[La Patrie] Saïd Bouamama : « L’identité nationale, c’est le refus de l’altérité »

Le samedi 5 novembre après-midi, Saïd Bouamama, sociologue et membre fondateur du Front uni des immigrations et des quartiers populaires, est venu rencontrer le groupe du grand chantier national. Son intervention s’est structurée autour de deux thèmes : le rapport de la France aux « étrangers » ; la manière dont les politiques et les médias parlent des luttes et mouvements sociaux.

Je suis très content d’être parmi vous. Depuis plusieurs années, je croise des gens qui utilisent le théâtre-forum ou d’autres formes culturelles au service des opprimés. Et cela m’intéresse beaucoup…

Pourquoi suis-je plutôt optimiste aujourd’hui ? C’est vrai que la situation actuelle, à première vue, n’est pas très réjouissante : on n’a jamais connu une telle violence de l’Etat, une police de la pensée aussi forte… Mais il faut alors se demander pourquoi ça se durcit aussi fortement ? J’y vois deux raisons principales :

  • s’il y a durcissement, c’est que le projet des classes dominantes ne réussit pas autant que celles-ci l’espéraient. On n’a jamais connu autant de femmes qui refusent leur condition. On n’a jamais connu autant de gens issus de l’immigration qui refusent la logique assimilationniste. On n’a jamais connu un mouvement social aussi fort que celui, récent, contre la Loi travail…
  • je pense que les historiens du futur remercieront les noirs, les arabes, les musulmans d’être ceux qui refusent, pas dans les discours mais à travers des actes très simples, très concrets, l’ordre établi.

 

LE RAPPORT DE LA FRANCE AUX « ETRANGERS »

Quand on parle de l’étranger, on parle de soi, ou plutôt du Français « mythique ».

 

Le refus de l’altérité

Comment s’est construite la nation française ? Elle s’est d’abord construite contre sa diversité et ses altérités internes. Et ça se comprend historiquement. Juste après la Révolution, toutes les monarchies d’Europe se liguent et s’arment contre la toute jeune République : il faut alors s’unir face à la menace extérieure. Et tout ce qui menace cette unité est considéré comme hostile à la République.

C’est ainsi que s’amorce la destruction des cultures bretonne, occitane, picarde, etc.

Lisez « Cheval d’orgueil », qui présente la langue bretonne comme une culture qu’il faut assimiler. C’est exactement la même chose aujourd’hui avec la langue arabe.

Ce qui a été détruit, c’est la langue maternelle.

Il y a une confusion qui perdure entre unité politique et unicité culturelle. S’il y a diversité culturelle, on y voit aussitôt une faiblesse de la Nation, de la Patrie, de la République…

On a vu apparaître très tôt, avant même la colonisation, une hiérarchie entre les cultures internes. La logique colonisatrice a démarré en interne.

Aujourd’hui, le discours implicite c’est : « Si tu veux être Français, il faut arrêter d’être musulman ».

L’altérité fait peur. Or, ça n’a rien de naturel : les enfants n’ont pas peur de l’altérité. La peur de l’autre est construite socialement.

 

La construction du roman national

Il a fallu construire un roman national pour faire accepter l’idée d’une culture qui domine toutes les autres, celle de la classe dominante.

Or, la culture française a une tradition contestatrice : 1789, 1848, la Commune de Paris… La classe dominante est donc confrontée à un grand défi : arriver à souder idéologiquement une société divisée socialement. Faire croire aux gens que, ce qui les réunit, c’est une identité commune, et non des intérêts sociaux. Pour cela, on utilise l’idée de la « grandeur de la France », qui est la première assise de l’identité nationale.

La seconde assises de cette « identité nationale », c’est l’idée d’une « exceptionnalité » propre à la France : j’ai repéré 48 items d’exceptionnalité. On est exceptionnels en tout !

Tout cela a servi à masquer les contradictions sociales : on pouvait ne pas avoir à manger, mais être fier de l’étendue de l’Empire français. Les Anglais pillaient ; les Français pillaient mais avaient en même temps la vocation d’éduquer. « Je sais mieux que toi ce qui est bon pour toi » : voilà le résumé du discours de domination à la française.

Ce modèle, c’est celui de l’assimilation : l’accès à l’égalité passe par la destruction de toute différence, donc la négation de soi.

C’est très destructeur au niveau de la personnalité : dans les hôpitaux psychiatriques, on trouve beaucoup de gens à qui on a demandé de se renier.

La violence a été très forte vis-à-vis des immigrations, mais, tant que celles-ci provenaient d’autres pays européens, cela pouvait être compensé par une ascension sociale.

Pour les immigrés issus des anciennes colonies, il y a un refus spontané de l’assimilation. C’est ce que j’appelle le syndrome de la djelabbah. Mon père mettait son costume de ville pour descendre la poubelle : pour lui, ce n’était pas très destructeur car il pensait qu’il allait rentrer au pays. Moi, j’ai descendu la poubelle avec la djellaba ! Ce qui était déjà inadmissible pour certains… La logique de l’assimilation exigeait de moi la disparition de ma djellaba, c’est-à-dire exigeait que je sois invisible.

 

La pensée des Lumières

La pensée des Lumières est présentée comme étant le grand pas en avant dans la pensée de l’humanité, et ce serions nous qui l’aurions créée en France. Or, il y a eu de grands penseurs pour l’humanité dans d’autres pays et sur d’autres continents.

Les penseurs des Lumières ont parlé de démocratie, de liberté d’expression, mais pas pour tous : les Lumières étaient sexistes (les femmes n’avaient aucune place), « classistes » (seules les classes dominantes avaient « le loisir de la réflexion politique », comme le dit Guizot) et racistes (l’émancipation ne concerne pas les Noirs et les esclaves).

Ce discours n’a pas vraiment changé, et tout cela se fait au nom de l’émancipation humaine. Ainsi, le racisme contemporain se justifie au nom de l’émancipation des femmes.

Conséquence de tout cela, une pensée « essentialiste » : ce qui doit être relié, c’est ceux qui partagent une essence commune. Si tu veux entrer dans l’identité, tu dois renier tes racines et rentrer dans une assimilation pleine et totale. Le discours actuel sur le pays qu’il faudrait « réarmer » est réactionnaire au sens propre du terme : il suppose qu’il faudrait revenir en arrière pour trouver la solution aux problèmes d’aujourd’hui.

Il y a pourtant une autre conception du lien : ce qui relie les gens, ce sont avant tout les intérêts sociaux. Et tous les dominés ont intérêt à cette seconde conception, qui est aussi la mienne.

 

La période actuelle

Les questions sont aujourd’hui clairement posées : on ne pourra pas raccommoder le système puisque des gens refusent la logique d’assimilation à l’œuvre depuis la Troisième République.

La présence des Noirs et des Arabes ici est telle que la France est devenue, de fait, multiculturelle et multi-religieuse. Et ça ne pose d’ailleurs aucun problème… Le problème, c’est que cela se heurte à une conception uniculturelle et unireligieuse. Et cela ne peut mener qu’à des conditions d’affrontement au sein du peuple français. Le plus grave, dans l’affaire du burkini, ce n’est pas que des maires aient pris ces arrêtés, mais que des baigneurs aient pris leur téléphone pour appeler la police.

Abdelmalek Sayad, sociologue spécialiste de l’immigration, nous explique que le « bon immigré », dans le modèle français des années 1950, a trois caractéristiques :

  • il est invisible (on construisait les foyers d’immigrés là où ils ne risquaient pas de croiser d’autres gens). Or, la honte de soi a diminué, et on voit aujourd’hui émerger la revendication d’être visibles ;
  • il est apolitique, car il a conscience qu’il est invité et ne revendique rien. Or, aujourd’hui, les jeunes créent des associations et critiquent ouvertement certains politiques. En bas des cages d’escalier, il y a un réel intérêt pour la marche du monde et la place que ces jeunes peuvent y trouver ;
  • il est poli et dit « merci » même quand on lui tape dessus, il accepte le contrôle au faciès sans réagir ou presque… Or, les enfants français commencent à protester.

On ne pourra pas revenir au modèle antérieur, et c’est tant mieux !

Que se passe-t-il quand des dominés refusent la place qui leur est assignée par le système de domination ? C’est là qu’apparaît la violence.

On voit alors apparaître successivement ce que le philosophe Sidi Mohamed Barkat appelle trois « corps d’exception » :

  • le « corps invisible » (les femmes sont à la maison et acceptent la double journée, et des assistantes sociales expliquent même aux femmes comment accueillir le mari qui revient de l’usine !) ;
  • le « corps malade » (« Voyez madame, vous êtes hystérique ! » ; ou bien : « Les enfants d’immigrés, ils sont mal dans leur peau… ») : on interprète le refus de la domination comme une forme de maladie, et on leur propose de les soigner ;
  • si le dominé refuse d’être considéré comme un malade, on a la construction d’un « corps furieux » : les contestataires sont fous, quels qu’ils soient !

 

Trois petites conclusions

  1. Il faut mettre à la poubelle certains thèmes, comme l’intégration : il est vomi dans les quartiers populaires car ce qu’il y a derrière, c’est bien la logique d’assimilation. Ce sont des termes qui empêchent de penser la réalité.
  2. Si l’on veut éviter d’être imprégnés par l’idéologie dominante, on ne peut pas se passer de la parole des premiers concernés (car les hommes doivent avoir conscience de leur sexisme, les Blancs de leur racisme latent, etc.).
  3. La réaction est extrêmement violente : on assiste aujourd’hui à une course de vitesse entre de vrais projets égalitaires et une tentation fascisante. Cela me fait penser à cette phrase du théoricien communiste italien Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». La tentation de retour à une société figée est importante.

 

Débat

La laïcité s’est aussi construite face à une religion étouffante… Et je la sens aujourd’hui attaquée par une idéologie oppressive. Comment peut-on démêler les choses ?

J’ai tordu le bâton dans un sens en parlant de ce que la République ne nous dit pas. Mais, bien sûr, je ne suis pas favorable à un retour à la monarchie. Sur la laïcité, c’est un mensonge historique que de dire qu’elle a été inventée en France : dans les villages maghrébins, il y a toujours eu un imam (chargé des questions religieuses) et un amin (chargé des questions politiques). La laïcité est apparue en France comme un outil de défense des protestants et des juifs face à la domination des catholiques. Est-ce que l’Islam influence aujourd’hui la politique en France ? Bien sûr, il y a un islam politique dangereux, mais ça, c’est le problème des services secrets et de police. Quand cette question entre dans le débat public, il y a une essentialisation, qui dérive en stigmatisation. On devrait plutôt se préoccuper de la question de l’accès égalitaire au culte pour toutes les religions. Jusqu’aux années 1980, on a eu des Musulmans qui, parce qu’ils pensaient qu’ils allaient rentrer au pays, ne demandaient pas de mosquées, de carrés musulmans… Quand on a eu les premières demandes de carrés musulmans, Libé a titré « Echec de l’intégration ? ». Moi j’aurais plutôt titré : « Réussite de l’enracinement ? ».

N’y a-t-il pas un angle mort dans votre approche : celui des femmes non immigrées ?

Karl Marx disait qu’il faut toujours se poser la question de « à qui cela profite ? ». Mettre en exergue le problème des femmes voilées vise à nous faire croire que la question de l’émancipation serait réglée pour les autres femmes, les « non-immigrées ». Du coup, parallèlement, la cause des femmes régresse.

Avez-vous d’autres exemples de termes qu’il faudrait mettre à la poubelle ?

  • « Mixité sociale » : ça n’a jamais existé de faire vivre ensemble dans les mêmes espaces dominants et dominés. Mais l’idée sous-jacente à ce mot d’ordre, c’est que, si on fait venir quelques cadres dans les quartiers populaires, ils vont éduquer les pauvres !
  • « Cohésion sociale » : c’est la négation des classes sociales.
  • « Diversité » : quand on vous en parle, c’est pour éviter de parler de la lutte contre les discriminations. La diversité, c’est la photo de famille. L’égalité, c’est l’organigramme avec les relations hiérarchiques et la place qu’occupe chacun.

Quel horizon politique proposez- vous ? « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », est-ce encore d’actualité ?

On était dans un héritage de hiérarchisation des luttes, où les leaders expliquaient aux autres : on va d’abord faire la révolution, et vous aurez des droits après. Autrement dit, l’idée qu’il y avait des luttes « principales » et des luttes « secondaires ». Aujourd’hui, on en est sortis et on est sans doute dans l’excès inverse : chacune des catégories dominées veut mettre son combat en avant. Mais je suis optimiste : il faut arrêter de poser que l’unité des dominés est une condition de départ, c’est plutôt un résultat.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu la même inquiétude vis-à-vis de l’american way of life ?

Il faut avoir une vision géostratégique : on a affaire à des enjeux économiques de concurrence entre grandes puissances, qui expliquent le retour des guerres là où il y a du pétrole et des minerais stratégiques. Or, dans toutes ces régions, l’islam est la religion dominante. Donc, pour justifier telle ou telle intervention militaire, il suffit de faire émerger un groupe djihadiste.

On n’a pas cette question vis-à-vis des Etats-Unis, qui ne sont pas un Etat dominé. La question est celle de l’existence de deux types d’Etats dans le monde actuel, et la France se situe du côté des Etats dominants. La France et les autres pays de l’Union européenne défendent par exemple la signature des APE (accords de partenariat économique) avec l’Afrique, qui vont générer des famines comme on n’en a jamais eus. C’est un scandale de défendre la signature de ces accords APE !

Peut-on mettre en parallèle l’uniformisation culturelle que vous dénoncez avec la volonté d’uniformiser la nature, l’alimentation… Est-ce dans la nature humaine de ne pas vouloir de la diversité ?

Ce qu’on appelle les jardins « à la française », c’est que chaque chose doit être à sa place. Il y a donc bien un lien entre les deux. La logique unicitaire peut s’appliquer à plein de domaines différents.

Comment peut-on dépasser les diverses crispations identitaires ?

Il faut éviter les logiques de généralisation et d’amalgame : on peut repérer un problème précis et essayer d’en analyser les causes.

Si nous n’arrêtons pas le délire sur la laïcité qui se développe depuis quinze ans, on va segmenter la société : car si le centre social ne veut pas fournir de repas halal, on va voir se multiplier les centres sociaux musulmans.

 

LA CRIMINALISATION DES LUTTES

Il faut d’abord rappeler la séquence historique qui est la nôtre, marquée par la répression des luttes sociales et les poursuites judiciaires contre les militants. Le mouvement social contre la Loi Travail a fait l’objet d’une répression sans précédent depuis des années. Il y a donc bien une violence sociale étatique.

 

Comment penser et analyser la violence ?

On est passé d’une relative paix sociale et à une violence plus ouverte.

Utiliser « violence » au singulier, c’est condamner les seules violences réactives.

On a une vraie difficulté à distinguer conflit et violence : si on confond ces deux notions, on va être inévitablement dans la condamnation de la révolte des dominés.

La violence est un conflit qui n’a pas eu lieu, autrement dit qui empêche les conflits d’intérêt à se manifester autrement que dans le passage à l’acte.

Helder Camara, évêque brésilien, distinguait trois types de violences :

  • la violence du système, qui est une violence invisible : si on oublie cela, on est tentés de ne voir que la violence des dominés ;
  • la violence des dominés, lorsqu’il n’y a aucune autre voie pour faire entendre leur voix, négocier, obtenir des droits, des avancées…
  • la violence de la répression contre les dominés pour qu’ils retournent à leur place (médiatiquement, on dit : « Les policiers sont obligés de se défendre »).

 

Les trois phases de l’émancipation

Frantz Fanon, psychiatre et grand penseur de l’anticolonialisme, estimait que, face à une domination, il y a trois phases dans la quête de l’émancipation

  • dans la première phase, le dominé tente de plaire à son dominant, dans l’espoir que, s’il ressemble au dominant, celui-ci va lui concéder l’égalité… et ça ne marche pas !
  • dans une deuxième phase, dite « de réaffirmation », le dominé tord la barre de l’autre côté : « Je ne lâche plus rien ! » ;
  • dans la troisième phase, de compréhension systémique, le dominé comprend que ce ne sont pas les individus qui posent problème, c’est un système.

La deuxième phase, celle de la réaffirmation, parfois violente, est indispensable. Car sinon, on reste coincés dans la première. Et lorsqu’un dominé ne peut pas extérioriser ce qui lui fait mal, il garde sa colère en lui, il la retourne contre lui-même. L’augmentation de la maladie mentale et du nombre de schizophrènes ne traduit-elle pas toute cette violence retournée contre soi ? Et puis, on se retourne contre ses proches : il y a de la violence dans les quartiers populaires, mais ce sont des pauvres qui se retournent contre d’autres pauvres… donc dans une logique d’autodestruction.

Si je me tais sur une forme de violence, je suis complice des autres. Tant qu’il y aura de la domination, il sera inéluctable que les dominés se révoltent, parfois de manière violente.

Qu’est-ce qu’on fait pour visibiliser la violence du système ? Il faut sortir de tous les discours consensuels. « On ne pense pas de la même manière dans un château et dans une cabane », disait le révolutionnaire russe Gueorgui Plekhanov.

Il faut rétablir la légitimité du conflit d’intérêts. Le mythe de la cohésion sociale et du « vivre ensemble » détruit la conflictualité.

S’il y a un mot nécessaire aujourd’hui, c’est celui d’égalité. Que veut dire une liberté, si mon voisin ne l’a pas ? La dynamique de la démocratie suppose de poser la question de l’égalité.

 

Que faire face au troisième type de violence, celui de la répression ?

Aujourd’hui, chacun est solidaire avec ses propres militants, mais pas avec les autres. Cela interroge sur notre capacité à sortir des luttes prises une par une et à comprendre la dimension systémique de la répression.

La violence vis-à-vis des jeunes des quartiers (près de 200 jeunes tués en dix ans, sans qu’il y ait beaucoup de protestations des syndicats et des partis de gauche) a préparé celle vis-à-vis des mouvements sociaux.

J’ai fait un débat avec des jeunes de quartiers sur Rémi Fraysse, mort de la répression policière dans la lutte contre le barrage de Sivens : ils n’étaient pas prêts à se mobiliser car ils avaient le sentiment de ne pas avoir été soutenus, eux, face à la répression policière.

A chaque fois qu’on rate une solidarité avec des dominés, on contribue à cliver le camp populaire. Qu’est-ce qu’on fait face à la répression qui frappe les Roms, les réfugiés, les sans-papiers… Pourtant, c’est là qu’il faut aller voir comment s’exerce la violence d’Etat. Il faut commencer par ceux qui se sentent le plus touchés.

La « chemise arrachée » du DRH d’Air France ? Il n’y a pas eu non plus de solidarité des jeunes des quartiers face à la répression. Objectivement, ils ont tort de ne pas être solidaires, mais il faut comprendre qu’il y a des raisons à cela.

 

Débat

Y a-t-il des exemples de sociétés multiculturelles égalitaires ?

Il faut avoir un regard sur la longue histoire. On revient de très loin. Chaque nouveau système réutilise à son profit les dominations du passé. Mais l’humanité, globalement, avance : les formes de domination actuelles sont sûrement moins violentes que l’esclavage.

Il y a des sociétés où la multiculturalité est reconnue, mais qui ne se préoccupent pas du tout d’égalité (par exemple, la Grande-Bretagne). Et d’autres qui tiennent encore au respect des droits sociaux, mais qui veulent une unicité culturelle (c’est plutôt le cas de la France).

Une diversité égalitaire : voilà l’enjeu de la société à construire.

Les manifestations de policiers ne reprennent-elles pas les mêmes codes ?

Quelle est la revendication première mise en avant par les policiers qui manifestent ? La légitime défense : « Donnez-nous plus de liberté pour pouvoir tirer ! » Ce n’est pas un mouvement qui met en avant les conditions de travail ou les heures supplémentaires. Ce sont des mouvements très dangereux, infiltrés par l’extrême-droite : on a été trop tolérants par rapport à ça. Il y a fascisation du corps policier. Il n’y a jamais eu de travail sur la question « Qui sont nos policiers ? ». Or, à la Libération, tous ceux qui avaient collaboré avec les Allemands sont restés en place. Et le 17 octobre 1961, il y a eu trois policiers en tout et pour tout pour refuser les ordres de massacrer des Algériens à Paris. Beaucoup de ceux-là sont restés en place… et ce sont parfois les mêmes qu’on a envoyés dans les quartiers populaires pour mater les jeunes ! Certains jeunes policiers démissionnent, mais ceux qui restent ont complétement assimilé l’idéologie dominante.

Quelles sont les preuves du rapport entre domination post-coloniale et maladie mentale ?

On estime que quatre employeurs sur cinq discriminent les salariés en fonction de leur origine. Certains disent « Mais on n’en a pas la preuve ! ». Alors nous proposons des statistiques ethniques, mais ils n’en veulent pas !

Sur la mentalité mentale, c’est la même chose : on n’a pas de chiffres, mais si vous interrogez les salariés des hôpitaux psychiatriques, ils vous diront à quel point il y a des noirs et des arabes dans leurs établissements. Donc, on ne peut pas le prouver… mais c’est parce qu’il y a une volonté de cacher cette réalité. I

Tout le monde sait qu’il y a un déterminisme de classe, d’origine, de genre : donc les conditions concrètes de vie – et notamment de domination – influent sur les maladies mentales.

Quelle différence faites-vous entre « égalité » et « équité » ?

Il y a un processus de récupération des mots des dominés par les dominants.

Historiquement, l’équité, selon Platon, c’est « l’égalité tempérée d’amour ». Concrètement, cela veut dire que la justice doit prendre en compte les inégalités de départ.

Aujourd’hui, ce mot est utilisé en opposition avec l’égalité : chacun a la part qu’il mérite. On appelle « équité » le plus petit dénominateur commun.

Faut-il abandonner les mots lorsqu’ils sont dévoyés ? Ou se battre pour qu’on revienne à leur sens initial ?

La novlangue détourne les mots pour leur donner un autre contenu.

L’égalité, ce n’est pas traiter tout le monde de la même manière : c’est prendre en compte les inégalités d’origine pour parvenir à une situation égalitaire à la fin.

Comment rendre visibles les violences du système ?

D’abord, il faut en parler. On a sous-estimé les clivages au sein du monde populaire. Les premiers concernés savent mettre des mots sur les violences systémiques.

Les violences systémiques ne se comprennent pas individuellement, c’est en échangeant avec d’autres qui ont connu les mêmes violences que l’on peut comprendre la nature systémique des violences et entrer dans une démarche collective. Dans une enquête que j’ai faite auprès des jeunes des quartiers au chômage, 70 % d’entre eux pensaient spontanément que c’était de leur faute.

Il faut des lieux qui permettent de refaire du collectif.

Mais il y a aussi de la violence dans les quartiers chic, non ?

Sur la question des quartiers populaires, il y a deux erreurs à ne pas faire :

  • la première, stigmatisante, est celle de les réduire à des « zones de non-droit » ;
  • la seconde serait de nier le fait que la situation s’est dégrade dans ces quartiers depuis quinze ou vingt ans. Il reste des militants, mais l’effervescence associative n’est plus la même. Il faut qu’on parle dans nos quartiers de la violence qui augmente, car ce sont des pauvres qui tapent sur des pauvres.

Je pense à ce jeune qui m’a dit un jour : « Ils parlent de “zones sensibles” à propos de nos quartiers : est-ce que ça voudrait dire que, eux, ils vivent dans des “zones insensibles” » ! C’est incroyable la capacité de création linguistique qu’ont les jeunes : par exemple, il n’y a qu’eux qui pouvaient inventer le terme de « galère ».

Les jeunes des quartiers populaires se considèrent-ils comme politisés ? Peut-on ramener un intérêt pour le politique ?

Eux-mêmes vont dire qu’ils ne sont pas politisés. Et si le terme bloque les choses avec eux, ne l’utilisons pas ! L’essentiel, c’est d’avoir des espaces collectifs pour parler des choses. Mais à l’heure actuelle, leurs espaces ne sont pas les mêmes que ceux où se trouvent les militants ou les artistes. Tout l’enjeu actuel est de connecter, relier, ces différents espaces de résistance et de création…

Quelle est la place de la télévision et des médias dans cette dynamique ?

Il ne faut pas croire que les médias reflètent la réalité sociale. Ils contribuent à construire une représentation du monde… mais il n’y a pas besoin d’un grand complot pour cela : il suffit de vivre dans l’entre soi pour relayer cette idéologie dominante.

Il y a de nouvelles sources d’information alternative, mais comment trouver de bonnes informations ?

Le futur gouvernement ne va-t-il pas nous endormir comme les autres ? Je n’ai pas d’espoir que tout cela change.

Les esclaves aussi pensaient que ça ne changerait jamais. Et les peuples colonisés, de même…

Quelle est la posture qu’il faut tenir dans des périodes comme celle-ci ? Antonio Gramsci disait aussi que, dans ces périodes d’incertitude, il faut concilier le pessimisme dans l’analyse (regarder jusqu’au bout ce qui ne va pas) et l’optimisme dans la volonté (personne ici ne sait la vitesse que peuvent prendre les événements : au 1er novembre 1954, on disait que tout était calme en Algérie ; fin avril 1968, Le Monde titrait « La France s’ennuie ! Tout est calme » !).

Que ferez-vous à l’élection de 2017 ?

Je ne sais pas encore ce que je ferai. Il y a deux positions possibles, elles sont toutes deux respectables, mais il faut les mettre en débat :

  • il n’y a aucun candidat qui est dans une logique de rupture vis-à-vis du système, donc je ne voterai pas ;
  • dans la course de vitesse actuelle entre la tentation fascisante et le projet égalitaire, mieux vaut voter pour le moins pire !

 

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