Philippe Merlant (sur la RGPP)

Le 19 novembre 2011, dans le cadre de notre chantier sur la mise à mal des services publics, nous écoutons Philippe Merlant, journaliste qui nous a préparé une intervention sur la RGPP (révision générale des politiques publiques).
 
Philippe Merlant commence par demander qui, dans le groupe, se sent apte a expliquer ce que c’est, qui en a déjà entendu parler et qui ne sait pas du tout de quoi il s’agit. Le résultat est confondant : 2 personnes pourraient expliquer ce dont il s’agit et un tiers de notre groupe n’a jamais entendu parler de RGPP ;  alors que la RGPP a été présentée comme une opération gigantesque, la majorité des citoyens n’en entendent pas parler.
 
1. Les origines de la RGPP
Dès les années 1980, avec les débuts de l’idéologie néo-libérale, l’idée se développe d’appliquer au public les principes du privé pour le rendre plus efficace (par les gouvernements de gauche comme droite). Pourtant cette politique n’arrive pas à enrayer l’augmentation du nombre de fonctionnaires : entre 1980 et 2007, ce nombre augmente de 36 %, essentiellement dans la fonction publique territoriale.
En 2001 sera voté la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances) qui met en place un mode de calcul et d’évaluation du budget de l’état avec indicateurs dans une logique de performance. On commence à parler de « culture du résultat ». La LOLF réorganise tout et découpe le budget de l’Etat en 34 missions, dont dépendent 132 programmes, qui organisent eux-mêmes 580 actions. La mise en place de ces indicateurs d’évaluation va amener à changer les manières de travailler des services publics : par exemple, un des indicateurs de la police est le nombre de garde à vues, ce qui amène les policiers à chercher plus du côté des petits délinquants, faciles à cerner, que vers des trafics plus importants, pour lesquels les enquêtes sont beaucoup plus difficiles et longues. De même, en matière de santé publique, l’obligation qui est faite de remplir des indicateurs pousse à redécouper les phénomènes d’addiction (alcool, drogues, cigarettes, jeux, médicaments…) au lieu de tenter une approche globale de l’addiction. Vouloir tout mesurer est une stupidité.
Cette obsession du chiffre modifie le travail des fonctionnaires : « Dans les services vétérinaires, on a atteint plus de 200 indicateurs à contrôler ; Comment voulez-vous piloter quelque chose avec 120 compteurs ? », explique un ancien directeur départemental de ces services.
L’idée forte de Sarkozy-Fillon avec la RGPP, c’est de « tout mener en même temps » (les statuts, l’organisation, les budgets, le management…) et à toute vitesse. C’est la première fois depuis la Révolution que la France engage un tel chantier.
 
  1. Le discours : vérités et mensonges
Jean-Michel Drevon, de la FSU (qui viendra le prochain week-end nous parler du New Public Management), explique à propos de la RGPP : « Il faut  reconnaître à Sarkozy et Fillon le mérite de la cohérence et de l’affichage des objectifs. Le mensonge, c’est de dire qu’on aura de meilleurs services publics et que les fonctionnaires travailleront dans de meilleures conditions. »
En 2007, le thème est peu présent dans la campagne de Sarkozy. Là-dessus, le candidat de l’UMP fait preuve d’une grande discrétion. Mais ce grand chantier est ouvert dès juillet 2007 sous le slogan « Faire mieux avec moins ».
C’est le Premier ministre, François Fillon, qui lance officiellement la RGPP le 10 juillet 2007. Voici quelques extraits de son discours :
« Auparavant, il était d’usage de procéder étape par étape, ce qui n’était que faussement rassurant puisque cela obligeait en fait à perturber régulièrement l’équilibre du système pour progresser. Tout traiter en même temps est au contraire un gage de succès, même si cela exige une concentration d’efforts et une mobilisation exceptionnelles. »
« Pour moi, il n’y a pas une France du public face à une France du privé, mais une seule France qui marche du même pas, avec les mêmes valeurs, les mêmes ambitions, les mêmes objectifs. »
« Cette exemplarité va de pair avec une demande d’autorité de l’État qui s’est exprimée fortement lors des élections. »
« Ces démarches [précédentes] ont eu le mérite d’acclimater l’administration à la nécessité de se réformer. »
« Pour la première fois, nous allons dépasser la logique des moyens et nous interroger sur les fins de toute action publique. Pour la première fois, nous mettrons un terme à l’idée selon laquelle la puissance d’un ministère se mesure à la croissance de ses crédits. Pour la première fois, nous allons nous poser la question de la légitimité de toutes nos dépenses publiques. »
« Si nous nous bornons à ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux comme nous l’avons promis, si nous nous bornons à une réforme comptable et arithmétique sans voir au-delà, nous risquons de désorganiser nos services publics et d’accroître le mal-être de nos fonctionnaires. »
Et c’est pourtant exactement ce qu’ils vont faire.
• D’abord en faisant déraper progressivement les objectifs de la RGPP.
Dans le document officiel de lancement, six objectifs sont fixés à la RGPP : « Responsabiliser par la culture du résultat » ne vient qu’en cinquième ; et « Rétablir l’équilibre des comptes publics et garantir le bon usage de chaque euro » en sixième et dernier.
Pourtant, dès le 10 octobre 2007, François Fillon annonce : « La réforme de l’État supposera que chacun d’entre nous accepte qu’il y ait moins de services, moins de personnel, moins d’État sur son territoire ».
En septembre 2008, on annonce déjà qu’« il s’ait d’ancrer une véritable culture du résultat ». En 2009, Fillon affirme qu’« il n ‘y aura pas de retour en arrière ». Le troisième rapport d’état de la RGPP, présenté par Éric Woerth, ministre du Budget, en décembre 2009 se félicite de la suppression de 100 000 postes de fonctionnaires de 2007 à 2010 (en revanche, les déficits publics ont bondi avec la crise !). Et souligne : « L’objectif global de non-remplacement d’un départ à la retraite sur deux dans la Fonction publique d’Etat sera conservé pour le prochain budget triennal ». Progressivement, cette règle du non-remplacement qui n’était présentée que comme un des outils de la RGPP en est devenu l’objectif central.
• Ensuite, en oubliant complètement les questions posées au départ : tout remettre à plat, qu’est-ce qu’on fait, qui le fait, comment, à quel prix ?. En fait la RGPP n’a rien d’une révision globale. « On n’a jamais eu une réunion sur la qualité de service pour l’usager », affirme un ancien cadre d’une DDA (Direction départementale de l’agriculture). D’ailleurs, quand celles-ci ont été fusionné avec les DDE (Directions départementales de l’équipement), aucune évaluation n’a été faite des sept départements où la fusion avait fait l’objet d’un test : on a tout de suite généralisé à tous les départements.
• Enfin, en rendant la RGPP complètement illisible, incompréhensible pour le citoyen de base. 374 mesures sont adoptées entre décembre 2007 et juin 2008 par le CMPP (conseil de modernisation des politiques publiques). On y trouve aussi bien la réorganisation de la semaine scolaire, les bracelets électroniques pour les détenus en fin de peine, les nouvelles plaques d’immatriculation (mais aussi les impôts en ligne, la nouvelle organisation des centres de rétention ou le rattachement des gendarmes au ministère de l’Interieur)… C’est un véritable catalogue à la Prévert. A l’inverse, certaines réorganisations font l’objet de lois et décrets autonomes, qui ne sont pas mis dans le pot commun de la RGPP : les réformes dans l’Éducation nationale, par exemple.
La réforme des collectivités territoriales (qui fusionne les conseillers généraux et conseillers régionaux et rend obligatoire l’adhésion d’une commune à un syndicat intercommunal) est également à part de la RGPP. Mais le discours qui légitime cette réforme est exactement le même. Comme l’explique Sarkozy le 20 octobre 2009 en annonçant cette réforme à Saint-Dizier : « C’est un déni de démocratie que de ne pas permettre aux électeurs de savoir qui fait quoi, qui dépense quoi, qui est responsable de quoi, ni aux élus d’être jugés sur des politiques dont ils ont réellement la maîtrise. Et quand tout le monde s’occupe de tout, soit personne ne s’occupe de rien, soit on gaspille par une logique de concurrence, de saupoudrage et de guichet. »
 
  1. La RGPP dans les faits
• La RGPP, c’est d’abord la règle du non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux partant à la retraite, règle appliquée de manière mécanique dans toute la Fonction publique (5 millions de fonctionnaires), puis étendue à plus de 640 organismes « opérateurs de l’État » (Météo France, musées…) qui regroupent 370 000 agents. A Beaubourg, où plus de la moitié des agents ont plus de 50 ans, 26 emplois devaient être supprimés en 2010, et le personnel s’est mis en grève pendant près d’un mois… sans obtenir grand chose ! Même la Cour des comptes a dénoncé dans un rapport cette règle appliquée de manière systématique, « dictée par des considérations budgétaires de court terme » et sans « réflexion prospective d’ensemble sur l’évolution des missions et des besoins ».
• Conséquence pernicieuse de cette démarche stupide : pour faire coller cette règle automatique avec la réalité des besoins, il va falloir inciter les fonctionnaires à la mobilité. Ce qui donne une justification supplémentaire à la loi sur la mobilité dans la fonction publique, votée en août 2009 et « indispensable pour permettre de passer d’un ministère à l’autre », explique-t-on à Matignon. Si l’on reconnaît que, suite à la fusion des structures, « des directeurs qui n’ont pas démérité ne vont pas garder un tel poste », donc que « les possibilités globales sont réduites », c’est pour ajouter que « les possibilités individuelles vont s’élargir ». Cette loi stipule tout de même qu’un fonctionnaire peut être mis en disponibilité d’office s’il a refusé trois offres d’emploi correspondant à son grade.
• Par ailleurs, les services décentralisés de l’Etat dans les départements et les régions sont fusionnés les uns avec les autres et passent tous sous l’autorité du Préfet de département et du préfet de Région. L’ensemble des secteurs de l’état passe ainsi sous l’autorité directe du Ministère de l’intérieur. C’est une sorte d’« État policier » qui se met en place. Ce n’est pas un affaiblissement de l’Etat, mais une augmentation de son pouvoir de contrôle.
• Tout cela se fait généralement dans l’improvisation la plus totale, notamment pour la réforme de l’organisation territoriale de l’Etat fixée au 1er janvier 2010 (concernant 250 000 fonctionnaires). A 15 jours de l’échéance, les agents des futures directions fusionnées ne savaient pas quel serait l’organigramme, ni leur fonction exacte. Qu’importe, on continue. L’essentiel, c’est de respecter le calendrier. Ne pas caler.  Tout irait-il trop vite ?  En septembre 2009, une directrice départementale de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) s’est jetée du troisième étage des locaux parisiens de cette administration en pleine restructuration, prononçant juste avant de perdre conscience : « La RGPP m’a tuée ».  Dans un témoignage à son syndicat, un mois et demi après sa tentative de suicide, cette directrice, connue comme une « fonctionnaire zélée » et s’affirmant « partisane de la RGPP » : « J’ai failli mourir de la surdité d’une institution qui n’entendait pas que tout allait trop vite » ; et encore : « L’accélération des transformations en un temps trop court mettait à mal la mission éducative de l’institution ».
• Enfin, on ne cesse de mettre en avant les « sureffectifs » en expliquant aux chefs qu’il faut se débrouiller avec ça.  Tout semble se réduire « à l’aune des impératifs financiers et des suppressions de postes », selon Michel, ex-secrétaire général de la DDEA, intégrée au 1er janvier dans la Direction départementale du territoire (DDT) : dès sa création, le sureffectif a été chiffré à 40 postes.  « On nous dit qu’on peut avoir un sureffectif provisoire tout en nous demandant de nous débrouiller pour redéployer le personnel : c’est le double langage », explique Michel.  Les contractuels vont d’abord servir de variable d’ajustement. Comme ça ne suffira pas, il faudra « pousser les fonctionnaires à la mobilité ou à chercher dans le privé ». Ainsi se met en place la même logique qu’à France Télécom.
 
 
QUELQUES HISTOIRES CONCRÈTES SUR LA RGPP

 1.     L’ex-secrétaire général d’une Direction départementale de l’Agriculture (DDA)

 

La fusion des DDA avec les DDE s’est effectuée en plusieurs étapes : d’abord, dans le Lot, une expérience étendue assez vite à sept autres départements ; puis deux vagues successives pour généraliser à tous les départements de France. « Mais le bilan de chaque étape n’a jamais été fait ». Et au 1er janvier 2010, toutes les Directions départementales de l’Équipement et de l’Agriculture devaient devenir des Directions départementales des Territoires (DDT) en intégrant aussi des services des préfectures.

« L’organigramme n’est pas finalisé », affirme-t-il deux mois avant la création de la DDT. Mais on a déjà annoncé qu’il y avait 40 postes en sureffectifs. Sur ce chiffre, deux seulement sont susceptibles de partir en retraite (et il est difficile de faire des prévisions sur les futurs départs vu que la loi change tout le temps). « On nous dit qu’on peut avoir un sureffectif provisoire tout en nous demandant de nous débrouiller pour “redéployer” le personnel : c’est le double langage permanent. » Pour trouver 40 emplois à supprimer, on va commencer par ne pas renouveler les postes de contractuels. Mais ça ne suffira pas et il va falloir jouer avec la loi sur la mobilité dans la fonction publique : si un fonctionnaire refuse trois propositions conformes à son grade, il peut être « mis en disponibilité » (on arrête de le payer, mais, en tant que fonctionnaire, il n’a pas droit au chômage).

Lors de la fusion, lui-même a perdu son poste de secrétaire général au profit de son homologue à la DDT. Il a senti que le nouveau Directeur lui en veut de s’être présenté aux municipales sur une liste de gauche, et que sa nomination comme secrétaire général de la DDT risquait de ne pas plaire à l’actuel maire. Ce qui va dans la ligne de l’actuelle « politisation » de la Fonction publique : « Dans les réunions avec le préfet, on sent qu’il faut être dans la ligne du pouvoir. Ce n’est plus le service de l’État, on est là pour porter la politique du gouvernement. » Il a été nommé responsable du personnel, une fonction où il « prend la place d’une collègue qui faisait parfaitement son boulot ! » En fait, il a été « placardé », mais on le laisse tranquille.

Il y aura sans doute aussi quelques ouvertures de postes, mais leur chiffre précis n’est pas connu. Dès que les postes seront connus, ceux de la DDEA qui veulent bouger auront juste huit jours pour le faire savoir. De toute façon, « dès qu’un poste est annoncé, on reçoit des coups de fil d’agents de France Télécom ! » Il reconnaît qu’il y a beaucoup de souffrance à la base dans la nouvelle DDT. « Des eczémas, des dépressions, des divorces… Et même récemment, une menace de suicide sur le lieu de travail. On passe notre temps à régler des problèmes de fonctionnement ou à rédiger les rapports pour les ministères. Et on n’a plus de temps pour le dialogue social, tout passe en force. Même les organisations syndicales ne savent pas par quel bout prendre ce chantier. »

2. Le responsable de l’« ingénierie d’appui territorial » à la DDA

(45 ans, depuis sept ans à la DDA)

L’ingénierie d’appui territorial consiste à apporter un concours aux communes dans les domaines de l’eau et de l’assainissement : des petites collectivités locales qui, souvent, n’ont pas de services techniques et ne savent pas comment rédiger les cahiers des charges et appels d’offres pour trouver des prestataires. Ce type de services a vu le jour après la Seconde guerre mondiale, pendant la reconstruction. A partir des années 2000, l’Europe (et le gouvernement Jospin) ont obligé à les mettre en concurrence avec des bureaux d’études privés susceptibles de proposer les mêmes services (mais qui, souvent, n’étaient pas intéressés par les toutes petites communes).

Depuis quelques années, les agents ont compris que ce service, hier « phare » de la DDA, n’était plus une priorité : en vingt ans, les effectifs ont fondu de 35 agents à une quinzaine d’agents. Au début, ils ne se sont pas sentis menacé par la fusion avec les DDE (Directions départementales de l’Équipement : « C’était la seule mission commune aux deux (60 agents à la DDE sur cette mission). On ne pensait pas que c’était celle-là qu’ils allaient supprimer ! » Et puis, ils se sentaient portés par l’importance prise par les questions relatives à l’eau : « Le Grenelle de l’Environnement nous a fait rêver. On nous a expliqué qu’il y aurait plein de nouveaux métiers pour nous ! »

La généralisation de la fusion des DDA avec les DDE est annoncée en 2007. « On a eu un an pour s’y préparer. Et on a vite compris que l’ingénierie était mal partie. » En mai 2008, à peine le service commun entre DDE et DDA créé, on leur annonce sa fin prochaine. Motif invoqué : ils font concurrence au privé. A partir de là, tout va très vite : « On nous demande de ne plus prendre de nouvelles commandes ». Sur le site Internet de la nouvelle Direction départementale des Territoires, il n’y a plus un mot sur cette mission d’ingénierie. « Ca n’existe déjà plus ! » Fin 2011, toutes les opérations en cours devaient être soldées. Par exemple, des agents s’étaient investis dans un schéma de sécurisation de l’alimentation en eau potable, et ils ont dû arrêter la démarche avant qu’elle ne soit finie. D’autres étaient prêts à se former pour aider les mairies qui le souhaitaient à reprendre la distribution en régie municipale. « Les agents croyaient en leur métier et ne comptaient pas leurs heures. Il y a des communes avec lesquelles on travaillait depuis vingt ou trente ans. On avait la mémoire des différentes missions faites pour eux. Les maires ne comprennent pas cette décision, ils se sentent abandonnés. »

Les bureaux d’études privés ne seront pas forcément plus intéressés que par le passé à proposer leurs services aux petites collectivités. « Mais la volonté du gouvernement, c’est de les pousser à se regrouper en communautés de communes pour embaucher des techniciens ou s’adresser à ces bureaux d’études privés. » Certains agents vont sans doute aller frapper à la porte du privé, mais les autres ? « Ils sont démotivés et ne savent pas vers quoi se tourner. » Au total, il y avait une cinquantaine d’agents à recaser.

3. Le chef-adjoint de la brigade financière de la Police nationale

(47 ans, dans la police depuis 16 ans)

Depuis deux ans, les moyens matériels et humains de la brigade financière ne cessent de baisser (- 15 % chaque année). Ils ne sont plus que cinq policiers au lieu de dix il y a quatre ans. « Alors que je dois enquêter sur des dossiers mettant en jeu des sommes considérables, on ne me demande jamais quels moyens sont nécessaires ! ». Les déplacements se font plus rares, même s’ils ont le droit d’aller enquêter dans une région voisine (où s’étend leur compétence). « Les freins sont d’abord budgétaires : notre direction fait pression pour qu’on parte le moins souvent possible. » Il y a aussi un problème de recrutement, car les jeunes policiers ne sont pas formés sur le plan économique et financier. « Même si des postes sont ouverts, ce qui est rare, on ne trouve pas les personnes qualifiées. Un gardien de la paix qui a passé toute sa carrière à un carrefour avec un sifflet, je vois pas bien quelles enquêtes je peux lui confier ! » La formation interne ? Il suffit de trois stages de deux semaines pour avoir son brevet d’enquêteur financier.

C’est généralement le dépôt de bilan d’une entreprise qui entraîne la nomination d’un liquidateur judiciaire, lequel, en cas d’irrégularité, saisit le procureur… qui demande alors à la brigade financière d’enquêter. Seule exception : quand ce sont des particuliers qui dénoncent un employeur. « Si on avait plus de temps, on ferait des enquêtes de notre propre initiative. Par exemple, surveiller le bâtiment, où on sait qu’ils ne respectent pas grand chose. » Il y a deux ans, ils ont démantelé une filière de travail clandestin, mais l’information judiciaire n’est toujours pas terminée. « Et la sanction sera sûrement dérisoire par rapport aux faits reprochés. »

On leur demande de plus en plus de satisfaire à des indicateurs de résultats : le nombre de faits constatés, de faits élucidés et, pour la police judiciaire, le nombre de gardes à vue, de personnes placées en mandat de dépôt, de personnes présentées à un magistrat… « La garde à vue, ça doit rester une exception, à notre liberté d’appréciation. Si la personne reconnaît les faits, elle n’est pas justifiée. » Certains policiers essaient d’aller au-delà de ce qui est demandé. Et pour avoir la paix de la part de sa hiérarchie, chacun tend à aller au plus facile, donc à travailler sur de petits dossiers où on va atteindre plus vite des résultats que sur des affaires lourdes et complexes. « J’ai des dossiers de détournements avec plusieurs milliers d’euros en jeu. Mais si le PDG est à l’autre bout de la France, j’aurais du mal à aller le chercher. Et il y a peu de chances qu’un Juge de la détention et des libertés le place en préventive. » La plus lourde condamnation dans une affaire de détournement de fonds, c’est trois ans de prison dont deux fermes. « Si je travaille sur un dossier depuis deux ans, mon directeur ne va pas en faire une priorité. Surtout que ce genre d’affaire, même s’il y a 150 personnes au tapis, ne fait jamais de vague dans les médias. » Moralité : « On a des chefs de plus en plus préoccupés par le court terme : on a même eu comme directeur un vrai “killer”, qui a fait exploser les chiffres en deux ans, puis est parti ailleurs à la faveur d’une promotion. »

4. Le directeur départemental des services vétérinaires (DDSV)

(48 ans, directeur départemental des services vétérinaires depuis trois ans)

Dans les dernières années, la DDSV a été indépendante, puis rattachée à la Direction départementale de l’Agriculture, puis intégrée complètement dans cette DDA, puis à nouveau autonome, et la RGPP l’a intégrée dans une « Direction départementale de protection des populations ». « À chaque fois, l’organisation change sans qu’il n’y ait eu aucune évaluation. » Depuis plusieurs années, il a connu la montée en force de la politique des indicateurs. « Dans les services vétérinaires, il y en a 120 à remplir. Chaque préfecture ajoute parfois ses propres chiffres. Et la collecte n’est pas informatisée. Qu’est-ce que vous voulez piloter en ayant 120 compteurs à surveiller chaque mois ?  Il y a tellement d’indicateurs qu’il n’y a plus aucun arbitrage. »

A l’été 2008, il y a eu une réunion à la préfecture pour lancer la RGPP. On leur a expliqué que les fonctionnaires, et notamment les chefs, étaient les mieux placés pour dire ce qui devait être fait, et des groupes de travail ont été mis en place. Enthousiaste, il a envoyé une note au préfet pour lui faire des propositions. Après, le préfet du département s’est adressé au préfet de région, qui a transmis au niveau national. En février 2009, c’est redescendu à la base. C’est là qu’il a appris que la DDSV allait être fusionnée avec d’autres structures, notamment la Direction de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DDCCRF), pour former la Direction départementale de protection des populations. Un terme dont le gouvernement est très fier, mais qu’il juge « incompréhensible du public ». D’autant qu’on ne trouve dans cette DDPP ni la sécurité civile, ni la sécurité routière, ni la sécurité environnementale, pourtant essentielles à la « protection des populations » ! « C’est un compromis au plus haut niveau, il y a eu des luttes féroces entre les ministères, mais le travail de réflexion fait à la base pendant plusieurs mois a été très peu utilisé ! »

On a alors lancé un appel à candidatures pour trouver le futur « préfigurateur ». C’est le préfet qui propose ce « préfigurateur », en général l’un des directeurs des anciennes structures, pour préparer la fusion. S’il travaille bien, c’est lui qui sera nommé directeur de la nouvelle structure par le Conseil des ministres. Quant aux autres ex-directeurs, ils ne se voient pas proposer grand chose : « Il y a beaucoup de rancœur, de frustrations, mais ils se taisent : on leur a tellement mis dans le crâne qu’ils étaient des privilégiés ! » Un mois après avoir posé sa candidature, il apprend qu’il ne sera pas préfigurateur et qu’on lui préfère son concurrent, juste arrivé à la tête de la Direction départementale de la concurrence et des fraudes. Il le vit comme « une grande déception » mais s’efforce de rassurer ses services : « Je leur ai dit qu’il y aurait des économies d’échelle au niveau des chefs, mais que les agents continueraient grosso modo à faire le même travail ».

Les services doivent fusionner au 1er janvier 2010, mais rien n’est prêt deux mois avant. « La seule chose qu’on a le temps de faire, c’est de travailler à la va-vite sur un organigramme. » Il ne semble y avoir aucun crédit prévu pour que les différentes équipes déménagent dans un bâtiment commun, et même pour acheter un standard téléphonique commun. « On ne va quand même pas travailler dans des bâtiments séparés pendant deux ou trois ans ! » On lui annonce aussi qu’il va devoir fonctionner avec 10 % d’effectifs en moins. « Le postulat, c’est continuer à faire la même chose avec moins de monde. Mais on peut pas : la surveillance de l’expérimentation animale, par exemple, je peux plus le faire : j’ai plus personne pour ça ! »

 

 

 

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