« Spécialiste des conditions de travail, j’ai fait des enquêtes au niveau national et européen pour le ministère du Travail. Puis j’ai ressenti le besoin de voir concrètement les enjeux de santé au travail et me suis rapproché des ergonomes (qui étudient les façons de faire au travail et proposent des améliorations). Je me suis formé avec eux avant de monter le CREAPT, un centre de recherche.
Je bosse sur le vieillissement au travail et les constructions et transferts de l’expérience. Et aussi sur comment évoluent les conditions de travail dans nos pays. Et puis je suis militant de la santé au travail et participe à la revue « Santé et travail ».
Un film traitant de la reprise du travail dans les usines Wonder, en 1968, m’a marqué. C’est un documentaire de 10 mn. Dans la région parisienne, une ouvrière désespérée est devant l’usine, avant la reprise du travail, et ne veut pas reprendre malgré les avancées en termes de Smig, protection sociale et acquis sociaux que lui rappellent ses collègues. Elle ne veut pas reprendre le travail dans cette usine. Elle aurait voulu que la vie soit « changée profondément ».
Un peu d’histoire
Dans les années qui ont suivi 68, les conditions de santé au travail ont occupé une place majeure dans les négociations et dans les lois. Elles sont réinterrogées régulièrement par des initiatives, des écrits, des grèves concernant les conditions de travail.
La Penarroya, usine chimique exposant les salariés au plomb, a connu de longues grèves ; les chaînes d’auto également, pour dénoncer le travail parcellisé, abrutissant, répétitif… des « grèves pour la dignité ».
Des circulaires d’organisations patronales, des documents d’orientation syndicale ont abouti à la création d’organismes comme l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail).
Puis, à partir de 1975, emplois et salaires ont été sur le devant de la scène pendant longtemps avant que la santé au travail ne refasse surface, il y a 5 à 10 ans. Avec notamment :
- la pénibilité (qui est entrée dans la réforme des retraites) ;
- les risques psycho-sociaux (qui provoquent du stress et des suicides dans toutes sortes de métiers et d’entreprises).
La pénibilité
En 2003, les lois Fillon réformant les retraites préconisent de négocier pour prendre en compte la pénibilité, car le travail joue un rôle sur la durée de la vie, donc des retraites. On permettrait alors les départs anticipés. Cet objectif a finalement abouti avec le « Compte Pénibilité », dans la réforme des retraites de 2014.
En effet, chez les hommes, on note 6 à 7 ans d’écart de durée de vie entre ouvriers et cadres. La durée de vie est d’environ 78 ans. Les femmes vivent 6 ans de plus et ne présentent pas d’écart aussi grands entre métiers différents.
On note aussi que les ouvriers, âgés, sont beaucoup plus malades que les cadres. La différence s’explique en partie par l’environnement professionnel nocif.
En 2010, la loi pénibilité liste 10 caractéristiques
Le travail de nuit, les horaires alternés, le travail répétitif, la manutention de charges lourdes, les postures pénibles, le travail avec des outils vibrants, l’environnement de produit chimiques, le bruit, des températures extrêmes et les milieux hyperbares (plongée sous-marine).
– Les toxiques cancérigènes, comme l’amiante ou les pesticides, provoquent des maladies qui se déclarent parfois 35 ans plus tard.
– Le travail de nuit fragilise l’appareil cardio-vasculaire et provoque des maladies après la retraite.
– Le travail en horaires alternés : on tente d’aménager les horaires, mais le compromis est difficile à trouver – bosser toutes les nuits de façon fixe ou bien faire tourner les salariés. Les études montrent que c’est mieux toutes les nuits mais hors travail, les gens ont une vie de jour, comme tout le monde, ce qui déséquilibre. Parfois, les salariés ont 3 jours de repos après 3 nuits (de 12h). Il est alors difficile de se réadapter. Le travail exclusivement de nuit raréfie l’apport de mélatonine, ce qui déclenche, entre autres, les cancers du sein. Les cycles courts sont les moins risqués, mais il est alors difficile d’organiser sa vie. Les rotations montantes (5h-13h, puis reprise du boulot le lendemain après-midi) sont moins pires que les rotations descendantes (10h-18h, et on reprend dès le matin), mais dans ces dernières on accumule plus de jours de repos !
– Le travail physique – manutention, positions déséquilibrantes (serveurs, femmes de ménage, outils vibrants…) – provoque moins d’accidents mortels du travail que par le passé, entre autres parce que le Samu intervient plus rapidement et surtout, la prévention de ces risques graves est faite de façon plus sérieuse. Mais les efforts physiques, s’ils ne nuisent ni à la durée de vie ni au risque de cancer, . provoquent, dans le grand âge, des problèmes au niveau des systèmes osseux et musculaire (rhumatismes, lumbagos, etc.).
Pourquoi la pénibilité physique ne recule-t-elle pas, cependant ? Des exemples :
– Le métier de chauffeur routier a connu des progrès techniques considérables au niveau des camions, des cabines, du freinage, du système de déchargement, etc. Mais le principe du « zéro stock » fait que les chauffeurs sont sans arrêt sur les routes, leurs employeurs leur réajustant sans cesse leur plan de livraison. Du coup, le rangement des marchandises prévu pour la tournée se trouve être complètement inopérant. Il faut, pour aller chercher un carton au fond du camion, pousser tous les autres et le prendre à la main, le diable ne pouvant pas passer. De plus, avant ils étaient deux, maintenant ils sont seuls.
– Le lève-malade dans les hôpitaux n’est souvent pas utilisé car les chambres sont trop petites pour le manœuvrer autour des lits, on perd beaucoup de temps. Et puis, les aides soignantes, qui se plaignent de n’avoir plus de temps pour s’occuper des malades, préfèrent les porter ou les soulever elles-mêmes pour avoir un contact avec eux.
– Avant le code-barres, le travail des caissières était très stressant. Taper les prix sans se tromper à longueur de journée provoquait des tensions extrêmes, musculairement et psychologiquement. Mais depuis l’apparition du code-barres, les caissières sont tenues d’aller plus vite – même le client attend d’elles qu’elles soient rapides. De plus, leurs caisses sont reliées à un logiciel informatique qui calcule les renouvellements de stock et leur travail. Leurs résultats sont affichés dans la salle de repos – ce procédé est interdit aujourd’hui (cf le film « Discount »).
– Les éboueurs : là aussi les progrès techniques ont été importants : les containers auto-déversant dans le camion, le système auto-tassant, etc. Mais dans la pratique, lorsque les containers sont petits, il est plus vite fait de les prendre à la main (on connaît l’expression « fini-parti »). Parfois les éboueurs courent le long du camion au lieu de monter derrière car on se massacre les genoux à sauter du marchepied, et courir va plus vite lorsque les poubelles ne sont pas éloignées.
Exemple d’une ville qui, à la suite de plaintes des commerçants, a d’abord proposé de grands containers, mais ceux-ci ont été refusés par les habitants car ils prenaient des places de parking. La mairie a finalement décidé de retirer tous les containers, faisant bosser les éboueurs comme trente ans en arrière, en trimballant les sacs et en les balançant dans le camion. Ils ont vécu cela comme une humiliation.
Les six facteurs de stress psycho-social
a/ Intensification
Comme il est devenu « bien » de se dépêcher, de changer, les caractéristiques mentales ont été bouleversées, occasionnant des burn-out, des épuisements professionnels, de la souffrance psychique et du stress qui ont des conséquences sur le sommeil, la digestion etc. Beaucoup de ces symptômes qui n’ont pas d’impact sur le long terme ne créent pas le droit à un départ anticipé à la retraite.
Exemple des personnes qui travaillent dans les ascenseurs (endroits petits, confinés, souvent très sales et qui sentent très mauvais). Ou des dactylos saisissant des chiffres à longueur de journées et qui constatent chaque jour, à la sortie du boulot, qu’elles ont perdu la notion du nombre : elles sont incapables, par exemple de lire 152 quand elles doivent prendre ce bus. Elles lisent 1, 5 , 2 ! Ce symptôme passe au bout d’1/4 d’heure environ.
b/ Exigences émotionnelles
Les métiers auprès des malades, d’enfants, à la CAF, au volant d’un bus ou d’un métro exposent à la souffrance ou à la violence des usagers, patients ou élèves. Ils impliquent de savoir gérer ses émotions : ne pas montrer sa peur, son angoisse, ne pas se laisser envahir par l’état du malade.
c/ Manque d’autonomie
Dans les systèmes d’assurance-qualité, les procédures sont très strictes à suivre, très frustrantes, contraignantes et fatigantes.
d/ Rapports sociaux
Quand les tensions sont fortes entre collègues, quand il y a du harcèlement, quand les chefs sont insupportables.
e/ Conflit de valeur
Lorsqu’on nous demande de faire un travail que nous, on ne ferait pas de cette façon. Exemple du suicide d’un technicien électroménager qui ne supportait pas de devoir placer des garanties de 5 ans sur les appareils qu’il vendait (car la conception même de l’appareil faisait qu’il lâchait… après les 5 ans).
f/ Craintes pour l’emploi
La peur de ne plus avoir de revenus. Se dire en permanence qu’on est dans un certain milieu, mais pour combien de temps ? Curieusement, ce sont les personnes engagées en CDI qui ont le plus peur.
Les centres d’appel, dans les open space, sont des lieux qui concentrent tous les facteurs psycho-sociaux : port du casque sur les oreilles, protocole très strict, utilisation d’un langage très précis, dans un temps restreint, gestion de l’émotionnel des gens qu’on a au bout du fil (colère, propos injurieux, etc.).
Exemple du nounours : les dialogues des travailleurs avec un client sont écoutés. Si tout s’est bien passé, ils ont un morceau d’un puzzle. Quand le puzzle est terminé – c’est un nounours – ils ont le droit de remplacer le chef pendant ½ journée.
Le conflit de valeur est présent tout le temps car les salariés vendent des choses à des gens qui n’en ont pas besoin.
Dans certains cas, on peut organiser le travail sur d’autres bases, donner plus de marge de manœuvre aux salariés, mais cela n’a lieu surtout que pour la vente de produits chers et de haute qualité. Là, on prend tout le temps qu’il faut.
Questions-remarques
– Le lean management (« lean« = amincir) est une méthode d’organisation venue du Japon qui vise à améliorer les conditions de travail et les performances d’une entreprise. Il consiste en des micro-aménagements pour gagner du temps et de l’espace partout où c’est possible et éviter les « gaspillages ». Les retombées sont variables selon les pays. Au Japon, cela a pu être un facteur de progrès. En France, on s’est rendu compte par exemple que l’espace occupé rationnellement n’est pas une vérité. Celui qui ne sert à rien est investi par les salariés pour des choses non prévues en amont, mais utiles et positives pour l’entreprise (et pour les salariés). Le degré de rigidification finit par nuire.
Et puis beaucoup d’études de terrain montrent que les gaspillages ne sont pas forcément des gaspillages.
– Le progrès technique (amélioration des machines, écrans, logiciels…) amène-t-il toujours un progrès humain ?
Certaines informatisations sont un vrai progrès – exemple, dans un labo de recherche (CNRS) en linguistique, des salariées ont repoussé leur départ à la retraite tant ce que permettait le nouveau logiciel était passionnant.
Sinon, le progrès va souvent de pair avec l’intensification du travail. Si on a du temps, on vérifie, on invente, on construit, on trie, bref on se construit une expérience. Actuellement on est plutôt décervelé par le travail.
– Exemple de gaspillage nécessaire : dans les hauts-fourneaux, si la situation est tendue, c’est dangereux. Or, l’entreprise embauche des temps partiels, donc inexpérimentés (il faut une dizaine d’années pour se former). Tout le monde est inquiet. Il faudrait être 12 pour pouvoir se permettre d’envoyer un salarié en formation mais ils ne sont que 11 autour d’un haut-fourneau. La douzième personne aurait pu être ce gaspillage nécessaire mais la direction a refusé – le chef d’atelier disant : « Je vous préviens, si l’une de vos solutions est l’embauche de personnel, c’est non tout de suite ! »
– Les démarches qualité : dans un grand organisme social, nos propositions de reformulation d’objectifs ont été acceptées : par exemple, l’indicateur « donner satisfaction au bénéficiaire » est devenu « donner des informations claires ».
– Dans cette situation de crise économique et de chômage, quelle est la marge de manœuvre des salariés pour s’opposer aux conditions de travail ? Se mettent en place des stratégies personnelles – gestes qui s’adaptent pour aller plus vite, anticipations pour ne pas avoir à faire dans l’urgence… – ou collectives – le conducteur du camion-poubelle qui descend aider les éboueurs (alors que ce n’est pas son job) afin qu’ensemble ils mettent au point un véritable ballet des containers pour aller plus vite.
C’est de la résistance collective qui fait un peu bouger le cadre. D’ailleurs, les N+1 observent parfois que ces stratégies sont bonnes pour l’entreprise et qu’elles vont dans l’intérêt de tout le monde.
Bernard Thibault disait qu’il fallait reconstruire le syndicalisme à partir d’une prise en compte des conditions de travail sur le terrain.
– La plupart des CHSCT font surtout du CHS (comité hygiène et sécurité), peu de CT (conditions de travail).
– Le droit de retrait (institué par les lois Auroux, en décembre 1982) est un droit donné au salarié de se retirer s’il estime que les conditions de travail sont dangereuses. De plus en plus d’affaires sont gagnées aux Prud’hommes par d’anciens salariés licenciés dans ce cadre.
vos remarques sur les conditions de travail sont tout a fait realiste. je travaille en tant qu aide soignante en geriatrie metier non valorise et extremement lourd car nous nous occupons d etres humains avec tout ce que cela comporte au niveau de la prise en charge et de l atteinte que cela produit sur nous. c est une activite qui demande beaucoup de nous mais en.. face nous avons des comptables…