psychiatrie

Roland Gori : « L’hygiène publique du corps social »

Professeur émérite de psychopathologie, psychanalyste, auteur de nombreux ouvrages, Roland Gori est l’initiateur de l’« Appel des appels » qui réunit des professionnels du soin, de la santé, des travailleurs sociaux, des travailleurs de l’enseignement, de la recherche, de la justice, de l’information, de l’action culturelle… et a recueilli environ 90 000 signataires. Cet appel constate une liquidation des métiers au profit d’une culture du potentiel où chacun est interchangeable.

Il est notamment l’auteur de « La Santé totalitaire » (avec Marie José Del Volgo, Denoël 2005, réédition en poche Flammarion 2008 et 2014), « De quoi la psychanalyse est-elle le nom ? » (Denoël, 2010), « La dignité de penser » (LLL, 2011), « La fabrique des imposteurs » (LLL, 2013), « Faut-il renoncer à la liberté pour être heureux ? » (LLL, 2014).

Roland Gori a choisi de nous offrir une intervention un peu désordonnée, qui ne rentre pas dans une logique normée.

Dans le domaine de la santé, chaque professionnel doit aujourd’hui se montrer flexible et réactif aux exigences de la clientèle hospitalière, et il a été évoqué par exemple par le professeur Vallancien, chargé d’un rapport par Roselyne Bachelot, que 80 % des soins ne devraient pas relever de la compétence de médecins, mais de simples techniciens de santé.

Roland Gori a été chargé en 2003 de rédiger un rapport sur le thème de la pénurie de psychiatres. Une des questions à explorer était la possibilité de transformer des psychologues ou des infirmiers en psychiatres. Le problème du remplacement des médecins par d’autres corps de métier se pose pour de nombreuses autres disciplines : les gynécologues, les ophtalmologues, les généticiens…

En fait, l’existence des métiers constitue une résistance aux normes gestionnaires, prioritaires  désormais, devant le soin. La gestion est devenue, notamment avec le système de la tarification à l’acte, plus importante que la médecine. Quand Roland Gori a commencé sa carrière, la gestion n’était qu’un moyen au service de la médecine ; aujourd’hui, elle est devenue une fin en soi.

Pour le système universitaire, c’est la même chose : l’essentiel n’est plus désormais de dispenser un enseignement de qualité, mais de produire des articles scientifiques dans les revues les plus cotées, essentiellement anglo-saxonnes. C’est une façon radicalement différente de considérer le métier des universitaires. On en arrive à des aberrations : ainsi, on a trouvé dix dents d’hommes préhistorique dans le Rif oriental et un chercheur, pour exposer cette trouvaille, a rédigé dix articles, un par dent, ce qui lui a permis de décupler sa production d’articles et donc d’être mieux noté ! Ce qui compte, c’est la marque de la revue, pas la qualité de la recherche.

De la même façon, on peut aujourd’hui faire sortir un patient de l’hôpital entre deux actes médicaux, juste pour avoir du bonus dans le suivi tarifaire d’activité. On assiste ainsi à un conflit de loyauté entre l’éthique médicale et les modes de gestion imposés. C’est désormais le directeur de l’hôpital qui commande son établissement, comme une usine de production de soins.

Dans tous les secteurs, la logique est la même. Il faut tuer les métiers et instaurer une nouvelle manière de penser : la religion du marché. Il faut donc considérer l’acte médical comme un service purement financier. C’est la quantité qui prime sur la qualité. Ce dispositif de soumission sociale est librement consenti. On se tait et on produit les chiffres demandés.

« Le gouvernement, au sens ancien, a d’une certaine manière laissé la place à l’administration », écrivait déjà la philosophe américaine Hannah Arendt. Dans cette logique, la technique asservit les humains. L’artisan est devenu un prolétaire quand son savoir a été confisqué par le marché, il s’est alors transformé en instrument de l’instrument technique. Le lieu de la décision est désormais le mode d’emploi de la machine. De même, le rapport à la nature du paysan a été confisqué pour des exigences de production agricole, et les actes professionnels, artisanaux, du médecin, du chercheur, de l’enseignant, du juge, du journaliste, du travailleur social… ont été transformés en actions simplifiées de protocoles standardisés, de benchmarking.

On ne peut plus penser. Cela entraîne une servitude volontaire, nous sommes pris dans une chaîne de production où tous nos actes sont répertoriés. Nous sommes tous des agents et des produits du pouvoir. Dans ces conditions, la gauche peut toujours poser des « coussins compassionnels » pour amortir les chocs. Le vrai changement, ce serait d’investir pour la santé, l’éducation, la justice, et de changer le logiciel des évaluations.

Le mot « norme » vient de normal, équerre, droit, mais il contient aussi la notion qualitative de normalité. La norme est souvent présentée comme indiscutable.

Le pari qu’on peut améliorer l’humain n’est plus. On a transformé l’investissement humain en déficit. Nous sommes arrivés à une vision technique de l’humain, il faut passer par des canaux obligatoires, c’est la norme. Comme l’a dit Gilbert Simondon, ce n’est pas le travail à la chaîne qui produit la standardisation, c’est l’inverse.

Comme l’explique Max Weber, la forme de raison de la rationalité et du droit des affaires a évacué les autre formes de raison : les formes mythiques, la fiction, la culture… ne sont plus reconnues. Seule la rationalité technique, instrumentale, est reconnue.

Tout comme Ulysse a dû nier son nom et se faire appeler « personne » pour vaincre le cyclope, il nous faut nier l’humain. C’est la raison de la modernité : habileté et stratégie.

C’est en Occident que s’est développée cette forme de rationalisation car cette manière de « normer » est indispensable au développement des différentes formes de capitalisme. Les autres formes de rationalité, comme la morale ou l’éthique, se perdent. La quantité des normes apparaît massivement au 19ème siècle, avec la mise en place d’institutions de normalisation. Les fabriques sociales de contrôle et de surveillance des individus et des populations produisent du calibrage répondant aux besoins du marché et de la fabrique de l’opinion, liée à la logique de l’audimat journalistique.

Pour ce qui est de la psychiatrie, aucun n’élément majeur ne justifie le changement de savoir. C’est la nécessité d’une médicalisation de l’existence, nouvelle manière de gouverner, religion de la science, et l’extension des dispositifs de contrôle qui expliquent l’évolution de cette discipline. Désormais, on dit aux individus comment ils doivent se comporter pour bien se porter : au nom de la science, on vous dit combien de légumes vous devez manger et combien de fois faire l’amour par semaine pour être en bonne santé.

La psychiatrie est devenue l’hygiène publique du corps social.  En 1952, on comptait une centaine de troubles du comportement différents, 395 en 1994 et 400 en 2013. Même le deuil est normé : il doit répondre à certains critères et être évacué rapidement pour ne pas être jugé comme pathologique.

Entre 1979 et 1996, on compte sept fois plus de personnes déprimées en France : on assiste ainsi à une augmentation des diagnostics en réponse à la demande sociale d’idéologie sécuritaire. Entre 1985 et 1993, les diagnostics de phobie sociale, devenus « troubles de l’anxiété sociale », explosent : ils deviennent une nouvelle manière de diagnostiquer l’hypertimidité, ce qui conduit à une augmentation de 4 à 20 % des patients concernés par la prise de médicaments (notamment le Paxil, dont on cherche précisément à faire la promotion à ce moment). Voir le livre « Comment la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique ont médicalisé nos émotions » de Christopher Lane.

De la même façon, on estime que 10 % des enfants américains souffrent de troubles d’hyperactivité et de l’attention. Une recherche a été conduite auprès de mille médecins et psychiatres sur les troubles infantiles de l’hyperactivité. Chaque praticien a dû examiner à l’aide d’une grille de critères quatre enfants dont un seulement souffrait réellement de troubles. Les résultats ont surévalué le nombre d’enfants hyperactifs. On s’est aperçu que les garçons étaient plus facilement taxés d’hyperactivité et que les femmes détectaient moins d’enfants atteints que les hommes. Ce résultat montre qu’il n’y a pas d’objectivité possible ni de standardisation intelligente du diagnostic.

En 2005, on a même été jusqu’à étudier en France les troubles de conduites chez les moins de trois ans comme prédictifs de délinquance à l’adolescence. Nicolas Sarkozy aurait d’ailleurs souhaité s’appuyer sur ces chiffres pour la loi sur la délinquance, ce que la lutte des professionnels a empêché.

Questions et débat avec les participants

Comment s’est déroulé le travail avec les enfants de moins de trois ans ?

Les critères pour détecter les enfants présentant des troubles de conduite hors norme étaient l’absence de remords, la froideur affective, la cruauté affective… Le principe était de poser un diagnostic suite à une liste de questions traitées de manière automatique, avec un traitement statistique des réponses qui copie la médecine.

En matière de dangerosité des patients, on s’est aperçu que l’avis des experts était deux fois sur trois inexact. Le Canada a utilisé d’autres moyens empruntés aux compagnies d’assurance, ceux du calcul de risques : on a alors parlé de probabilités de récidive, de comportements déviants, délictueux (âge du premier absentéisme scolaire, de l’usage des stupéfiants…). C’est ce qu’on appelle la psychiatrie actuarielle.

Le profil statistique d’évaluation des risques ne croit pas au pardon. Pourtant l’avenir ne peut être le simple reflet du passé ; cette conception n’est pas humaniste, elle montre l’atteinte profonde d’une société démocratique qui se veut humaniste mais qui remet les droits de l’homme en question. On ne croit plus à ce pari sur lequel on peut, grâce à la culture, l’éducation, la formation, changer le cours des choses pour un individu.

Autre exemple de l’impact des normes : la lutte contre l’hypertension artérielle : on a pu constater qu’un changement de la norme, abaissée de 1 point, avait fait tripler le nombre de patients à traiter.

Comment résister ?

Camus et Jaurès avaient ceci en commun qu’ils ne croyaient pas en Dieu, mais en l’idéal. Dans le discours de François Hollande au Bourget, il y avait aussi un souffle d’idéal politique.

Mais c’est l’amour et l’amitié qui permettent de résister, ainsi que les collectifs.

Aux Etats-Unis, c’est la pratique des délégués des associations de travailleurs qui a permis de survivre. C’est une question politique à défendre : la politique des métiers.

Par exemple, quand la culture fait place au divertissement, la partie est perdue.

Un mot sur FONDAMENTAL ?

Chaque forme de savoir est en rapport avec la forme du pouvoir. Des chercheurs en génétique ont même prétendu que le cerveau humain fonctionnait sur le même mode que le marché.

Comment expliquer cette évolution, en France comme aux Etats-Unis ?

On part des Etats-Unis dans les années 1980, avec Spitzer. Cela devient rapidement un business. Et on assiste bientôt à l’éviction de tous les professionnels de la psychiatrie qui se réfèrent à la psychanalyse. On forme de nouveaux psychiatres à cette manière de penser. S’ils veulent être reconnus, ils doivent s’appuyer sur cette base.

Toute recherche qui sort du cadre est abandonnée. On arrive à une langue technico-administrative, inhumaine.

Quelle évolution de la psychiatrie a eu lieu dans les années 60-70 ?

Des psychiatres se sont aperçus que leurs institutions étaient traumatiques et qu’il fallait qu’elles deviennent thérapeutiques. C’est ce qu’on a appelé le courant de la psychothérapie institutionnelle. Cette façon de penser a aussi été abandonnée. Pourtant, il faut à nouveau du temps thérapeutique, il faut une résistance politique, sauf à devoir tricher avec le système.