Voyage à Chelles

Gaëlle Obiégly, écrivaine, est venue voir « Les galériens » au Théâtre de Chelles en 2006. Au retour, elle nous a envoyé ce texte. Plus tard, nous lui avons demandé de nous écrire les commentaires du défilé du spectacle « Faits minimes ? ». Une belle rencontre.

Je vais à Chelles, en banlieue parisienne, pour une expérience théâtrale.

Dans une lettre,  la penseuse Hannah Arendt a écrit cette phrase : « Nous n’abandonnerons jamais l’espoir. » ça fait parole de poète, un peu, ou parole de militant. Les poètes, ce sont des militants.

En France, le RER qui dessert les villes qui font peur s’appelle Eole. Eole se prend à la gare Magenta, c’est bien joli tout ça. On a supprimé les guichets avec des êtres humains qui vendent des tickets au profit de machines aux propositions fouillis, ces machines à écran avalent l’argent et crachent la marchandise. Mais n’abandonnons pas l’espoir.

Deux jeunes filles africaines essaient de comprendre ce qui est écrit sur l’écran de la machine. Il faut épeler le nom de la gare d’arrivée en appuyant sur des touches. Elles n’arrivent pas à le faire parce que, je crois, elles ne savent ni lire ni écrire, bien que sans doute scolarisées. L’une d’elles a un bébé. Ce sont des filles de moins de vingt ans, avec un bébé, qui ne savent pas comment aller quelque part. Non, n’abandonnons pas.

Les trains ont des prénoms. La gare est belle, avec une voûte à caissons de tissus gris moirés, des parois de cuivre dépoli, des lustres orange. Mais l’ambiance est crépusculaire. Des jeunes femmes disparaissent dans des chasubles, des voiles noirs. Un vieil homme arabe n’arrive pas à lire le tableau d’affichage des trains, il se fait aider. Entre temps, le train est parti sans lui. Celui qui va à Chelles, dans le département qui fait peur, arrive. Il a deux étages, des sièges neufs, gris anthracite et le reste est couleur saumon. En haut, au fond du wagon, deux garçons sont avachis et rigolards, l’un d’eux fume un joint. Ils règnent. Les autres passagers sont silencieux, droits, ils regardent par les fenêtres. Les deux types au joint commencent une partie de cartes, c’est peut-être à la belote qu’ils jouent. Il y en a un qui dit à l’autre qu’il est un bâtard, c’est le garçon d’origine maghrébine qui dit ça au Blanc d’origine inconnue. Ils rigolent tous les deux. J’ai de la sympathie.

Chelles, ça me fait penser à « she sells see shells on the see shore » qu’il faut dire de plus en plus vite sans bafouiller. Chelles, ça me fait penser à Brooklyn mais ça n’y ressemble pas du tout. J’avais, là-bas, marché très vite de la station de métro à un grand parc où une estrade avait été installée pour un spectacle désordonné ; des Noirs assis sur des chaises en plastique face à des Noirs chantant, et quelques Blancs, ça me plaisait beaucoup, je tapais dans mes mains. Entre la gare de Chelles et le théâtre de Chelles, il y a un parc à traverser. Dès le hall, on entend une voix venant de la salle. Dedans, ça a commencé. Il se joue quelque chose sur l’estrade et dans la salle.

Ira Cohen, le poète américain, écrit que l’imagination ne fait pas la poésie et que derrière chaque mot qu’il utilise il y a quelque chose qui s’est réellement passé. C’est une parole militante.

Le théâtre de l’opprimé s’empare de l’expérience tragique des dominés. Le mot de prolétariat on ne peut plus l’employer puisque le prolétariat n’existe plus. Il n’y a pas de travail, c’est tout. Sur scène, une dizaine d’acteurs sans costume (un pantalon noir, un maillot blanc) sont dans des situations de jeunes qui voudraient avoir un travail. Deux acteurs, en gris, interprètent les dominants, ceux dont le travail est de fournir du travail. En échange de ce travail, le patron reçoit un salaire. La main d’œuvre lui rapporte de l’argent. Pourtant, il prétend que le travailleur lui coûte. Ainsi, il obtient la compassion des gouvernants et parfois même il obtient la compassion des travailleurs. Le patron sollicite des aides du gouvernement qu’il obtient, sollicite des efforts du travailleur qu’il obtient, de la compréhension de la part du peuple qu’il obtient. Parce qu’il a presque tous les pouvoirs. Nous n’abandonnerons jamais l’espoir.

Sur l’estrade, on joue des fictions qui de ce qui se passe réellement. Dans la salle, le public connaît ces situations, il les vit. Les spectateurs sont assis sur des chaises en plastique, certains chahutent, bavardent pendant que ça parle d’eux sur l’estrade. La méthode du théâtre de l’opprimé ne cherche pas à intimider le spectateur. Il vaut mieux qu’il participe. A chaque instant, on peut interrompre l’action, le dialogue, monter sur scène, intervenir, dire que non ça ne se passe pas exactement ainsi, prendre la place d’un acteur, jouer son propre rôle, faire des propositions. A un moment, une femme monte sur scène parce qu’elle a sa version à donner. Avant de parler, elle prend la précaution de dire « euh, mais pardon, c’est utopiste ma proposition. » Sourires, applaudissements, nous l’écoutons avec intérêt.

Isidore Ducasse, ou Lautréamont, le poète français écrit que « la poésie doit avoir pour but la vérité pratique. »

Sur scène, pas d’acteur endimanché, d’actrice fardée, de texte ampoulé, pas de gestuelle chorégraphiée mais un propos, une situation, un enjeu, un échange, une vérité pratique – une vérité pratique, c’est-à-dire agissant sur la réalité.

Un vieil homme, avec l’air de Trotski, inspecteur du travail à la retraite, monte sur scène au moment où un jeune employé se fait renvoyer brutalement après avoir été dans des conditions de travail d’avant 1936. L’homme a traversé la salle, il s’assoit sur la scène, il explique comment on doit se défendre et qu’il ne faut pas abandonner l’espoir.

La compagnie NAJE intervient ce samedi 4 novembre 2006 dans la ville de Chelles, en Seine-Saint-Denis, où beaucoup d’habitants vivent des situations de travail précaires. Ces situations influent sur les situations amoureuses, familiales ; ces situations ravagent les âmes.

L’outil de la compagnie NAJE est la méthode du théâtre de l’opprimé : on analyse la réalité, on construit une volonté, on prépare à l’action concrète, on renforce la citoyenneté. Avec la méthode il s’agit de construire sa pensée et sa volonté. J’ai lu ça sur internet. J’ai lu aussi sur internet qu’Augusto Boal, un Brésilien, avait écrit Le théâtre de l’opprimé en 1971, après avoir pratiqué un théâtre de rue, populaire, contestataire. Les coups d’états de 1964 et 1968 au Brésil ont rendu impossible ce théâtre social considéré comme subversif. Augusto Boal a été torturé et contraint à l’exil. C’est en France qu’il a dû poursuivre son travail.

Une jeune femme antillaise prend la parole pour réfuter quelques idées ou croyances exprimées par le sociologue Stéphane Beaud assis seul sur l’estrade depuis la fin de la représentation. La jeune femme antillaise dit que la télé a un impact énorme sur les gens, elle parle des gens de son milieu, elle sait de quoi elle parle. Lui, il disait que non. Cette jeune femme dit que montrer le patron en abominable est facile et trompeur. Elle s’explique, elle se raconte, elle s’exprime – de sa place. Sa place est celle d’une femme noire ayant connu des conditions de vie et de travail difficiles, sa place est aussi celle d’une jeune chef d’entreprise. « J’ai fini, dit-elle, par monter ma boîte. »

Devant le théâtre, sur le parking, il y a un attroupement autour de trois hommes qui dansent. Au dessus d’eux passent, formant un « V » très haut dans le ciel, des hirondelles. Les hommes dansent et soudain tout le monde tape dans ses mains, en rythme.

Un beau chien au pelage épais est caressé par des vieilles qui traînent en bande dans les rues, près de la mairie. Le maître du chien leur sourie en tirant sur un mégot.

Des jeunes marchent en ligne, sur toute la largeur de la voie, avec les mains dans leurs poches arrière ; ça crée un effet visuel ; ils se serrent les coudes.

La gare de Chelles est en carton. A la mairie, un mariage musulman a été célébré.

Tous les gens ont l’air de se connaître. Les petites qui chahutaient pendant le théâtre sont silencieuses, sont immobiles devant les hommes qui dansent sur le parking. Au crépuscule, les grands frères viennent chercher les filles.

Dans le train pour Paris, il y a les acteurs. Ça modifie un peu les choses.

La compagnie s’appelle NAJE, ce sont les initiales de : Nous n’abandonnerons jamais l’espoir.

Gaëlle Obiégly, spectatrice, le 4 novembre 2006

 

 

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