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Roland Gori : « L’hygiène publique du corps social »

Professeur émérite de psychopathologie, psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages, Roland Gori est l’initiateur de l’« Appel des appels » qui réunit des professionnels du soin, de la santé, des travailleurs sociaux, des travailleurs de l’enseignement, de la recherche, de la justice, de l’information, de l’action culturelle… et a recueilli environ 90 000 signataires. Cet appel constate une liquidation des métiers au profit d’une culture du potentiel où chacun est interchangeable.

Il est notamment l’auteur de « La Santé totalitaire » (avec Marie José Del Volgo, Denoël 2005, réédition en poche Flammarion 2008 et 2014), « De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? » (Denoël, 2010), « La dignité de penser » (LLL, 2011), « La fabrique des imposteurs » (LLL, 2013), « Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? » (LLL, 2014).

Roland Gori a choisi de nous offrir une intervention un peu désordonnée, qui ne rentre pas dans une logique normée.

Dans le domaine de la santé, chaque professionnel doit aujourd’hui se montrer flexible et réactif aux exigences de la clientèle hospitalière, et il a été évoqué par exemple par le professeur Vallancien, chargé d’un rapport par Roselyne Bachelot, que 80 % des soins ne devraient pas relever de la compétence de médecins, mais de simples techniciens de santé.

Roland Gori a été chargé en 2003 de rédiger un rapport sur le thème de la pénurie de psychiatres. Une des questions à explorer était la possibilité de transformer des psychologues ou des infirmiers en psychiatres. Le problème du remplacement des médecins par d’autres corps de métier se pose pour de nombreuses autres disciplines : les gynécologues, les ophtalmologues, les généticiens…

En fait, l’existence des métiers constitue une résistance aux normes gestionnaires, prioritaires  désormais, devant le soin. La gestion est devenue, notamment avec le système de la tarification à l’acte, plus importante que la médecine. Quand Roland Gori a commencé sa carrière, la gestion n’était qu’un moyen au service de la médecine ; aujourd’hui, elle est devenue une fin en soi.

Pour le système universitaire, c’est la même chose : l’essentiel n’est plus désormais de dispenser un enseignement de qualité, mais de produire des articles scientifiques dans les revues les plus cotées, essentiellement anglo-saxonnes. C’est une façon radicalement différente de considérer le métier des universitaires. On en arrive à des aberrations : ainsi, on a trouvé dix dents d’hommes préhistorique dans le Rif oriental et un chercheur, pour exposer cette trouvaille, a rédigé dix articles, un par dent, ce qui lui a permis de décupler sa production d’articles et donc d’être mieux noté ! Ce qui compte, c’est la marque de la revue, pas la qualité de la recherche.

De la même façon, on peut aujourd’hui faire sortir un patient de l’hôpital entre deux actes médicaux, juste pour avoir du bonus dans le suivi tarifaire d’activité. On assiste ainsi à un conflit de loyauté entre l’éthique médicale et les modes de gestion imposés. C’est désormais le directeur de l’hôpital qui commande son établissement, comme une usine de production de soins.

Dans tous les secteurs, la logique est la même. Il faut tuer les métiers et instaurer une nouvelle manière de penser : la religion du marché. Il faut donc considérer l’acte médical comme un service purement financier. C’est la quantité qui prime sur la qualité. Ce dispositif de soumission sociale est librement consenti. On se tait et on produit les chiffres demandés.

« Le gouvernement, au sens ancien, a d’une certaine manière laissé la place à l’administration », écrivait déjà la philosophe américaine Hannah Arendt. Dans cette logique, la technique asservit les humains. L’artisan est devenu un prolétaire quand son savoir a été confisqué par le marché, il s’est alors transformé en instrument de l’instrument technique. Le lieu de la décision est désormais le mode d’emploi de la machine. De même, le rapport à la nature du paysan a été confisqué pour des exigences de production agricole, et les actes professionnels, artisanaux, du médecin, du chercheur, de l’enseignant, du juge, du journaliste, du travailleur social… ont été transformés en actions simplifiées de protocoles standardisés, de benchmarking.

On ne peut plus penser. Cela entraîne une servitude volontaire, nous sommes pris dans une chaîne de production où tous nos actes sont répertoriés. Nous sommes tous des agents et des produits du pouvoir. Dans ces conditions, la gauche peut toujours poser des « coussins compassionnels » pour amortir les chocs. Le vrai changement, ce serait d’investir pour la santé, l’éducation, la justice, et de changer le logiciel des évaluations.

Le mot « norme » vient de normal, équerre, droit, mais il contient aussi la notion qualitative de normalité. La norme est souvent présentée comme indiscutable.

Le pari qu’on peut améliorer l’humain n’est plus. On a transformé l’investissement humain en déficit. Nous sommes arrivés à une vision technique de l’humain, il faut passer par des canaux obligatoires, c’est la norme. Comme l’a dit Gilbert Simondon, ce n’est pas le travail à la chaîne qui produit la standardisation, c’est l’inverse.

Comme l’explique Max Weber, la forme de raison de la rationalité et du droit des affaires a évacué les autre formes de raison : les formes mythiques, la fiction, la culture… ne sont plus reconnues. Seule la rationalité technique, instrumentale, est reconnue.

Tout comme Ulysse a dû nier son nom et se faire appeler « personne » pour vaincre le cyclope, il nous faut nier l’humain. C’est la raison de la modernité : habileté et stratégie.

C’est en Occident que s’est développée cette forme de rationalisation car cette manière de « normer » est indispensable au développement des différentes formes de capitalisme. Les autres formes de rationalité, comme la morale ou l’éthique, se perdent. La quantité des normes apparaît massivement au 19ème siècle, avec la mise en place d’institutions de normalisation. Les fabriques sociales de contrôle et de surveillance des individus et des populations produisent du calibrage répondant aux besoins du marché et de la fabrique de l’opinion, liée à la logique de l’audimat journalistique.

Pour ce qui est de la psychiatrie, aucun n’élément majeur ne justifie le changement de savoir. C’est la nécessité d’une médicalisation de l’existence, nouvelle manière de gouverner, religion de la science, et l’extension des dispositifs de contrôle qui expliquent l’évolution de cette discipline. Désormais, on dit aux individus comment ils doivent se comporter pour bien se porter : au nom de la science, on vous dit combien de légumes vous devez manger et combien de fois faire l’amour par semaine pour être en bonne santé.

La psychiatrie est devenue l’hygiène publique du corps social.  En 1952, on comptait une centaine de troubles du comportement différents, 395 en 1994 et 400 en 2013. Même le deuil est normé : il doit répondre à certains critères et être évacué rapidement pour ne pas être jugé comme pathologique.

Entre 1979 et 1996, on compte sept fois plus de personnes déprimées en France : on assiste ainsi à une augmentation des diagnostics en réponse à la demande sociale d’idéologie sécuritaire. Entre 1985 et 1993, les diagnostics de phobie sociale, devenus « troubles de l’anxiété sociale », explosent : ils deviennent une nouvelle manière de diagnostiquer l’hypertimidité, ce qui conduit à une augmentation de 4 à 20 % des patients concernés par la prise de médicaments (notamment le Paxil, dont on cherche précisément à faire la promotion à ce moment). Voir le livre « Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions » de Christopher Lane.

De la même façon, on estime que 10 % des enfants américains souffrent de troubles d’hyperactivité et de l’attention. Une recherche a été conduite auprès de mille médecins et psychiatres sur les troubles infantiles de l’hyperactivité. Chaque praticien a dû examiner à l’aide d’une grille de critères quatre enfants dont un seulement souffrait réellement de troubles. Les résultats ont surévalué le nombre d’enfants hyperactifs. On s’est aperçu que les garçons étaient plus facilement taxés d’hyperactivité et que les femmes détectaient moins d’enfants atteints que les hommes. Ce résultat montre qu’il n’y a pas d’objectivité possible ni de standardisation intelligente du diagnostic.

En 2005, on a même été jusqu’à étudier en France les troubles de conduites chez les moins de trois ans comme prédictifs de délinquance à l’adolescence. Nicolas Sarkozy aurait d’ailleurs souhaité s’appuyer sur ces chiffres pour la loi sur la délinquance, ce que la lutte des professionnels a empêché.

Questions et débat avec les participants

Comment s’est déroulé le travail avec les enfants de moins de trois ans ?

Les critères pour détecter les enfants présentant des troubles de conduite hors norme étaient l’absence de remords, la froideur affective, la cruauté affective… Le principe était de poser un diagnostic suite à une liste de questions traitées de manière automatique, avec un traitement statistique des réponses qui copie la médecine.

En matière de dangerosité des patients, on s’est aperçu que l’avis des experts était deux fois sur trois inexact. Le Canada a utilisé d’autres moyens empruntés aux compagnies d’assurance, ceux du calcul de risques : on a alors parlé de probabilités de récidive, de comportements déviants, délictueux (âge du premier absentéisme scolaire, de l’usage des stupéfiants…). C’est ce qu’on appelle la psychiatrie actuarielle.

Le profil statistique d’évaluation des risques ne croit pas au pardon. Pourtant l’avenir ne peut être le simple reflet du passé ; cette conception n’est pas humaniste, elle montre l’atteinte profonde d’une société démocratique qui se veut humaniste mais qui remet les droits de l’homme en question. On ne croit plus à ce pari sur lequel on peut, grâce à la culture, l’éducation, la formation, changer le cours des choses pour un individu.

Autre exemple de l’impact des normes : la lutte contre l’hypertension artérielle : on a pu constater qu’un changement de la norme, abaissée de 1 point, avait fait tripler le nombre de patients à traiter.

Comment résister ?

Camus et Jaurès avaient ceci en commun qu’ils ne croyaient pas en Dieu, mais en l’idéal. Dans le discours de François Hollande au Bourget, il y avait aussi un souffle d’idéal politique.

Mais c’est l’amour et l’amitié qui permettent de résister, ainsi que les collectifs.

Aux Etats-Unis, c’est la pratique des délégués des associations de travailleurs qui a permis de survivre. C’est une question politique à défendre : la politique des métiers.

Par exemple, quand la culture fait place au divertissement, la partie est perdue.

Un mot sur FONDAMENTAL ?

Chaque forme de savoir est en rapport avec la forme du pouvoir. Des chercheurs en génétique ont même prétendu que le cerveau humain fonctionnait sur le même mode que le marché.

Comment expliquer cette évolution, en France comme aux Etats-Unis ?

On part des Etats-Unis dans les années 1980, avec Spitzer. Cela devient rapidement un business. Et on assiste bientôt à l’éviction de tous les professionnels de la psychiatrie qui se réfèrent à la psychanalyse. On forme de nouveaux psychiatres à cette manière de penser. S’ils veulent être reconnus, ils doivent s’appuyer sur cette base.

Toute recherche qui sort du cadre est abandonnée. On arrive à une langue technico-administrative, inhumaine.

Quelle évolution de la psychiatrie a eu lieu dans les années 60-70 ?

Des psychiatres se sont aperçus que leurs institutions étaient traumatiques et qu’il fallait qu’elles deviennent thérapeutiques. C’est ce qu’on a appelé le courant de la psychothérapie institutionnelle. Cette façon de penser a aussi été abandonnée. Pourtant, il faut à nouveau du temps thérapeutique, il faut une résistance politique, sauf à devoir tricher avec le système. 

 

Benoît Labbouz : « Les dégâts de l’agriculture intensive »

Benoît Labbouz n’est pas issu d’une famille d’agriculteurs. Il a fait des études d’ingénieur, puis s’est intéressé aux liens entre environnement et agriculture. Après plusieurs années de recherches, il vient de soutenir une thèse autour de cette question : « Comment  nourrir toute la planète sans abimer l’environnement ? » Il a donc lu beaucoup de choses sur ce sujet.

Quelques chiffres pour commencer

Benoît a tout de suite posé une autre question : « Pourquoi fait-on tous le même type d’agriculture,  qu’on appelle “agriculture intensive”, aujourd’hui ? ». Tout en ajoutant tout de suite que « ce n’est pas tout à fait vrai ». Car les chiffres viennent relativiser la part de l’agriculture intensive.

Sur 7 milliards d’êtres humains que compte la planète, 2,7 milliards vivent de l’agriculture (les paysans et leurs familles, mais aussi tous ceux qui travaillent dans les industries agro-alimentaires, par exemple dans le groupe Danone ou les poulets Doux), soit 40 % de la population mondiale. Sur tous ceux-là, on compte 1,5 milliard de paysans au sens strict. Et parmi eux, un milliard de paysans qui n’ont que quelques outils manuels, leurs mains et celles de leur famille, pour travailler. 250 millions seulement ont des animaux de traction, et 28 millions (2 % seulement de l’ensemble des paysans) possèdent un tracteur ou une autre machine. Conclusion : les gros agriculteurs ne sont qu’une toute petite minorité. Mais en France, où 3 % des personnes vivent de l’agriculture (celle-ci représentant d’ailleurs également 3 % de l’ensemble de la création de richesses nationale), la majorité des agriculteurs font de l’agriculture intensive.

Autre série de chiffres : 860 millions de personnes souffrent de la faim dans le monde (soit ils n’ont pas assez à manger, soit ils souffrent de carences alimentaires graves pour leur santé). Et 75 % d’entre eux sont des agriculteurs : 600 millions de paysans sur la planète ne gagnent donc pas assez d’argent pour se nourrir et nourrir convenablement leur famille. La faim dans le monde, c’est donc avant tout un problème de pauvreté. Deux milliards d’être humains sur la planète vivent en dessous du seuil de pauvreté, soit moins de deux euros par jour.

C’est quoi l’agriculture intensive ?

Benoît a essayé d’en donner une définition. L’agriculture intensive, c’est celle qui est pratiquée par des agriculteurs qui :

⁃  ont des machines (tracteurs, moissonneuses…) ;

⁃  utilisent des engrais (produits, chimiques le plus souvent, destinés à « nourrir » les plantes) ;

⁃  utilisent des pesticides (produits chimiques pour protéger les plantes des insectes, des parasites, des bactéries, des « mauvaises herbes »…) ;

⁃  utilisent beaucoup de pétrole et d’énergie (pour les tracteurs et pour fabriquer les engrais).

On l’appelle « intensive » parce que tout cela permet de produire beaucoup.

Ainsi, au 19e siècle, on produisait à peu près une tonne de blé sur un hectare de terre. Aujourd’hui, avec l’agriculture intensive, on peut produire dix fois plus. Et un seul travailleur peut cultiver jusqu’à 200 hectares. On produit donc beaucoup plus sur des surfaces beaucoup plus grandes.

 Comment en est-on arrivés là ?

Tout cela a commencé aux Etats-Unis, dans les années 1940.

Le vice-président américain de l’époque était en discussion avec le président mexicain. Au Mexique, les paysans souffraient de faim et commençaient à se révolter. On commençait à craindre que cela ne produise une révolution communiste, comme cela venait de se passer en Chine. Le gouvernement américain a proposé de mettre en place des programmes de recherche, financés par la Fondation Ford et la Fondation Rockefeller, pour développer et mettre sur pied une agriculture intensive au Mexique. C’est ce qu’on a appelé un peu plus tard la « révolution verte » : faire une révolution dans le monde de l’agriculture pour éviter une « révolution rouge » ! Autrement dit, que les paysans puissent avoir à manger et ferment leur gueule !

La première étape a consisté à normaliser les variétés cultivées. Historiquement, entre les années 1950 et maintenant, les trois quarts des variétés de plantes qui existaient ne sont plus du tout cultivées de nos jours. Dans les années 1940, on cultivait 300 variétés de maïs différentes au Mexique, il n’y en avait plus que dix vingt ans plus tard.

Cette normalisation du modèle de la « révolution verte » a également entraîné une standardisation des régimes alimentaires : 80 % de l’alimentation humaine est aujourd’hui composée de maïs, de blé et riz.

Une autre étape a été franchie dans les années 1980. Comme certains pays pauvres disposaient de vastes terres (en Amérique du Sud, par exemple), des groupes privés ont commencé à y acheter des terres pour produire moins cher : la main d’œuvre est environ dix fois moins chère au Brésil ou en Argentine qu’en France.

Mais cela pose beaucoup de problèmes. Car, en parallèle, il y a eu la libéralisation des marchés qui a eu des effets catastrophiques. Exemple : si l’on prend un paysan du Mali qui produit une tonne de riz sur un hectare. Il est désormais confronté à la concurrence des pays pratiquant l’agriculture intensive : ceux-ci arrivent à produire 2000 tonnes de riz, parfois avec deux ou trois récoltes par an. Résultat : un citadin de Bamako (capitale du Mali) va trouver du riz européen ou vietnamien moins cher que celui des petits producteurs locaux (même en comptant le coût du transport), et son choix va assez vite être fait ! Et s’il veut s’aligner sur le prix du riz acheté sur le marché mondial, le petit paysan malien sera ruiné.

Il y a aussi des effets négatifs sur l’environnement : la recherche de productivité maximale conduit à de grosses pollutions des sols et de gros dégâts sur l’eau. Par exemple, en Inde, les nappes phréatiques sont fortement polluées et l’eau devient impropre à la consommation.

Et la Politique agricole commune (PAC) ?

Si l’on prend l’exemple du blé, le coût du travail en Europe est tel qu’il faut compter 150 euros pour produire une tonne de blé. En Argentine, où l’on exploite les petits paysans sans terre, ça ne coûte que 50 euros, donc trois fois moins ! Et le prix d’échange sur les marchés internationaux est d’environ 100 euros la tonne (cela dépend bien entendu de la période !). Donc le propriétaire agricole argentin s’en tire bien (mais bien sûr, les paysans exploités n’y gagnent rien !). Mais pas l’agriculteur français. C’est, aujourd’hui, encore une des raisons d’existence de la PAC, Politique agricole commune, et une des raisons pour lesquelles les agriculteurs riches d’Europe font pression sur les gouvernements pour que cette politique européenne soit maintenue sous sa forme actuelle : les agriculteurs européens ont besoin des subventions européennes pour continuer à vendre leurs productions sur le marché mondial (donc moins cher que ce que cela ne leur coûte).

La PAC a été la première politique commune des six pays fondateurs du Marché commun. Dans les années 1960, la France a accepté les politiques communes concernant le charbon et l’acier à condition d’avoir aussi une politique commune sur l’agriculture. Deux principes fondent cette politique :

⁃  vendre prioritairement entre les pays membres ;

⁃  s’assurer qu’il n’y a pas trop de disparités entre les agriculteurs des différents pays membres.

C’est donc, à l’origine, « une politique de soutien aux agriculteurs pour qu’ils puissent produire bien et plein ».

Et il faut reconnaître que « ça a d’abord super bien marché ». Le principe, c’est que les Etats mettent leur contribution dans une grosse tirelire, celle-ci étant ensuite redistribuée  par Etat aux céréaliers, aux éleveurs et (un peu) aux maraîchers. Dans les années 1980, les céréaliers produisaient tellement qu’ils jetaient ou brûlaient carrément le blé excédentaire. La même politique se poursuit aujourd’hui mais elle est devenue très critiquable car « plus les gens ont de grandes surfaces, plus on leur distribue de subventions ! » Ce sont donc les grands céréaliers qui bénéficient le plus de la PAC alors qu’ils ont les conditions de production les plus faciles. Même si ça leur coûte 150 euros de produire une tonne de blé et qu’ils ne la vendent que 100 euros, avec la PAC, ils sont gagnants.

Des années 1950 à aujourd’hui, la population a doublé mais la production agricole, elle, a été multipliée par 2,5, ce qui a donc permis de répondre à ce doublement de la population.

Et la pollution ?

Il faut reconnaître que l’agriculteur moyen se préoccupe bien peu des questions d’environnement. Mais quand on lui parle de sa santé, ou de celle de sa famille, ça commence à lui poser question. C’est donc à partir des questions de santé que l’on peut aborder celles des pollutions.

Il faut d’ailleurs distinguer le « paysan », qui fait le lien entre la nature et ce qu’il va produire, et l’« agriculteur », qui raisonne en termes d’exploitation, de gestion, donc de productivité, et se désintéresse un peu de la nature.

Que mange-t-on aujourd’hui ?

Un tiers de la production agricole est aujourd’hui destiné à nourrir le bétail (maïs pour les bovins, soja pour les porcs…).

Pour les ruminants, il faut entre 7 et 10 calories de céréales pour produire une calorie de viande.

Pour les cochons et poulets, il faut 1 à 3 calories de céréales pour une calorie de viande.

Est-ce que ce serait mieux de consommer de la viande blanche au lieu de la viande rouge ? Pour la santé, « ça dépend », estime Benoît. Si on ne mange plus de viande rouge, les petits éleveurs n’auront plus rien : ils abandonneront et les paysages ne seront plus entretenus…

Est-ce que ce serait mieux de devenir carrément végétariens ?

Il est certain que l’élevage contribue à augmenter les émissions de gaz à effet de serre, mais l’agriculture ne représente que 15 % à 20 % de ces émissions. On peut donc chercher à économiser ailleurs, par exemple sur les transports. Bref, choisir la viande ou l’avion !

En fait, ce n’est pas le milliard de petits paysans qui pose problème, c’est l’agriculture intensive. Par exemple, dans les gros ranches américains, il fait 10 000 litres d’eau pour produire un kilo de bœuf ! Ce modèle d’agriculture intensive a normalisé les productions agricoles.

Comment ce modèle réussit-il à s’imposer ?

Cela passe notamment par le jeu de l’installation des paysans. Pour s’installer et pouvoir bénéficier de la mutualité sociale agricole et toucher des subventions européennes, il faut avoir officiellement le statut d’agriculteur. Donc passer devant une commission départementale qui regroupe un représentant du Crédit agricole, un représentant du préfet, un représentant du conseil général et un représentant de la chambre d’agriculture (celle-ci rassemble des professionnels, et est en contact direct avec le ministère de l’Agriculture, pour aider les agriculteurs à s’installer et leur donner des conseils).

Ces chambres d’agriculture ont un pouvoir énorme et leur conseil d’administration est élu à partir de listes présentées par les organisations syndicales de paysans. En France, la principale organisation, c’est la FNSEA qui a gagné toutes les chambres d’agriculture départementales sauf 5 en 2013 (le Calvados, la Charente, le Lot-et-Garonne, le Puy-de-Dôme et La Réunion). D’une manière générale, si quelqu’un veut s’installer en bio, le président de la chambre va être plutôt contre, et le Crédit agricole ne va lui faire aucun crédit. Résultat : il ne peut pas s’installer. Certains en viennent même à s’installer sans se déclarer. Bien sûr, la Confédération paysanne et des associations comme Terre de liens se battent pour installer des agriculteurs dans une logique alternative, mais cela reste minoritaire.

 

Que penser des labels ?

Les labels consistent à proposer d’autres normes, à partir de l’auto-organisation des producteurs eux-mêmes. Label rouge, Agriculture biologique, Agriculture raisonnée, AOC : leur point commun, c’est de distinguer certains produits du reste de la production mise sur le marché afin d’éclairer le consommateur.

Historiquement, le premier label a été AOC (appellation d’origine contrôlée), devenu depuis 2006 IGP (indication géographique protégée) pour harmoniser ce label à l’échelle européenne. Le point de départ, c’est la production vinicole dans le Vaucluse dans les années 1930 : les gens se sont rendus compte qu’ils consommaient un vin qui n’était pas produit localement.

Le principe est donc toujours le même : des producteurs se réunissent et définissent des critères pour pouvoir afficher tel ou tel label ou appellation. Ce cahier des charges doit être approuvé par le ministère de l’Agriculture. Si un producteur revendique une appellation sans respecter les critères du cahier des charges, il risque d’être poursuivi en justice.

L’AOC est-il toujours synonyme de qualité pour le consommateur ? En fait, tout dépend du cahier des charges. Celui du Comté, par exemple, est exigeant et rigoureux. Mais le Brie de Meaux peut être produit jusqu’en Lorraine. Et l’appellation « Camembert de Normandie » s’applique à tous types de fromages, même ceux produits avec du lait pasteurisé (et non du lait cru, moulé à la louche). En Normandie, les producteurs laitiers sont pieds et poings liés aux grandes coopératives laitières, par exemple Lactalis, qui a quasiment le monopole de la transformation et peut imposer des prix particulièrement bas (30 centimes le litre).

Une autre question est de savoir qui contrôle les labels. La labellisation a créé un gros business, avec des entreprises privées qui embauchent des ingénieurs agronomes et proposent à l’État d’assurer le contrôle des productions labellisées. L’État délégue le contrôle, mais il doit rester le garant de la qualité du label. Cette « privatisation » du contrôle fait qu’il se crée des groupes de pression, et qu’il y a parfois moyen de détourner le cahier des charges. Même dans l’agriculture bio, il y a eu quelques scandales autour des organismes certificateurs. De plus, tout cela a un coût pour le consommateur.

En conclusion, on peut dire que les labels sont souvent positifs, mais cela dépend notamment de la rigueur du cahier des charges initial.

L’internationalisation de l’agriculture

10 % à 15 % seulement de l’agriculture passe par le commerce international. Donc l’essentiel des productions sont toujours consommées localement. Cela n’empêche pas que les prix internationaux fixent en grande partie les prix sur les marchés locaux.

De plus, sur le milliard de petits paysans que compte la planète, une bonne partie participent quand même à la logique de l’agriculture intensive. Beaucoup se sont vus contraints à travailler dans de grandes exploitations de café, de coton, ou de canne à sucre… soit des cultures qui ne servent pas directement à leur alimentation. Dans les années 1980, la plupart des pays maintenaient le droit, pour ces petits paysans, à garder un lopin de terre pour produire les cultures vivrières nécessaires à nourrir leur famille. Mais les politiques d’ajustements structurels, imposées par le FMI et la Banque mondiale, ont cassé cette logique en libéralisant totalement l’agriculture. Ces petits paysans n’ont donc plus de lopin de terre pour leur alimentation, ce qui explique le nombre élevé d’agriculteurs qui souffrent aujourd’hui de la faim.

Second week-end de travail sur les normes

Les 14 et 15 décembre, a eu lieu le second week-end de travail pour le grand chantier de la compagnie NAJE sur le thème des normes. Les quelque 70 participants au projet se sont retrouvés au Centre d’animation Jean-Verdier dans le 10e arrondissement à Paris.

La compagnie Naje a reçu le samedi après-midi Ivar Petterson, anarchiste, humaniste, non violent et tapissier. Il nous a raconté l’anarchie à travers des bouts de son histoire et de ses actions. Nous avons improvisé quelques-uns de ses récits sous sa surveillance amicale et chaleureuse.

Son intervention s’est conclue par l’interprétation de l’un des membres du groupe (et entonnée par le reste) de la chanson de Léo Férré, « Les anarchistes ».

Petit à petit, les interrogations du groupe sur les normes se précisent, des réponses émergent… Prochain rendez-vous les 11 et 12 janvier : la compagnie NAJE recevra Philippe Robert, sociologue (normes sociales et déviances), Celia Daniellou, chercheuse (handicap et normalité) et Pierre Lenel, sociologie (normes sexuelles et de genre).