leurs yeux le spectacle de l’échec de l’individualisme libéral, ils pressentent également les impasses, voire les catastrophes, auxquelles risque de mener le « collectivisme ». C’est encore Pierre Leroux qui écrit : « Le socialisme absolu n’est pas moins abominable que l’individualisme absolu ». Ils ne veulent pas revenir sur les acquis de l’individualisme, et ils refusent – à l’instar de Proudhon, notamment – tout pouvoir imposé d’en haut. Enfin, ils accordent une large place à l’expérimentation, on dirait aujourd’hui aux pratiques « alternatives ».

Il est clair qu’ils cherchent à ouvrir une authentique troisième voie, mais pas sur le mode « social-libéral » cher aujourd’hui à Tony Blair. Une voie non pas « entre » mais « au-delà » : au-delà de l’individualisme et du communautarisme, au-delà du libéralisme et du socialisme. C’est ce qui les fait se baptiser eux-mêmes « socialistes associationnistes », le second terme étant à leurs yeux au moins aussi important que le premier.

Je vois deux autres points qui montrent l’actualité de leur pensée. D’abord, ils estiment que ce principe d’association, fondateur du lien social, doit se vivre au quotidien, dans toutes les activités de l’individu et notamment dans la sphère du travail. Pour eux, le pouvoir doit procéder de l’ensemble des associations de base qui s’associent elles-mêmes : leur vision de la démocratie est d’emblée de nature fédéraliste. Ensuite, ils ont une vision universelle de ce principe. Dans l’un de ses ouvrages, Proudhon évoque ainsi la construction de l’Europe. Pour ces socialistes, il est clair que le principe association ne réussira que s’il s’impose au niveau mondial. Car c’en sera alors fini des communautés closes sur elles-mêmes. L’actuel mouvement altermondialiste ne fait-il pas étrangement écho à ces idées ?

– Ce qui lui donne aujourd’hui une nouvelle actualité :

– L’arrivée d’une nouvelle vague de radicalité et d’alternatives

Le début du XXe siècle a été celui de l’impasse du communisme et de l’institutionnalisation des  » alternatives  » de l’économie sociale. 1968 marque une rupture (dans tous les pays du Nord, en tout cas) : on voit réapparaître de la radicalité dans les deux voies historiques de la contestation du capitalisme :

o Apparition de courants néo-marxistes, plus radicaux mais aussi souvent plus innovateurs (maos, trotskistes, nouvelles générations anarchistes)

o Apparition d’une économie d’abord appelée  » alternative « , puis  » solidaire  » en réponse aux impasses de l’économie sociale instituée qui a perdu son pouvoir transformateur. D’autant qu’avec l’extension continue du chômage, la solidarité ne doit plus seulement s’appliquer en interne mais concerner la société toute entière. Plus attentive aux valeurs qu’aux statuts, l’économie solidaire se structure autour de principes communs : capacité à répondre à des besoins sociaux non satisfaits ; hybridation de ressources marchandes (prestations de services), non marchandes (subventions) et non monétaires (bénévolat) ; logique de projet se développant à partir des territoires.

Après une phase de concurrence, l’économie sociale  » historique  » et la nouvelle économie solidaire tentent aujourd’hui de se retrouver dans une  » économie sociale et solidaire  » : il s’agit de concilier statuts et valeurs, propriété et solidarité,  » comment ?  » et  » au nom de quoi ? « . Fertiles dans les pays du Sud comme dans ceux du Nord, ces formes d’organisation prouvent qu’économie ne rime pas fatalement avec exploitation, spéculation, licenciements… Elles montrent qu’une autre économie est possible, fondée sur les besoins humains et non sur le primat du profit.

– La naissance d’une nouvelle internationale

Deux exemples : le  » zapatisme  » et le Forum social mondial.

o Le zapatisme. Cf. Marcos :  » Nous sommes les premiers révolutionnaires qui ne voulons pas prendre le pouvoir « . Et  » Il ne s’agit pas de bâtir un autre monde mais un monde dans lequel tous les autres mondes soient possibles « . Autrement dit :

1) le contre-pouvoir est plus important que la prise du pouvoir (Miguel Benasayag :  » Résister, c’est créer « ) ;

2) la diversité politique est un atout et pas un handicap. Prend totalement le contrepied des internationales marxistes

o  » Un autre monde est possible « . A travers les Forums sociaux mondiaux, on voit réémerger une internationale d’un nouveau type, qui réunit les différentes formes de contestation du néo-libéralisme : cathos et néomarxistes, politiques et alternatifs… Le tout sans centralisme, ni programme, ni processus d’exclusions…

 

– L’évolution fondamentale de la société civile

Tout cela est rendu possible parce que la société a évolué avec la  » révolution individualiste « . Ce qui était utopie pour les socialistes associationnistes ne l’est plus.

Défait par le marxisme, l’associationnisme n’a jamais réussi à s’imposer sur la scène politique, si l’on excepte la très brève révolution de 1848, fortement influencée par ses idées. Son échec politique s’explique avant tout par les conditions sociologiques et culturelles de l’époque. En fait, les socialistes associationnistes butent sur le même écueil que les révolutionnaires de 1789 qu’ils prétendent dépasser. Le nœud du problème, c’est que la société française, tout juste sortie de l’Ancien régime, n’est pas prête à adopter le lien associatif. Car celui-ci suppose autant les sentiments d’égalité et de liberté qu’il ne contribue à les réaliser. Et les gens, dans leur grande majorité, ne se sentent ni libres, ni égaux ! De plus, le type de développement économique – alors marqué par l’intense accumulation du capital matériel et la nécessaire division entre travail manuel et intellectuel – est incompatible avec le lien associatif. C’est en tout cela que les socialistes associationnistes sont « utopistes »… pour leur époque !

On peut dire que les causes structurelles de leur échec hier sont devenues celles-là même qui, aujourd’hui, laissent augurer sinon de leur victoire, du moins d’une avancée décisive. D’abord, parce que nous sommes entrés dans une société où les gens se revendiquent comme des individus libres et égaux. Et qu’ils le manifestent de plus en plus dans le type de relations qu’ils nouent entre eux, à la base, au quotidien. Ensuite, parce que la base économique a changé : plus nous allons vers une production tirée par l’immatériel, et plus la nécessité s’impose de bâtir les rapports sociaux sur des bases de reconnaissance, de liberté, d’égalité… C’est ce qui explique le renouveau de l’économie sociale et solidaire.

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