Le samedi 19 décembre, nous avons reçu Sandrine Dekens, la première intervenante de notre grand chantier sur la famille. Psychologue clinicienne, spécialiste de psychopathologie (la psychologie qui s’intéresse aux problèmes), elle a reçu une formation d’ethnopsychiatrie et travaille beaucoup avec des migrants, Africains notamment. Voici les grandes lignes de son intervention, et de ses échanges avec le groupe.
« Le fonctionnement psychologique n’est pas universel, il varie en fonction des cultures. J’ai découvert ça dans un lieu de soins à l’université de Saint-Denis, où on recevait des familles de migrants, surtout pas mal d’Africains. J’étais engagée dans la lutte contre le sida, et des femmes m’ont racontée des choses qui m’ont ahurie : une Ivoirienne me parlait du chant des génies qu’elle entendait dans la forêt, une autre des bijoux qu’elle portait à sa naissance… Et elles n’étaient pas délirantes. Je me suis dit que je devais me déplacer pour que ces énoncés-là soient qualifiables pour moi. Tobie Nathan, le fondateur de l’ethnopsychiatrie (ou « psychiatrie interculturelle »), était détesté par tout le monde : je me suis dit que je devais aller voir de ce côté-là !
Pour travailler en ethnopsychiatrie, il faut mener tout un dispositif. On reçoit toute la famille ensemble, et on est nous-mêmes en groupe de soignants : psychiatre, anthropologue, juristes… On regard le même objet mais avec des regards différents. Donc on sort du tête-à-tête.
La famille peut venir avec qui elle veut, même des voisins…
Le socle, c’est le médiateur culturel : il appartient au groupe familial, mais aussi au groupe des soignants. Il maîtrise les deux univers culturels. Il traduit les mots, mais aussi les concepts. Il s’attache aux mots « récalcitrants », ceux-là même qui n’ont pas de traduction : par exemple, le « blues » n’est pas traduisible en français.
C’est à partir de cette place-là que je suis venue vous parler de la famille. Toutes les disciplines ont quelque chose à dire sur la famille. C’est protéiforme : on y met tout ce qu’on veut, et même ce qu’on ne veut pas !
Je vais essayer d’être une bonne mère de famille, donc de bien vous nourrir !
En psychologie, la notion de « famille » est présentée comme quelque chose de positif : le droit de vivre en famille est reconnu dans la Convention des droits de l’enfant. Dans notre culture, la famille c’est bien ! En même temps, je vois beaucoup de patients qui sont traumatisés par ce qu’ils ont vécu dans la famille. C’est là que se vivent les processus parmi les plus destructeurs. Ainsi 4 millions de Français sont victimes d’inceste dans notre pays ! C’est de toute façon le lieu de nos carences affectives graves : l’abandon, notamment.
Donc c’est un concept et une pratique très ambivalents. C’est d’ailleurs l’ambivalence propre à toute clôture : à la fois ça protège, et il y a un risque d’enfermement. Si la clôture est trop étanche, cela devient une prison ! « Familles, je vous hais ! Foyers clos, portes refermées… », disait l’écrivain André Gide.
En Afrique, la concession familiale est close, mais en même temps assez poreuse.
Du point de vue des sciences sociales, la famille est une construction, qui varie dans le temps et dans l’espace (selon la culture où l’on vit). Il y a eu une époque où, même en Occident, l’amour n’existait pas ! Le fait que l’amour soit au cœur de la famille est quelque chose de tout à fait récent. Le modèle occidental est toujours celui de la famille conjugale. Mais il est interrogé par la multiplication des autres modèles : familles monoparentales, homoparentales, recomposées… On a dissocié la sexualité et la procréation, et aussi la procréation et la filiation… En fait, les familles sont extrêmement diverses aujourd’hui en France. Et puis, les anthropologues décrivent aussi plein de types de familles différents à travers le monde…
On peut définir la famille comme un « réseau de liens qui obligent ». Avec cette question qui se pose aussitôt : peut-on être attachés et libres, liés et autonomes, en même temps ?
La famille est aussi une institution. Or, nous sommes dans une société individualiste. Et l’envie de se distancier de la famille existe aussi chez tous les migrants : il y a à la fois une loyauté vis-à-vis de la famille (c’est grâce à elle qu’on est là !) et on a envie de ne plus les voir, de se débarrasser des obligations multiples liées au lien (par exemple, concernant les mariages). Les migrants se convertissent à des concepts qui contiennent une promesse d’universel : par exemple, l’amour.
La famille, c’est un concentré de normes qui se contractent dans la famille. Qu’est-ce que c’et qu’être un homme ? une femme ? comment nomme-t-on les enfants ? On pense parfois que ce sont les autres qui ont une culture ! Or, tout le monde a une culture : certaines ont une visée universaliste, d’autres pas. Nous sommes comme des poissons dans l’aquarium : la culture, c’est l’eau dans laquelle on baigne, sans même s’en rendre compte.
Ainsi, dans une famille ch’ti, ça joue beaucoup la place de chacun à table, le morceau qui est donné à chacun dans le plat commun. Il y a beaucoup de codes dans tout cela. Quand on change de culture, on commettre de gros impairs. Dans le Nord, il y a aussi le principe des « arbres à loques » : si j’arrive pas à avoir d’enfant, je fais une demande à la vierge et je lui promets un remerciement. Mais attention à honorer sa promesse, sinon l’enfant risque d’avoir des problèmes !
Les attitudes du corps sont aussi très importantes dans chaque culture. Par exemple, un enfant mandingue ne pose pas de questions, ne regarde pas un adulte dans les yeux. Des psys peuvent poser un diagnostic de dépression à partir de l’observation de telles attitudes, alors que ce n’est pas forcément le cas ! « Il va pas bien cet enfant ? ». Si, c’est juste qu’il est bien élevé. »
Un village de jumeaux, Porto Novo, Bénin, 2005 (photo Sandrine Dekens)
Notions anthropologiques sur la famille
« En Afrique, la famille ce sont des groupes de personnes toutes reliées entre elle, et qui ont le même lien avec des divinités. On est aussi attaché par des invisibles et des non-humains. Pour les Maliens, par exemple, il est clair que « nous ne sommes pas seuls au monde » !
Deux grands systèmes régissent la structuration des familles : le système patrilinéaire et le système matrilinéaire (en France, on est un peu dans un système mixte).
Le système patrilinéaire est celui qui ressemble le plus à ce qu’on connaît : c’est la famille de la fille qui apporte une dot au mari. Et le chef de famille est l’aîné des garçons.
Dans le système matrilinéaire (qui domine en Afrique centrale, par exemple en République Démocratique du Congo, ou dans une partie du Ghana), c’est la famille du fils qui apporte une dot à la jeune mariée. Et le chef de famille est un conseil de famille du côté de la mère. Il y a des pères génétiques et des pères éducateurs (souvent c’est l’oncle maternel) : les psys et les assistantes sociales d’ici n’y comprennent rien quand on leur dit que le papa ne peut rien faire pour le fils, mais qu’on peut appeler le frère de la mère qui habite en Belgique !
Tout cela part de l’idée qu’un père et une mère ne suffisent pas à faire un enfant : il faut plus que deux humains, il faut au moins une divinité (ou, chez nous, la science ?). Dans les sociétés dites modernes, le bébé est une somme de potentiels, il est une personne dès qu’il arrive. Il va falloir qu’il trouve autour de lui les ressources nécessaires pour réaliser tout son potentiel, se déployer, s’épanouir… Une graine qui contient déjà en germe tout l’arbre qu’il deviendra. Ici, l’humain se développe de l’enfance jusqu’à sa maturité d’adulte, puis commence à décliner vers la vieillesse.
Dans les sociétés dites traditionnelles, c’est l’ancêtre qui a la propriété de l’enfant. Le bébé est extrêmement puissant, c’est une force brute venue du monde des ancêtres, qu’il faut canaliser et humaniser. Le processus d’humanisation est sans fin, du moins il ne décline pas car c’est un processus d’accroissement qui s’approfondit au fil des initiations. Plus on a de l’expérience, plus on devient un être humain. Ici, on dit que les vieux perdent la boule ; là-bas, on dit qu’ils explorent de nouvelles voies de la sagesse !
On accueille le bébé comme s’il venait d’un autre monde. On fait de la divination pour savoir d’où il vient… on ne se précipite pas pour le nommer ! Si on se trompe de nom, on rend l’enfant malade! Les vieux se réunissent pour discuter de tous les signes autour de la naissance (par exemple, comment se présente-t-il ?). Il faut savoir comment l’accueillir, comment lui parler… Quelquefois on prescrit une « renomination ». Quand l’enfant vient du grand-père, on peut l’appeler « papa » : les psychanalystes s’en arrachent les cheveux ! Mais il faut respecter tout cela, sinon ça désorganise tous les liens.
Les logiques des états-civils ne sont pas les mêmes entre ici et là-bas. Par exemple, dans la région des grands lacs : au départ, il n’y a qu’un seul et même nom pour désigner une personne (il n’y a pas de prénom + nom). Le nom de famille est nommé par le père, mais l’éducateur peut être l’oncle maternel. Il peut y avoir un nom pour « l’enfant né après les jumeaux » (on ne peut pas s’arrêter à des jumeaux au Cameroun ou au Congo). Quand des jumeaux naissent, ils réorganisent tout le système d’attribution des noms, car des jumeaux ont une place particulière dans la cosmogonie. Toutes les cosmogonies avant les religions monothéistes sont très marquées par les jumeaux. Chez les Yoruba, chaque jumeau a une statuette qui préside à son existence et qu’il ne faut surtout pas séparer.
Chez nous, on transmet les choses aux enfants par la pédagogie, ailleurs la transmission se fait par l’initiation. Et on prend soin des liens affectifs de manière très différente selon les cultures : ici, on verbalise sur l’amour ; en Afrique centrale, ça s’exprime par le versant matériel, pas par l’expression des sentiments. Ca me rappelle l’histoire de ce psychologue qui convoque une mère congolaise car il a l’impression que son petit de 9 ans se sent mal aimé. La mère lui répond : « Je ne comprends pas, je lui achète des baskets neuves chaque mois ! » Le psy s’étonne : « Vous pourriez faire plus quand même ! ». Et la mère de lâcher : « Je peux pas, j’en ai pas les moyens ! »
Qu’est-ce que tout cela change dans le mode de vie et de société ? On communique avec le monde invisible. Les liens entre les invisibles et les humains sont entièrement codés, à travers des signes qui doivent être interprétés par des « collègues » du monde entier (par exemple, les officiants du vaudou en Haïti). Ceux-ci ont des rituels de guérison (car le premier mode de communication avec les invisibles, c’est de nous infliger des maladies si on ne satisfait pas à leurs besoins). On est au-delà du bien et du mal, c’est une force avec laquelle on va tenter de cohabiter en paix. Or, ce sont eux qui sont propriétaires de la terre. Ce sont des réseaux de lien entre vivants et morts, visibles et invisibles. Une maladie, c’est un message qu’il faut comprendre. On ne s’adresse pas en lien direct aux ancêtres, aux invisibles. Ce sont des mondes qui doivent coexister, mais il faut qu’ils soient bien séparés.
C’est le cas des « enfants sorciers » de Kinshasa. Si l’enfant est maintenu dans le groupe familial, il risque de lui arriver malheur. Donc, on les met dans des orphelinats pour être adoptés. La procédure, c’est de faire sortir le sorcier de l’enfant. Alors, on frappe l’enfant pour le faire sortir. »
Échanges avec le groupe
• Bacary : je suis originaire de Guinée-Bissau. Il y a un djin familial, et c’est celui qui a plus de puissance qui s’occupe de lui. Il a son autel à l’entrée de la maison. On le nourrit avec du vin rouge tous les jours. Une fois pas an, on lui fait une fête, mais je dois changer mon prénom. Je communique avec mon grand-père car je porte son nom. Si je dois faire des sacrifices pour lui et que je ne le fais pas, il apparaît dans mes rêves pendant trois jours de suite ! Je ne dois pas voir la hyène et pas manger le serpent.
Sandrine : ça crée énormément d’obligations, mais tout ce monde-là est construit sur le fait qu’il peut y avoir des rattrapages. Des systèmes qui proposent énormément de ressources. Ca donne aux thérapeutes la possibilité d’activer plein de choses, par exemple face à un enfant autiste. Les invisibles passent leur vie à se rappeler à nous, alors qu’on n’a de cesse que de les oublier. Ca anime énormément les liens et ça active les familles.
• Kassia : je suis originaire des Philippines, mais j’ai plusieurs cultures en moi. Et puis, toutes les cultures traditionnelles se redécoupent entre les riches et les pauvres.
Sandrine : les cultures, ce n’est pas gravé dans un champ ancien et immuable, ça ne cesse d’évoluer. L’identité actuelle, c’est avec du multiple en soi. Quand on est métis, on apprend à vivre avec plusieurs cultures. Le risque, quand il y a du conflit, c’est d’être clivé et de penser que l’on va devoir choisir un camp contre l’autre.
• Christelle : si la famille doit être réunie (par exemple, pour le sacrifice du bœuf) et qu’il y en a un qui veut pas, que fait le groupe ?
Sandrine : on va essayer de comprendre pourquoi, l’écouter, savoir s’il ne serait pas un sorcier, c’est-à-dire celui qui attaque le groupe social.
• Sandy : je suis la première fille de mon père, la plus proche de lui avant sa mort, et ma grand-mère paternelle a des dons. Comme j’étais la plus rebelle, je me suis mis toute la famille à dos à partir de l’adolescence. Après que mon père soit décédé, je suis allée à mi-chemin de l’au-delà, et il m’a dit de revenir parce que mon heure n’était pas encore venue. Je sentais mon père toujours présent, traversant des pièces avec le peignoir que je lui avais offert. Ca m’a fait peur pendant longtemps. Mon premier fils porte son nom. Je communique toujours avec lui. Malgré les embûches, il me guide pour que tout se passe bien pour moi. Donc, c’est un lien bénéfique.
Sandrine : tu pourrais l’installer dans ta chambre. Aujourd’hui, c’est toi qui pourrais être le cœur rassembleur de la famille !
• Marisa : il me reste un souvenir très fort de mes 7-8 ans, dans un petit village des Antilles. Chaque fois qu’il y avait un mort, c’était nous qui étions chargés de tout le rituel. Il y en avait un de nous qui entendait l’esprit et qui nous disait s’il fallait aller vite ou pas !
Sandrine : le rituel dit la manière de couper le lien avec le mort. On ne fait pas son deuil en Afrique, on change les modalités du lien. Chez les Bakongo, quand un père ou une mère meurt, on lance au-dessus du cercueil pour que l’enfant puisse ne pas trop penser au mort.
• Abdel : si le mort a du pouvoir, pourquoi il n’utilise pas ce pouvoir pour rester vivant ?
Sandrine : il n’en a pas forcément envie, peut-être est-il content là où il est ?
Abdel : le monde invisible existe, mais il est pour nous ! Il y a des gens qui utilisent tout cela pour capter de l’argent.
• Pierre : dans le monde occidental blanc, masculin, il y a exactement les mêmes phénomènes. Je n’aime pas ce terme d’« ethnopsychiatrie » : il faudrait changer de nom, car ça nous emmène vers les cultures « autres ». Et puis, nous ne sommes pas dans des sociétés individualistes, mais dans des sociétés d’interdépendance.
Sandrine : je suis tout à fait d’accord. Aujourd’hui, on emploie plutôt l’expression « Psychologie géopolitique clinique ». Et c’est vrai que nous sommes des personnes attachées. On peut même avoir des attachements politiques. Bruno Latour propose un « Parlement des attachements » : tout ce qui n’est pas visible et dans lequel nous baignons.
• Renée : le sel, les tireuses de cartes, tout cela est aussi très important en Bretagne !
Sandrine : Jeanne Favret-Saada a travaillé sur la Mayenne. On a de quoi ré-enchanter notre monde.
• Benoît : tu n’as pas du tout parlé de conflit ?
Sandrine : il y a aussi des conflits énormes, par exemple sur la question de savoir « à qui appartiennent les enfants ? »
• Soshita : ces croyances ne peuvent-elles pas parfois conduire à de mauvais traitements sur les enfants ?
Sandrine : oui. Ca me rappelle un père soninké convoqué à l’école car son enfant n’avait pas le comportement voulu. Le père rentre chez lui, demande à l’enfant de ramasser un fil de fer électrique, et le frappe avec. Il est convoqué chez les policiers. Il ne comprend rien à tout cela, et se referme sur lui-même. Il faut se déplacer auprès de lui, s’appuyer sur son intention d’être « un bon père », le mettre en garde contre les comportements délictueux ou criminels.
Soshita : c’est vraiment dur d’être enfant dans ce monde-là !
Sandrine : oui, mais l’avantage, c’est qu’on a très envie de sortir de l’enfance !
• Myriam : être dans une culture universalisante, est-ce que ça ne produit pas politiquement du racisme ?
Sandrine : en tout cas, ça produit de l’impérialisme.
Jean-Paul : oui, mais c’est aussi cette culture-là qui produit l’ethnopsychiatrie.
Sandrine : oui, il doit d’ailleurs y avoir eu des liens avec des mouvements marxistes, les luttes anticoloniales.
• Dominique : je travaille avec des psychologues transculturels à Villiers-le-Bel dans le cadre de la « réussite éducative ». Quand l’enfant arrive à l’école, on lui enseigne « les valeurs de la République ». Si la pathologie vient du choc des cultures, comment peut-on travailler là-dessus ? Des groupes de réflexion en préfecture impulsent des formations à tout-va sur les valeurs de la République : ça me fout un peu les jetons !
Sandrine : la République demande un pacte qui est de renoncer à ces attachements antérieurs, c’est un prix cher payé ! Les migrants sont rattrapés par leurs invisibles. Il y a de la récalcitrance dans les liens antérieurs. Et ça ressort dans les consultations !
La conclusion de Sandrine
« La famille est ambivalente entre le positif et le négatif. Pour les Africains, l’endroit le plus dangereux qui soit pour eux, c’est leur famille. Sur le sida, la première hypothèse qu’ils faisaient, c’était que ça ne pouvait venir que de la famille. C’est à l’intérieur de la protection que ça s’est joué. »